J’avais 14 ans. C’était la première fois que je quittais la France, la première fois que je prenais l’avion. Le collège avait organisé un voyage scolaire pour l’Angleterre, normalement réservé uniquement à ceux qui avaient une option supplémentaire sur l’anglais, mais grâce à une annulation de dernière minute et mon père travaillant dans ce même collège, j’avais eu ma place. Je partais donc pour une semaine, en compagnie de ce garçon qui représentait tant pour moi. C’était si inattendu que nous étions tous deux excités comme des puces. Nous parlions de l’aéroport, d’où nous allions nous asseoir dans l’avion, puis de ce que nous voulions voir à Londres. Il m’avait assuré qu’il tenait à s’acheter un véritable parapluie anglais, peu importe son prix. Quant à moi, je n’espérais rien de plus que de passer du temps avec lui.
L’aéroport était très stressant. Quitter mon père le fut plus que ce que j’aurai pu prétendre. Je collais une étrange amie qui pouvait d’un jour sur l’autre m’aimer ou me détester. Elle était aussi angoissée par le départ, alors j’imagine qu’elle n’avait pas à cœur de me rejeter, ce jour-là. Quand je le vis, je courus vers lui en traînant ma grosse valise roulante. Un petit bruit en écho se faisait entendre alors que les roues rencontraient les rainures du carrelage. Ce n’était qu’un petit caillou dans l’étang : le vacarme de l’aéroport m’assaillait par tous les côtés.
L’immensité du bâtiment, les sons de toutes sortes, les mouvements de foule, je m’en souviens comme d’une agression à mes sens. Une violence commune à tous, mais qui me laissait totalement démuni. Je voyais tout comme un gigantesque tableau, incapable de faire une vue d’ensemble qui pouvait faire abstraction de l’inutile. Comme si, pour une raison qui m’échappait, tout devait être important et pris en compte, bien que ce soit impossible. Cet effort mental m’épuisa très vite. Comprenant que je n’en menais pas large, il prit sur lui de me gérer même si c’était son premier voyage à lui aussi. Il me donna des écouteurs en empoignant ma valise et mes papiers d’identité. Reconnaissant, je mis très fort une seule musique, espérant réduire l’impact de ce qui se passait autour de moi. Mon iPod choisit pour moi cette chanson qui tourna en boucle pendant des heures : la version acoustique de « Hearts Burst into Fire », de Bullet for my Valentine.
Les guitares sèches étaient énergiques, me permettant de suivre ce garçon à leur rythme, mais également apaisantes. Et pendant deux heures, c’est ce que je fis. Il parlait pour moi, il donnait mes papiers pour moi, il gérait les valises pour moi. Je n’avais plus qu’à me contenter de le suivre comme un personnage non joueur dans un jeu vidéo. Je ne réfléchissais plus. Je ne me souciais plus de rien. J’avais juste à marcher près de lui, et entendre un peu de loin le léger impact répété des roues sur le carrelage. Et de n’être concentré que sur cette tâche simple fit disparaître le monde. Je n’étais plus agressé. Je n’étais plus exposé. Je flottais sur un petit nuage, tout paraissait cohérent, mécanique. On passait les tapis roulants, les portiques, sans aucun souci. Tout semblait comme glisser. Je me laissais porter. Les guitares me poussaient en avant, sans jamais s’arrêter.
Mon amie aperçut ma mise en boucle et me railla de ne pas me lasser de la même chanson pendant deux heures. Je ne pense pas lui avoir répondu. Parce que tout aussi bizarre que ce fut, dans cet aéroport dont je n’arrivais plus à voir filer le temps, je me sentais mieux. Il me soutenait en portant ma valise. Il me regardait avec un sourire maladroit. Je ne pouvais plus me sentir mal.
C’était ironique, d’écouter durant un voyage une chanson qui parle de rentrer à la maison. Pendant les heures d’avion, Matt Tuck continua de chanter les mêmes paroles. Pour remercier ce garçon, je lui avais laissé la place près du hublot, lui qui avait tant voulu observer le ciel au décollage. Bientôt, la fatigue se mêla à la tranquillité et ce fut très sûrement au décompte des temps que je m’endormis sur son épaule. Il ne prit même pas la peine d’éteindre ma boucle. Il savait que plus qu’une drôle de lubie, c’était un besoin que j’avais pour procéder mes sentiments.
Quand j’écoute de nouveau cette chanson, aujourd’hui, je revois cet immense aéroport, son carrelage, son plafond vitré. Mais ce qui est étrange, c’est que dans ma tête, il est entièrement vide et silencieux. Comme si ce garçon et moi étions seuls au monde à cet instant-là. J’ai beau savoir que c’est faux, il m’est impossible de le rappeler autrement. Et même si lui n’avait pas entendu ce titre ce jour-là, ce fut en me tendant les écouteurs qu’il me permit de me créer une bulle si imperméable qu’elle effaça la foule de mes souvenirs. Les musiques sont comme des peintures, et par ce geste il fut le peintre qui transforma mon angoisse au point de déformer ma mémoire pour y composer un tableau bien plus agréable. Et même en sachant qu’il n’est pas réel, je continuerai de le chérir en faisant semblant. Nous étions seuls au monde, ce jour-là.