Le dit de Lao
Vous craignez la mort. Les histoires de fantômes vous procurent des frissons délicieux. Voilà pourquoi vous venez vous asseoir, à mes pieds, dans un cercle parfait chaque soir. Vous êtes un auditoire très fidèle et je vous en remercie.
À cause de l’âge qui est le mien, la mort est comme une sœur jumelle. Nos rapports sont intimes, parfois tendus, mais il m’est impossible de me détacher d’elle. Je vous envie le voyage que vous ferez un jour vers les terres de l’Ouest, retrouvant vos aïeux et vivant dans une félicité tranquille pour toute éternité, ou jusqu’à la prochaine réincarnation. Je sais que mon temps viendra aussi, et que j’entreprendrai ce périple à mon tour, après avoir vu tant de vos frères et sœurs, mais aussi les miens, partir sur ces chemins, la peur au ventre ou l’esprit soulagé.
L’acte stupide de Son Altesse impériale le Prince Vertueux Kaecilius reporta sine die mon exploration des Terres de l’Oubli. Je me réveillai dans la maison de ses parents, à Alba, fatigué, mais en bonne santé. Le lit sur lequel je me trouvais était encore humide de mon sang. Ma tunique, elle aussi imbibée, avait commencé à se rigidifier et s’accrochait à ma peau, ce qui me démangeait. Même si ma blessure n’était plus qu’un souvenir, j’allais certainement garder une cicatrice. Je n’échapperai pas non plus aux douleurs que le fer stygien ne manquait jamais de laisser dans mon corps, comme une araignée qui pond ses œufs dans une blessure ouverte. Une odeur déplaisante semblait ne pas vouloir quitter mes narines. L’air était chargé de spiritus, de poussière et de mort, mais j’étais en vie et c’était ce qui m’importait le plus.
À mes côtés, Kaecilius dormait. Il avait la tête posée sur le lit, mais le reste de son corps gisait, vanné, à même le sol. Cette position ne convenait pas à un Prince de premier rang. Je le secouai, mais il ne réagit pas. Je vérifiai son pouls. Son spiritus était affaibli, mais son cœur vigoureux. Il s’en remettrait.
Son acte irréfléchi avait créé un lien entre nous. De quel type exactement, il m’aurait été impossible de le dire sans le tester. J’étais trop fatigué pour réfléchir à tout ce que cela signifiait, mais mon instinct me soufflait que rien de bon ne sortirait de cette affaire.
« Tu finiras par te faire tuer toi aussi, imbécile », lui dis-je, d’une voix éraillée.
Je le frappai mollement ; il n’eut aucune réaction.
Je laissai ma main sur sa taille. Entre l’éveil et l’assoupissement, j’écoutai le langage de son corps, la mélodie biologique de cette vie miraculeuse. C’était un Prince, peut-être le futur Fils du Ciel, mais à ce moment-là, il aurait pu être n’importe qui. Seule sa présence à mes côtés, cette proximité chaude, presque réconfortante, lui donnait de l’importance à mes yeux. Je pensai à d’autres corps chauds, qui étaient retournés à la poussière depuis longtemps ; je pensai à ce passé que je refusais habituellement de me remémorer. J’étais trop faible pour repousser les souvenirs. Kaecilius avait ravivé des émotions qu’il aurait mieux valu laisser, à défaut de s’éteindre, s’empoussiérer. J’ignore combien de temps nous restâmes ainsi, mais l’aube timide chassa la nuit et la lumière du jour pénétra la villa interdite, déterminée à en révéler tous ses secrets.
« Il est temps de partir, déclara Silvia, en entrant dans la pièce avec de la nourriture. Puisque tu n’es pas mort, nous ne pouvons pas t’abandonner. »
J’eus un rire silencieux, qui se termina en grimace quand une douleur s’éveilla dans mes entrailles.
Un fumet alléchant chassa l’odeur âcre qui empestait la chambre. La sœur de Kaecilius ne se donna pas la peine de se présenter, mais je n’avais aucun mal à la reconnaître. Je crus me souvenir d’une discussion enfiévrée en sa compagnie pendant que j’agonisais, le glaive encore en moi. Mais qui sait si je ne l’avais pas imaginée.
« Qui est ce nous ? voulus-je savoir.
