II . Entrée en Ville

Par Eldien

    La cité était peu visible de là où Carssa se trouvait. Ses quatre côtés, aussi droits et inflexibles que ses habitants, montaient en pente forte, rendant suicidaire toute tentative d’escalade. Plantés au sommet de ce bloc impressionant, des bâtiments de pierre et d’acier se dressaient fièrement face aux plaines grisâtres, comme défiant la nature de venir combattre la cité. Pour y pénétrer, les voyageurs devaient se présenter à l’une des portes attendant au centre de chaque côté. Ces panneaux de métal gigantesques, que seuls les forgerons Keltiens étaient capables de créer, toisaient les voyageurs de leur immensité écrasante. Ils dépassaient même les murs qui à eux seuls suffisent à donner le vertige.

Carssa se souvenait avoir fait des cauchemars la première fois qu’elle était entrée dans une ville Keltienne. La chaleur écrasante, l’air sec et cuivré asséchant les yeux  des voyageurs les moins préparés , le rougeoiement infernal des forges visibles partout en ville comme une nuée d’yeux brillants vous épiant sans ciller. 

Pour la énième fois depuis le début de son périple, la jeune femme se demanda pour quel raison elle venait là. Un frisson la parcourut. Hésiter ne servait plus à rien, elle était arrivée.  

 Elle approcha des portes de la ville d’un pas lourd, ses chaussures émettant un petit tintement sonore à chaque pas sur les plaques de métal dont était constitué le sol. Plus efficace que n’importe quel système d’alarme, remarqua-t-elle.

« Qui va là ? » cria une voix. 

Le son provenait d’un corps de garde perché à mi-hauteur de la muraille, solidement enfoncé dans le mur de pierre grisâtre jouxtant l’entrée.  

-L’armée de Maerosa en personne pardi, s’exclama la voyageuse d’un ton fatigué, presque sérieux. Une tête d’homme légèrement trop jeune pour être garde apparut dans l’unique fenêtre allongée du bâtiment. Le jeune homme devait à peine avoir atteint sa majorité et présentait un air si grave et outré qu’elle faillit éclater de rire en le voyant.  

-Si vous désirez entrer dans not’belle ville, vous feriez mieux d’éviter ce genre de blague, M’dame. Certains se sont vu refuser l’entrée pour bien moins que ça ! Vous êtes seule ? dit le jeune garde d’un air guindé qui ne parvenait toutefois pas à dissimuler sa surprise de la voir débarquer ainsi. Quelles affaires vous attendent à Tredor ?  

-J’ai fait le chemin seule, effectivement. Je viens rendre visite à un vieil ami. J’ai reçu une lettre il y a quelques lunes me pressant de venir. Dois-je faire demi-tour ? Tredor serait une de ces cités qui brise la règle de demande d’asile?  

Son ton impérieux eut raison de la rigidité du garde, qui, après un instant d’hésitation, agita un bras maigrelet dans sa direction.  

- Allez-y, passez ! Mais prenez garde à ...

La fin de la phrase se perdit dans le bruit de la porte à roulement qui s’ouvrait. Les plaques pivotaient sur des gonds approchant la taille d’un homme debout, glissant avec si peu de bruit qu’elles paraissaient flotter.

Le rougeoiement des forges devint presque aussitôt perceptible, tandis que la surprenante odeur de fumée, de viande cuite et de poivre, lui chatouilla les narines. La chaleur, quant à elle, était plus tolérable que dans ses souvenirs. Peut-être était-ce la différence entre une ville-forge récemment construite et la capitale de la contrée ? Qui sait, peut-être cette ville-ci lui réserverait-elle davantage de surprises... Une chose était sûre, les artisans étaient aussi talentueux ici que dans la capitale. Sans aucun doute, les Keltiens étaient les meilleurs forgerons du royaume.  

Elle se rendit soudain compte qu’elle était restée à admirer l’ingénierie de l’immense porte en action et que le garde lui faisait toujours de grands gestes, l’encourageant à entrer au plus vite.  

« Je ne sais pas ce qui le presse autant, pensa-t-elle. Il n’y a personne en vue jusqu’à l’horizon. Et ce n’est pas demain la veille qu’une armée tentera de passer ces murs... »

 

Le cœur lourd, aussi épuisée que rassurée, Carssa pénétra dans la ville. 

L’effervescence de la rue la saisit dès qu’elle atteint les premiers passants. Un flot pressé de chariots, de soldats et d’artisans parcourait la large avenue qui l’accueillait dans Tredor, trop occupé à leurs tâches respectives pour prendre le temps de lancer des regards surpris à la voyageuse solitaire. 

La nouvelle venue, quant à elle, détaillait déjà la ville si différente de la capitale Keltienne qu’elle connaissait. De larges bâtiments composés d’une roche volcanique poreuse et soutenus par d’épaisses poutres d’acier mêlées s’alignaient le long de la rue principale. L’artère, après avoir grimpé en pente douce au niveau des murailles, plongeait maintenant vers le cœur de la ville. 

