Je suis parti à l’heure la plus fraîche, la rosée pointait à peine. Le soleil ne dépassait pas encore de moitié l’horizon que je rejoignais la caravane de Caecilia Pomponia près de la porte Montagne. Sur le pied de guerre bien avant la rumeur solaire, la cheffe marchande m’a accueilli avec son excentricité habituelle et sa gestuelle à suer au cœur de l’hiver. En pareil instant, elle rendait le temps coupable d’un bien mauvais mensonge quant aux malheurs inhérents à l’âge. Cette chaleur humaine m’a arraché un franc sourire. La marchande a profité de ma lenteur matinale pour me moquer gentiment des bons mots que nous lui connaissons depuis toujours. Joueur, je lui ai rétorqué plusieurs piques sur sa longévité ; et après une fausse moue boudeuse partagée, nous avons ri de concert. L’œil chagrin, elle m’a présenté ses condoléances et m’a embrassé comme un fils. Elle regrettait de n’avoir pu assister à la cérémonie. Je l’en ai remerciée en notre nom à tous.
D’une bien étrange façon, j’ai franchi l’enceinte d’Arpa d’un pas plus léger que je ne l’imaginais. Toutefois, l’émotion était présente, palpable. Dès les premiers milles, notre enfance m’a accaparé l’esprit ; joies, peines et mystères emmêlés. Cette nostalgie étreint encore mon cœur. Pour tout t’avouer, ma vue se brouille à la rédaction de cette lettre. Mes larmes attisent et apaisent à la fois, la douce mélancolie propre à la rupture ; une rupture aux mille visages. Cependant, une curieuse excitation s’y dispute en plus d’une solitude. Mes émotions tourbillonnent ; je les laisse m’emporter, car à la fin des fins, elles se contredisent et se conjurent. Ainsi que Pathie nous l’a enseigné, « l’esprit s’équilibre au terme ».
Je ne suis pas le seul à profiter du confort et de la sécurité vendus par Caecilia. En tout, nous sommes trois voyageurs à louer ses services. Philos, un vieil homme taciturne, un Rhocque d’après son nom et son accent ; Lucius Strabo, un garçon de notre âge, citoyen de Vale par la naissance, qui rêve de poésie et d’une renommée dorée ; et bien sûr, moi-même.
Notre trio s’accompagne d’un second à l’allure plus orageuse. Pour ces hommes, les pièces de cuivre cheminent en sens inverse, car Titus, Volus et Quintus sont mercenaires de métier. À leur parler, ils appartiennent à des provinces situées au nord de Vale. Titus et Volus, compagnons inséparables, m’ont paru fort sympathiques au premier abord. Durant les milles avalés sous nos pieds aujourd’hui, ils n’ont pas caché leur curiosité quant aux raisons de notre voyage à Philos, Lucius et moi-même. Le vieux Rhocque les a ignorés de façon fort impolie en marmonnant pour lui-même quelques durs phrasés dans sa langue natale. Cependant, avec Lucius qui déborde d’enthousiasme, nous avons abondamment échangé tous les quatre. Notre troisième et dernier homme d’armes, Quintus, s’est révélé insaisissable. Discret dans son pas, il partait souvent en reconnaissance pour vérifier la route, que l’on ne tombe pas dans quelques pièges tenus par des bandits ou un pauvre hère gagné de folie.
Bien sûr, à nous six, il faut ajouter Vala Pomponia, la petite-fille de Caecilia. Je ne doute pas un instant de ta surprise, car la mienne a été totale. La cheffe marchande n’a pas manqué un fin trait d’humour pour décrire ma bouche béante. L’illusion du savoir est une rude leçon d’humilité, cher frère. En tous les cas, Vala s’illustre en digne héritière de sa parente, tant par ses qualités évidentes propres à son métier, qu’à ce talent familial pour amorcer un rire sans que celui-ci effrite trop l’égo du sujet. Enfin, notre compagnie se clôture par Caecilia elle-même, un robuste bœuf et une carriole pleine à craquer de généreux produits nés dans notre province d’Olrinie.
Je souhaiterais t’en raconter davantage, la matière ne manque pas ; mais la fatigue alourdit déjà mes sens. Mes muscles, tout endoloris de notre marche sous le soleil impitoyable, me rappellent la quotidienne promesse faite dans ma lettre précédente. Il est plus que temps de contraindre l’esprit aux besoins du corps.
Il me faudra atteindre la cité d’Imnos pour t’envoyer ce billet, si bien qu’il ne t’arrivera pas seul. Ainsi, tu n’auras pas la frustration de patienter une journée entière entre chaque lettre. Le récit de mon périple devrait en être que plus appréciable.
J’emporte dans mon bagage l’Histoire Valaine de Temezos. Cette œuvre a souvent réconforté mes insomnies par le passé. Imaginer les derniers Sang-d’Or de Lyor débarquer sur les côtes de la Péninsule et fonder les premières cités de l’Altium m’apaise. Comme à mon habitude, je pleure à la lecture de l’épopée des Jumelles Fondatrices de Vale, Valia et Velia ; leur ultime querelle, animée d’un coup de sang, m’émeut autant qu’elle m'effraie.
Les sirènes de la Singularité perdent de leur charme lancinant quand mon esprit vagabonde d’épopée en épopée. Leur chant se délite sous les promesses de mon imagination. Il m’est ainsi plus aisé de l’ignorer ; je profite pleinement de ce bref instant où s’allège mon tourment.
Et puis, il y a aussi ma Nuit. Bien sûr.
Bien à toi, mon frère.
Route du Couchant.
IV, Solstice Doré, soir.