— Eh bien, ta maîtresse et moi-même.
— Où se trouve-t-elle ? »
Elle eut un silence gêné.
« Je l’ignore. Elle était avec moi, puis elle a disparu. Elle est peut-être encore ici, ou elle est retournée à Fleur-Éclose. C’est un esprit libre. »
Distrait, je hochai la tête, comme si cette conversation était limpide. Pourquoi est-ce que rien n’était jamais simple avec ma Tillia ?
« Nous ne devrions pas nous attarder. Mon petit oiseau me dit que les gardes impériaux sont en chemin.
— Ton petit oiseau ? » répétai-je, sans rien comprendre.
Elle montra du doigt le moineau qui se reposait sur son épaule. Mais était-ce un oiseau ou un esprit incarné ? Dans mon état, il m’était impossible de le déterminer. D’ailleurs, je n’essayai même pas.
« Sophia Domitillia t’a promis la liberté. Si tu restes ici, l’Empereur finira par te récupérer.
— Les Domitillii ne laisseraient jamais passer une telle offense.
— Encore faudrait-il qu’ils apprennent que tu as changé de maître. Mon oncle ne te paraderait pas dans les rues, tu sais.
— Qu’est-ce qui me dit que tu n’as pas un projet similaire à celui d’Aelius ?
— Un esclave qui appelle le Fils du Ciel par son prénom… J’aurai tout entendu. Tu fais ce que tu veux. Je n’ai pas de temps à perdre avec toi. Je me fiche que tu sois le fameux Démon blanc.
— D’après ce que je vois, l’amabilité est un trait de famille chez les Hostiliani. »
Elle ignora ma remarque sarcastique. Il faut dire que la lassitude que j’éprouvais l’avait certainement émoussée : mon ton de voix était aussi morne qu’un paysage en hiver.
Je m’étirai le plus lentement possible afin de ne pas réveiller Kaecilius. Mes muscles étaient ankylosés. J’aurais pu croire que j’avais été affecté aux travaux des champs. Quand je voulus quitter la couche, les doigts du Prince Vertueux agrippèrent mes vêtements. J’examinai son visage ; il dormait encore. Il s’agissait certainement d’un réflexe de petit garçon. Je les détachai avec délicatesse, ne souhaitant pas réveiller cette tête d’âne, qui ne comprendrait jamais que je puisse défier un ordre de l’Empereur et me faire la malle.
Silvia m’indiqua où elle avait déposé les habits propres qu’elle était allée chercher.
« Cache bien tes cheveux sous ce bonnet surtout, et n’oublie pas de garder la capuche sur ton chef. Les vêtements sont longs à dessein afin que les manches recouvrent tes mains. Aucun morceau de peau ne doit être visible. Tu passes difficilement inaperçu. J’ai obtenu un faux passeport pour toi, ce qui nous permettra de voyager sans être inquiétés. Un véhicule fermé nous attend à deux rues d’ici. Nous devons quitter Alba sans attirer l’attention.
— Dis plutôt que tu veux voyager dans le plus grand des conforts.
— En ta présence ? Je doute que cela soit le cas. »
Elle quitta la chambre. Je me déshabillai le plus vite possible et enfilai ces robes qui, à défaut d’être de grande qualité, n’avaient aucune tache de sang ni trou. J’ignorai où elle les avait trouvées, mais je devais ressemblaient à ces lépreux que l’on trouve sur le bord des routes et qui effraient aussi bien les vivants que les morts.
« Ma foi, c’est tout à fait moi. L’effrayant Démon blanc », murmurai-je, tout en grignotant une galette de pain chaude qu’elle avait placée à côté des habits.
Allai-je vraiment abandonner Kaecilius pour m’enfuir avec sa sœur ? N’était-ce pas vouloir échapper à la pluie pour se heurter à la grêle ?
En mon for intérieur, j’essayai de clarifier la situation dans laquelle je me trouvais. Je devais me tenir le plus éloigné possible du Palais des Harmonies et de l’Empereur tant que ma Tillia ne serait pas de retour. Après tout, j’étais la raison de l’union entre ma maîtresse et Kaecilius. Si cette dernière persistait à disparaître à chaque fois que nous nous rapprochions d’elle, il ne faudrait pas longtemps avant que l’Empereur ne décide de régler la situation de manière expéditive. L’âge ne semblait pas lui avoir enseigné la patience. Si Silvia Hostiliana avait raison, je finirais dans les geôles impériales et n’en sortirais pas avant qu’une génération ne se fût écoulée. Au moins.
