Le valet céda à l’urgence. Derrière l’enfant, une forme sombre reposait sur le trottoir. Il se pressa vers la masse. C’était une jeune fille. Un ruisselet de sang coulait de ses lèvres. Il glissa ses grands bras autour du corps lâche qu’il souleva sans peine, le mena à sa chambre et l’étendit délicatement sur la couchette.
- Il faut faire venir un docteur, on doit la sauver. Elle est morte? pleurait Gwion
- Mon pauvre, les médecins ne courent pas les villages et la ville la plus proche est à plusieurs heures de cheval. Ton amie ne peut être déplacée. Ses parents, où sont-ils? Nous devons absolument les ramener à son chevet, son pouls est faible… je crains que la petite…
- Nous pouvons surement faire quelque chose ?
- Hum… Peut-être le rebouteux, Ledret? À cette heure, il doit trainer autour du Pot Potin…
Gwion courait vers la taverne. Il courait en repensant à la chute d’Anna, au bruit de son corps s’écrasant sur le sol; son bras pendouillant sans vie, sa jambe pliée dans un axe impossible.
La porte se fracassa contre le mur. Un joueur de cartes en perdit son chapeau qui roula comme une toupie sur la table, révélant un As caché. Un adversaire, outré par la tricherie démasquée, se leva en repoussant sa chaise avec violence. Un tavernier chavira contre le dossier projetant le contenu d’un bock au visage d’un client. Un colosse de deux mètres essora la bière de sa moustache et émergea de son tabouret tel un cachalot, couvrant la salle de son ombre menaçante. Tous les regards se tournèrent vers Gwion.
- Ledret? Est-ce que le rebouteux Ledret est à la taverne ce soir? Il se tenait droit à l’entrée et espérait trouver le guérisseur.
- Je suis Ledret, répondit le gorille moustachu prêt à bondir.
- J’ai besoin de vous pour une urgence, monsieur. Vous devez venir rapidement. Le rebouteux but un grand coup d’eau-de-vie au goulot, reboucha la bouteille et suivi Gwion vers la sortie.
- Gwion? Monsieur Ficher venait de surgir de l’ombre, blanc d’angoisse. Dis-moi qu’il n’est rien arrivé de grave à Anna.
*
Le rebouteux tenait Anna comme une poupée entre ses mains de géant. Il évaluait, concentré, les ecchymoses et les hématomes qui couvraient son corps: son épaule et ses côtes pourpre foncé et sa jambe brisée en deux morceaux créant un angle préoccupant. Les deux chevilles, rompues par le choc, étaient annelées de rouge.
Gregor Ledret avait pratiqué mille métiers. Sa grande force physique et son sang-froid l’avaient prédisposé aux interventions délicates. Il avait rebouté plusieurs animaux boiteux en tant que garçon de ferme, arraché des dents gâtées au service du forgeron et replacé les membres disloqués des ouvriers de la mine. Dernièrement, pour éviter la disette, il s’était rendu à la foire du bourg pour offrir ses dons de renoueur. La combine lui avait rapporté quelques centaines de francs, mais il avait dû fuir la ville, accusé par un médecin de charlatanisme. Il espérait se trouver du travail et s’installer au village.
Il n’avait jamais pratiqué son art sur un patient aussi amoché. Les grandes taches violacées sur son corps… Des organes internes étaient atteints. Cette pauvre fillette n’allait pas passer la nuit.
- Et puis Ledret? Pouvez-vous la réchapper? Le valet, monsieur Fisher et Gwion attendaient la réponse autour de la dépouille d’Anna.
- Votre fille… elle est cassée de l’intérieur. Le foie s’est tordu, les poumons sont fourchés, le cœur s’est dépendu… et son ossature… tout un côté s’est déployé.
- Pouvez-vous essayer? Juste essayer? Gwion avait empoigné le colosse par le bas de la chemise. Elle respire encore, on ne peut pas la laisser s’éteindre comme le phare.
Fisher déposa la main sur l’épaule du garçon.
- Quelques fois Gwion, on doit laisser les plus belles flammes s’évanouir. Ledret, pouvez-vous redresser la petite, nous serons auprès d’elle jusqu’à son dernier souffle.
Le valet de chambre et Monsieur Fisher se placèrent de chaque côté d’Anna pour la maintenir fermement. Le gaillard tira sur les chevilles cassées pour les rebouter. Il rectifia la jambe brisée, redressa les côtes, réintégra l’épaule. Il réassembla le squelette fragile, comme une porcelaine précieuse. Anna reconstruite ressemblait à une automate inactivée. Gregor battit l’air d’un grand drap cendré qui se déploya, se déposant sur la silhouette allongée.
- Merci Messieurs. Vous avez fait ce que vous pouviez. Laissez-nous maintenant.
