Génocide

Par Rachael
Notes de l’auteur :  (Version modifiée)
Et on prend des notes !
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Carnet de Djéfen

Pourquoi sommes-nous ici ? Ou plutôt, la bonne question : pourquoi cherche-t-on à faire revenir le père d'Arthen ? Pour accéder aux secrets de la technologie des spatiaux ? Est-ce pour cela qu'ils sont partis, pour protéger ces secrets ? Mais de qui ? Quand même pas d'un seul individu ? Nous en avons discuté plusieurs fois, sans parvenir à rien. Il y a tant de choses qui nous échappent, tant d'informations qui nous manquent... Une seule chose nous met d'accord : quand nous aurons réussi à rentrer chez nous, nos parents respectifs nous devront quelques explications !

****

Arthen dut attendre une journée de plus pour sa première leçon d'histoire. F'lyr Nin voulait prendre le temps de mettre en ordre la chronologie dans sa tête, et de se préparer. Pendant leur excursion quotidienne, elle était restée silencieuse, inquiétant son ami, qui aimait bien la voir s'animer quand elle commençait à se libérer de l'emprise du neutre :

- Tu ne dis rien. Ça ne va pas ?

- Je ne suis pas obligée de vous faire la conversation ! avait-elle grogné peu cordialement.

- C'est que d'habitude, était intervenu Djéfen perfidement, dès que tu te sens mieux, on ne peut plus en placer une. J'ai entendu plus de noms et de descriptions de plantes depuis que je suis ici que durant ma vie entière : pittosporum par ci, spharoptis par là...

- Sphaeropteris, pas spharoptis ! Je perds mon énergie et gâche ma science avec toi. Ce sont les belles fougères géantes que tu aimes bien, en plus !

Elle l'avait fusillé du regard. Djéfen avait levé les mains en signe de paix. Il s'était un peu radouci depuis quelque temps, après avoir compris ce que traversait l'oiselle.

- Si on ne peut plus se moquer un peu ! Il n'y a qu'Arthen qui ait le droit à l'humour ?

Un détail énervant avec F'lyr Nin : ses plumettes ne trahissaient rien. Difficile de voir si elle était embarrassée. Alors qu'Arthen, lui, portait ses sentiments sur son visage, rougissait, palissait, transpirait dès qu'une émotion forte l'étreignait. Il l'enviait pour cela... et pour son infernale assurance. Là, elle avait tiré la langue et répondu :

- Je prépare mon cours d'histoire, si tu veux savoir ! Alors, laissez-moi réfléchir. Si vous voulez bavarder, partez donc un peu devant. Vous n'avez qu'à accélérer, un entraînement supplémentaire ne peut pas nuire à Djéfen !

Arthen s'était vaguement demandé ce qu'elle allait leur concocter. On n'enseignait pas l'histoire à l'école, on ne s'intéressait qu'au présent et à l'avenir. On leur décrivait le monde qui les entourait, description dans laquelle les nazgars et surtout les alters figuraient comme des ennemis à éviter. Avec F'lyr Nin, la vision serait forcément différente...

****

Le soir, elle leur intima de l'attendre dans la bibliothèque. Ils avaient finalement élu domicile après le repas dans cette pièce d'où personne n'était venu les déloger. L'ambiance colorée et un peu désordonnée qui régnait là contrastait avec le reste de la maison, où tout était immaculé, vide, froid, même en dehors des chambres. Murs blancs partout, rares meubles blancs eux aussi, chaises et canapé blancs dans le petit salon. C'était peut-être censé provoquer un effet apaisant, mais les enfants trouvaient plutôt cela déprimant. Dans la bibliothèque, au contraire, les étagères multicolores et les livres éparpillés donnaient une impression de vie réconfortante ; ils aimaient jusqu'à l'odeur de papier et de vieille encre. Ils appréciaient aussi le confort des fauteuils, faits d'une espèce de caoutchouc moelleux qui se moulait à leurs formes. Sans parler de leur couleur orange... orange vif !

Justement, Arthen et Djéfen attendaient, chacun enfoncé dans un fauteuil, que F'lyr Nin apparaisse. Ils se sentirent tout de suite au spectacle : l'oiselle portait un masque qu'elle avait confectionné elle-même, en dessinant les traits d'un homme-chat sur du papier. Craignant des ennuis, Arthen espéra qu'elle n'avait pas pris son matériau dans un de ces livres antiques qui les entouraient. Le masque comportait deux trous pour les yeux ; elle l'avait attaché derrière sa tête par une ficelle ou un élastique. Mhm, non, pas un homme-chat, c'était une femme-chat, bien sûr, se corrigea Arthen. Elle avait choisi des vêtements moulants ; on apercevait une écharpe, entortillée savamment, sortant de l'arrière de son pantalon pour simuler une queue. Ses yeux orangés n'étaient pas fendus comme ceux d'un félin, mais en revanche le garçon se rappelait avoir vu des chats avec exactement cette couleur de pupille.

- Mesdames et messieurs, attaqua-t-elle d'un ton théâtral, je vais vous conter l'histoire de Ch'laem Ful, une des premières femmes-chat de notre monde.