Il était peut-être temps que je courre un risque afin de retrouver ma liberté. Pouvais-je utiliser les querelles intestines de la famille impériale à mon avantage ? Le plus sage aurait été de garder mes distances avec tout ce beau monde. C’était bien suffisant de devoir supporter les conflits entre Domitillii en temps normal. Mais comme j’étais encore affaibli, je ne pourrais pas quitter Alba sans l’aide de Silvia. Les gardes de l’Empereur me retrouveraient avant même que je n’atteigne la Porte septentrionale de la Paix-Ascendante.
Par ailleurs, il n’était pas improbable que tout ceci fasse partie d’un plan concocté par ma Tillia. S’il était vrai qu’elle avait conspiré avec la sœur de son futur époux pour empêcher une union que personne ne désirait, il y avait de fortes chances qu’elle nous rejoigne en chemin.
L’éternité est moins longue en ta compagnie, ma Tillia, mais parfois j’aimerais que tu ne joues pas avec moi.
Je pliai mes habits souillés et les posai sur la table en bois d’ébène à côté de moi. Je remarquai alors la présence d’un rouleau à moitié ouvert. Par curiosité, je le pris entre mes mains et le déroulai entièrement.
Il s’agissait d’une encre sur soie, qui représentait un paysage traditionnel. Au pied d’une grande montagne boisée, il y avait une villa de campagne à l’architecture opulente. Peut-être une des demeures fastueuses des Hostiliani. Dans la cour de la demeure, l’artiste, allant à l’encontre de toute la tradition picturale serienne, avait ajouté un personnage féminin. Habituellement, les paysages sur soie étaient vides de toute présence humaine, même quand, comme dans celui-ci, le peintre ou la peintresse décidait de représenter une villa. Les couleurs des robes de cette femme m’étaient familières. Je rapprochai la soie de mon visage afin de mieux voir. La surprise me fit lâcher le rouleau qui produisit un bruit mat quand il percuta le bureau.
Les mains tremblantes, je saisis de nouveau l’encre sur soie et réexaminai cette femme, qui s’anima pour me faire un signe de la main.
« Par les Petits Dieux Mouillés des Sources, Sophia Domitillia Acea, tu n’as pas osé ! »
Puisqu’un changement radical dans le flux du spiritus pouvait parfois produire ce genre de mirages, je clignai des yeux pour vérifier que je n’hallucinais pas.
Mais tout ceci ressemblait trop à ce que pouvait faire ma maîtresse pour que je continue de douter. Je n’étais pas victime d’hallucinations ou d’une imagination trop fertile : ma Tillia était allée trouver refuge dans une peinture.
Pourquoi ? Comment ? Je n’eus pas le temps d’investiguer davantage. Silvia était déjà de retour.
« Est-ce que tu as pris ta décision ? Souhaites-tu demeurer avec mon frère ou m’accompagner ? »
Je lui adressai un sourire poli pendant que, l’air de rien, je glissais la peinture dans ma manche.
« Je pense que ma maîtresse nous retrouvera en chemin, remarquai-je.
— C’est aussi mon avis, répondit Silvia, qui s’était dirigée vers son frère, sans me prêter la moindre attention. Elle m’a dit vouloir absolument rencontrer ma mère. »
Elle se pencha pour poser un baiser sur le front de son frère.
« S’il n’était pas aussi têtu, je l’amènerais avec nous, mais son intransigeance serait capable de nous coûter la vie. Il veut maintenir l’Harmonie entre le Ciel et la Terre coûte que coûte. C’est un idéaliste.
— C’est le propre de la jeunesse, remarquai-je en me rapprochant d’eux.
— Il voulait rester neutre, mais, au final, il est devenu le chien le plus fidèle de mon oncle. Le pire, c’est qu’il sera lui aussi sacrifié. Peut-être plus tôt qu’il ne le croit. »
Sa main caressa la joue de Kaecilius. Un sourire énigmatique flottait sur ses lèvres. Elle se releva et m’ordonna de la suivre. Sans un regard pour celui qui m’avait sauvé la vie, je m’exécutai en silence.