Le rebouteux et le valet quittèrent la chambre, navrés.
Fisher et Gwion, seuls avec Anna, n’osaient pas interrompre ce moment d’étale, appréhendant ce dernier soupir où elle affalerait les voiles.
Un rayon de soleil piqua le nez du garçon. Monsieur Fisher dormait toujours, la tête entre les bras, sur le matelas. Anna scintillait dans la brillance de l’aube, cadavérique. Gwion se pencha vers la défunte, elle semblait si apaisée. Il lui déroba le baiser qu’elle ne lui avait jamais offert.
- C’est pour le savon la cocotte. Adieu.
- Est-ce que je peux comprendre ce que tu fais? marmonna Anna entre ses lèvres embrassées.
- Aaaaaah ! Gwion poussa un terrible mugissement de peur qui alarma tout le village. Ses doigts s’étaient crispés sur le linceul qu’il mâchouillait de stupéfaction.
- Qu’est-ce que vous avez tous les deux? demanda la revenante. Gwion et Monsieur Fisher qui s’était réveillé semblaient avoir aperçu un fantôme.
- Ne… ne bouge surtout pas et fermez-là tous les deux, ordonna monsieur Fisher en se levant. Il contourna le lit et barricada la porte au nez du valet de chambre qui accourait à la rescousse du crieur.
- Tout va bien, Monsieur? questionna le domestique en se collant l’oreille sur la cloison.
- Nous aimerions être seuls… s’il vous plait. C’est ce pauvre garçon. Il a… il a du mal à contenir ses émotions. Monsieur Fisher s’adossa contre l’entrée le cœur battant.
- Mais, tu es censée être… morte, chuchota Gwion en attrapant la jambe d’Anna qu’il animait comme un pantin dans des va-et-vient circulaires.
- Lâche-moi, tu m’agaces, espèce de détraqué.
Elle envoya son pied au visage de Gwion qui tomba sur le derrière, épaté. Le membre ne comportait aucune blessure, aucune contusion et il était parfaitement fonctionnel.
- C’est un miracle, tout le village doit l’apprendre : Gregor Ledret est un saint ! Non nous devons le chanter dans toute la commune et….
- Chuuutt, silence que je vous ai demandé, grogna le vieux. Vous ne comprenez pas, ce n’est pas un miracle… il regardait la fillette assise, les pattes pendantes, s’étirant comme un félin. En fait oui, c’est un prodige, mais Ledret n’en est pas l’auteur.
- Anna, tu as des souvenirs de ta chute d’hier?
- Oui, bien sûr. J’ai perdu conscience? C’est ce qui vous rend si nerveux? Vous n’avez pas retrouvé le balai? gazouilla-t-elle.
- Tu as chuté de dix mètres et tu t’es écrasée en morceau dans la ruelle, rétorqua Gwion insulté par son indifférence. Nous, on croyait simplement que tu étais morte. Tu n’as plus une égratignure !
- Tout va bien, Monsieur? Vous désirez que je convoque le prêtre…insistait le valet.
- Non ! Non merci nous allons libérer votre chambre, encore quelques minutes, Monsieur…
- Écoutez, nous devons sortir Anna d’ici, sans attirer les soupçons… pas question d’être pris avec une miraculée à la maison encore moins avec une sorcière. Tous les illuminés du pays risquent d’accourir. Tu étais crevée. Tu restes crevé ! dépêche-toi de couvrir la couchette avec le drap. Monsieur Fisher fit étendre Anna dans le linceul et l’emballota serrée, de la tête au pied.
- Meu, mais j’étouffe, rouspéta l’énergique cadavre en se débattant comme une crevette.
- Tu ne bouges pas. Gwion, tu prends les pieds, je m’occupe de la tête.
- Hi hi, tu me chatouilles, le cocon remuait dans tous les sens.
- Anna, arrête de grouiller et de rire, tu es un macchabée, les morts, ça ne bouge pas, s’impatientait Gwion en rigolant.
- Maintenant mon garçon, tu dois cacher ce sourire niet… tu es accablé par la perte de ton amie, ça te revient?
Gwion luttait pour reprendre son rôle de pleureur, mais il était si exalté. Elle vivait, elle riait. Elle riait ! Un grand éclair douloureux foudroya sa joue, ses yeux se remplir de larmes.
- Voilà, c’est mieux. Maintenant, allons-y, décida monsieur Fisher la main gifleuse encore bourdonnante.
Le cortège de comédiens passa sous le nez du valet de chambre bouleversé par la chute dramatique de la scène. Ils progressèrent solennellement dans la ruelle. Gwion, au passage, se pencha pour ramasser le balai, le glissa sous son bras et le traina comme le safran d’un voilier, marquant un long sillon derrière l’escorte.