Elle esquissa une révérence, et termina par un geste gracieux du bras pour inviter les applaudissements de son public. Arthen s'exécuta sans réticence, imité par Djéfen, un sourire amusé aux lèvres.

- Je suis née voici plus de deux mille cinq cents ans, commença-t-elle d'une voix enjôleuse. Mais je suis un peu chatte, alors j'ai bonne mémoire. Mes arrière-arrière-grands-parents étaient des humains normaux, et même bien ordinaires. Ils étaient venus au monde à une époque où leurs contemporains achevaient de percer les secrets de la vie, et croyaient parvenir à s'améliorer eux-mêmes. C'est ainsi que mes arrière-arrière-grands-parents sont devenus un peu félins, pour voir la nuit, où pour accroître leur souplesse. Le firent-ils pour leur propre compte, ou pour mieux servir ceux qui les employaient ? Je ne l'ai jamais su. À leur génération, cela ne se remarquait pas. Ce n'étaient que des changements invisibles, à l'intérieur des briques microscopiques avec lesquelles sont construits les individus. Ce qu'ils ignoraient, c'est que leurs enfants, et les enfants de ces enfants naîtraient, eux, avec des modifications apparentes.

Elle virevolta, entraînant son simulacre de queue dans le mouvement, et demanda, exactement de la même façon qu'à Arthen, quelques jours plus tôt :

- Vous me trouvez jolie ? Moi, je suis née chatte, ou panthère ; c'est selon mes humeurs. Je jouis d'une vue perçante, et je suis plus souple que le meilleur gymnaste humain ; j'ai aussi un pelage fin sur tout le corps, une queue, et des yeux de félin fendus.

Il fallait quand même l'imaginer ! F'lyr Nin ne ressemblait en rien à un chat. Pourtant, Arthen comprenait qu'elle n'ait pas choisi une femme-oiseau. Ç'aurait été trop... personnel. À défaut d'être chatte, elle possédait en revanche un talent de conteuse évident. Si elle le disait, on pouvait bien se laisser emporter, et y croire...

- Tout cela ne plaît pas aux hommes, reprit-elle avec un miaulement geignard, à ceux qui se proclament les vrais humains, à ceux qui ne sont pas modifiés. Ils nous traitent de monstruosités, de caricatures offensant le créateur, le seul, l'unique, Dieu. Ils veulent nous chasser, et même nous éliminer, pour revenir à une espèce inaltérée. Les plus fanatiques d'entre eux appartiennent à la confrérie des purs, ils nous ont appelés les « souilleux ». Je crains que ce nom ne devienne le nôtre désormais, déversant sur nous l'opprobre et le blâme.

Elle fit le gros dos, mimant l'effroi. Arthen jeta un coup d'œil vers Djéfen. Il était captivé, lui aussi.

- L'an dernier, ils ont passé une loi, interdisant aux gens comme nous de se reproduire. Comment vont-ils la faire respecter ? En stérilisant toutes les femmes de force ? En tuant les petits enfants qui n'auraient pas dû naître ? J'ai peur maintenant. Ils n'ont même plus besoin de nous. Pour remplacer ceux d'entre nous qui possèdent des capacités particulières, ils ont fabriqué des êtres artificiels, esclaves à l'intelligence réduite, adaptés à un usage, et impropres à engendrer une descendance. Ils les appellent les non humains, les nonnuhs, pour bien montrer où se situe la limite. J'ai bien peur que pour eux, pour tous ceux qui ont eu la chance de ne pas subir de modifications, nous soyons devenus des non humains nous aussi.

Elle attrapa un plaid qu'elle avait posé au sol en arrivant, et s'en couvrit, se cachant jusqu'au visage. Elle marcha en rond autour de la pièce, le dos voûté telle une vieille femme fatiguée, puis revint se placer devant eux.

- J'ai peur, miaula-t-elle, je vais partir, quitter la ville, comme d'autres avant moi. Comment survivre autrement ? Un jour, ils nous massacreront tous. La confrérie des purs a appelé au génocide, la semaine dernière. Il faut débarrasser le monde des créatures du diable, ont-ils dit. Ils ont tué mon fils, mon si doux chaton. Que faire, à part s'enfuir et se cacher ? Peut-être ailleurs trouverons-nous la paix et la possibilité de vivre sans peur ?

F'lyr Nin était dissimulée sous sa couverture, courbée par le poids du chagrin. Elle glissa comme une ombre vers la porte et disparut.

Elle réapparut deux secondes plus tard et parla encore, derrière son masque, le plaid sur les épaules.

- Et c'est ainsi que tous ceux dont les ancêtres avaient été modifiés ont été tués ou se sont enfui. Les descendants de ceux qui ont survécu ont perdu leur culture, ont régressé au niveau de primitifs, vivant en bandes, luttant pour subsister, se cachant de tous, dans les coins les plus reculés de cette terre. Mais tous ont gardé le souvenir de leur bannissement, et beaucoup haïssent les humains. Depuis la grande chute, des humains rescapés ont été recueillis dans les tribus, où ils sont souvent exploités, considérés à peine mieux que des esclaves. Tout cela est de leur faute, ou plutôt de celle de leurs ancêtres. Tant pis pour eux, il faut bien que quelqu'un paie !