Nous n’eûmes aucun mal à quitter la villa sans être repérés. Malgré ma fatigue, j’utilisai de nouveau la petite comptine que j’avais chantonnée la veille pour m’assurer que personne ne nous arrêterait. Quand nous fûmes installés à l’intérieur du véhicule, à l’abri des regards, je m’assoupis aussitôt.
Je ne me réveillai que bien plus tard, au moment même où nous passions sans aucune difficulté la Porte du Bonheur Advenant. Le trafic à cet endroit était souvent congestionné. La situation n’avait pas changé en deux siècles. Je m’apprêtai à me rendormir quand une conversation attira mon attention.
« Mais voyons, c’est absurde, déclara une femme au fort accent albien.
— J’t’assure que c’est vrai. Je tiens l’info’ de la Vieille Labia, celle qui vend les gâteaux au miel au Carrefour des Quat’ Voleurs.
— Arrêté pour trahison ? Notre bon prince Kae ? Ma p’tite l’a croisé un jour. C’est le noble le plus beau de l’Empire, qu’elle dit. Depuis, elle refuse le mariage, car elle croit qu’elle pourra l’épouser tantôt. Je la laisse rêvasser, elle a même pas dix ans. Mais dans deux printemps, si c’est toujours pas passé, elle va se prendre quelques coups de pied au cul.
— Eh ben, s’pourrait qu’il soit plus en vie dans deux ans. Il a été escorté jusqu’au Palais des Harmonies. Certains disent qu’il portait même des fers aux mains et que deux gardes devaient le soutenir, car il était incapable de marcher. »
Je rouvris mes yeux. Silvia Hostiliana observait ma réaction, impassible.
« On peut faire confiance à la rumeur publique pour circuler plus vite que la Poste impériale. Qu’est-ce que je te disais plus tôt ? L’Empereur n’hésite jamais à sacrifier ses chiens.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? » demandai-je.
Elle soupira.
« Continuer mon chemin, évidemment. »
Elle frappa la paroi qui nous séparait du conducteur.
« Plus vite, cocher ! » ordonna-t-elle.
Pendant quelques secondes, elle garda le silence, pensive, puis, d’une voix dans laquelle perçait une certaine tristesse, elle déclara :
« Je déteste avoir raison aussi facilement. »
Elle ne révéla pas ses pensées plus avant. Je m’abstins de partager les miennes. Ma main alla caresser le rouleau que j’avais toujours dans mon autre manche. J’avais effectué ma mission et retrouvé ma maîtresse. De ce point de vue, j’avais même suivi les ordres d’Aelius à la lettre. J’étais libre de quitter Alba comme bon me semblait.
Évidemment, l’affaire n’était pas pour autant conclue. Je devais trouver un moyen de faire sortir ma Tillia de cette peinture. De gré ou de force. Le plus vite possible, de préférence. Je ne serais jamais affranchi si elle continuait de jouer à l’amatrice d’art.
Quant à Kaecilius, si sa sœur se moquait de son sort, qu’aurait pu faire le simple esclave que j’étais ? Nous avions accompli notre mission. Si nous avions contracté quelques dettes l’un envers l’autre, elles avaient été honorées. Il ne me devait plus rien. Je ne lui devais plus rien.
Je fermai les yeux afin de me reposer, mais la somnolence qui s’était abattue sur moi quand je m’étais assis sur ce coussin moelleux n’était dorénavant plus qu’un souvenir. Sous mes paupières restaient gravés le visage endormi de Kaecilius et ses doigts accrochés à mes robes.
Je pestai en mon intérieur. Le voyage allait être long. Pour m’occuper, je sortis le Démon blanc en figurine que j’avais emporté avec moi et, prétendant être l’enfant qu’avait été Kaecilius, je me mis à jouer avec.
Août 2020 - août 2021
Bref...
Quel cliffhanger !
J'ai vraiment beaucoup apprécié ce premier arc. Tu es arrivé à construire un univers très solide, et des personnages détestables que l'on se prend à aimer. Ce fut une belle découverte pour moi.
Bravo !
Et merci :)