Un silence suivit. F'lyr Nin rejeta sa couverture, enleva son masque, puis elle salua, triomphante, d'une révérence gracieuse. Les deux garçons se mirent à applaudir.

- Wouah ! Ça s'est vraiment passé comme ça ? questionna Arthen. Je croyais que les alters avaient fait des choses terribles, pour qu'on les exclue comme ça ?!

- Mais non, qu'est-ce que tu crois ? Les humains rejettent tous ceux qui sont différents, asséna-t-elle avec amertume. Et ils ne les ont pas exclus, Arthen. Ils les ont massacrés !

Le garçon hocha la tête, encore un peu sceptique :

- Tu es sûre ? fit-il d'une voix un peu étranglée.

Elle hocha la tête :

- Mais oui ! Ils ne sont pas jolis jolis, vos ancêtres... Mais ça s'est vraiment passé comme ça... C'est la règle. J'invente les personnages, et leur vie, mais tous les faits historiques sont réels. Vous n'apprenez pas l'histoire comme ça, chez vous ?

- Ah, non ! s'écrièrent les deux amis en cœur, ravis de passer à un sujet plus léger.

- De toute façon, précisa Djéfen, ce n'est pas la priorité, dans nos cours. On nous enseigne des choses beaucoup plus pratiques, comme la technologie, l'agronomie, la chimie...

- Tu veux dire que c'est votre façon de faire des cours d'histoire, au village ? le coupa Arthen

- Tous les enfants se rassemblent dans la grande salle communale, autour du feu, et un adulte raconte et mime pour eux.

- Mhm, tu nous en donneras d'autres, des leçons ? demanda Arthen.

- Je ne sais pas, il faudra que tu sois gentil avec moi... ronronna-t-elle, rendossant son rôle de chatte.

- Je suis toujours gentil avec toi ! se récria le garçon, prenant la phrase au premier degré.

- Miaoooouuh, dit-elle en lui tirant la langue avec moquerie. Bien sûr que j'en donnerai d'autres. C'est trop drôle de vous voir pendus à mes lèvres comme ça !

Arthen rougit. Il s'était encore laissé avoir. Quand ce n'était pas Djéfen, c'était F'lyr Nin. Trop naïf, voilà son problème ! Mais à force, ces deux-là allaient finir par le dépouiller de sa candeur.

****

Aussitôt le spectacle terminé, F'lyr Nin vint s'asseoir sur les genoux d'Arthen, à la grande surprise de celui-ci. Elle soupira bruyamment :

- Hmm ! J'ai fait de gros efforts pour toi ce soir. Parler m'a fait mal à la tête, et je ne veux pas prendre les médicaments que l'intendant a déposés pour moi dans ma chambre. Un massage me détendrait.

La panique brouilla un instant les sens d'Arthen. Il se sentait dépassé par la familiarité de l'oiselle ; qui plus est, sa compétence en massage était proche de zéro. Il lança un regard à Djéfen pour lui demander de l'aide, mais celui-ci, narquois, le laissa en plan ; pire, il quitta la pièce en déclarant qu'il allait dormir.

- Eh, je ne vais pas te manger ! soupira F'lyr Nin en s'appuyant contre lui. Fais ce que tu peux, ce sera toujours mieux que rien.

Elle était molle et abandonnée dans ses bras, probablement un peu fiévreuse. À moins que sa température corporelle soit naturellement supérieure à celle d'Arthen ?

Il commença timidement à effleurer les côtés de son visage. Elle était douce et tiède, le contact sous ses doigts agréable. Son odeur aussi ; elle était si proche de lui qu'il sentait un parfum de plume chaude, comme celui des oreillers de la maison. Il enfouit le bout de ses phalanges dans sa chevelure et appuya un peu, par légères pressions et rotations. L'oiselle poussa un soupir de satisfaction.

- Je me rappelle comment on fait, murmura le garçon avec soulagement, redécouvrant un talent qu'il avait oublié. Ma mère m'a montré autrefois.

Cela faisait remonter des souvenirs... des souvenirs anciens de soirées au coin du feu, quand, petit garçon de cinq, six ans, il plongeait ses mains entières dans les cheveux d'Oanell, jouait avec leur masse et leur souplesse, et ressortait les doigts chargés des parfums de sa mère.

Arthen arrêta son massage sans même s'en apercevoir. Sa famille lui manquait tant. Oanell et Siohlann, que faisaient-ils en ce moment ? Où étaient-ils ? Le cherchaient-ils ? Mais comment ? Personne ne pouvait savoir où ils avaient été emmenés.

Arthen serra F'lyr Nin contre lui et étouffa un sanglot. Elle vint poser ses doigts frais sur ses yeux humides.

- On reviendra chez nous, t'en fais pas, chuchota-t-elle. On trouvera un moyen. Tous les trois. Ensemble.

 

 

 

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