Face à elle se dévoilait toute la cité en un panorama surprenant. Quatre artères perpendiculaires aux murailles soutenues par d’absurdes échafaudages métalliques plongeaient dans la cité, emportant avec elles les bâtiments en direction de la plaque vibrante de couleur du lac qui se trouvait en son centre.  

Si sa disposition imitait celle de la capitale, la ville devait être composée de quatre quartiers distincts : le Quartier commerçant, le Quartier résidentiel, le Quartier des artisans et les Forges. D’après les insignes qui l’entouraient, la jeune femme se trouvait dans le premier, et après avoir marché quelques minutes dans la file des passants, Carssa ne lui trouvait pas de grande différence avec ce qu’elle avait déjà connu : des échoppes en tout genre vendant pour certaines de la nourriture ou des fournitures variés, mais pour beaucoup des équipements destinés aux soldats.

Bien entendu, ces dernières constituaient la majeure partie des boutiques présentes. Les Keltiens étaient un peuple connu pour ses artisans et plus spécifiquement pour ses forgerons. Ce peuple ayant conquis les Monts des gueules magmatiques s’était spécialisé dans la fabrication d’armes et d’armures de grande qualité, et cette ville-forge en était un nouvel exemple. Pour chaque échoppe de produit classique, Carssa pouvait en voir deux autres proposant lames, boucliers et heaumes à l'esthétique simple et robuste qu’on leur connaissait. Perdus au milieu de ces armuriers se trouvaient également quelques cristomanciens, facilement reconnaissables aux gardes surveillant leur marchandise si précieuse. Leurs devantures en bois peint finement travaillées contrastaient également avec les façades de pierre grossières et peu entretenues que présentaient leurs voisines. Cette pierre poreuse était la base des bâtiments de toute la ville. Cette matière plus que commune dans cette région permettait de construire des bâtiments solides, qui pouvaient facilement être renforcés, et dont la teinte pâle changeait peu sous les assauts répétés des cendres du désert et de la fumée des forges. 

À l’inverse, les échoppes de cristal étaient entretenues quotidiennement, forçant de nombreux employés à nettoyer les vitrines de verre derrière lesquelles se devinait l’éclat des bijoux et breloques dans lesquels des pierres de puissance étaient enchâssées. 

Carssa sentit son propre cristal contre son cou. Il lui avait été offert voilà presque dix ans par l’homme qu’elle venait justement voir. Le pouvoir chaleureux qu’il diffusait pulsait doucement, l’emplissant d’un courage presque liquide.  

Dans son torse pulsait également un pouvoir plus grand qu’elle sentait au cœur de la ville. Un cristal d’une taille hors du commun que toute cité digne de se nom se devait de détenir. L’écho d’énergie qu’elle percevait par le biais de son propre rubis était clair, la pierre gardienne de cette ville devait se situer au niveau du lac.  

Elle ignora donc les échoppes et continua parmi les badauds dans cette direction. Sa priorité était avant tout de trouver un logement,et le cœur de la cité lui offrirait sûrement une occasion de se reposer.  

 

Autour d’elle, habitants et chariots se déplaçaient avec effervescence. Le contraste avec la solitude de la route était saisissant, faisant tourner la tête de la jeune femme. Après plusieurs semaines à voyager en solitaire, être plongée aussi rapidement dans cette marée humaine l’oppressait. Elle rentra la tête dans les épaules, saisit le cristal se balançant doucement à son cou et redoubla d’énergie pour sortir de cette rue bondée. Malgré ses efforts, l’effervescence ne semblait pas vouloir faiblir. Chaque carrefour déversait un nouveau flot de chariots ou de commis se précipitant vers les affaires qui les attendaient. Les marchands hélaient, haranguaient la foule à la recherche de leur prochaine prise, tandis que les soldats traversaient les groupes agglutinés sans même leur prêter attention. 

Au bout d’une dizaine de minutes qui lui parurent être des heures, la jeune femme finit par déboucher sur la place du lac. Dès qu’elle parvint a émerger de la marée de corps, Carssa s’accorda une pause à un petit belvédère qui surplombait l’étendue d’eau. Elle prit le temps de se reposer et de reprendre son souffle.

Elle détestait vraiment jouer des coudes. À l’heureux anonymat que ces rues surchargés offraient venait s’opposer l’insignifiance que la jeune femme ressentait. Plus qu’un maillon supplémentaire dans la chaîne qu’ils formaient, elle s’imaginait être le grain de sable qu’ils pouvaient si facilement broyer. 

« La prochaine fois, je passerai par les ruelles », se promit-elle. 

Elle prit le temps d’observer le lac et ses environs. D’ici se dévoilait entièrement la morphologie de la ville.  

Les quatre quartiers était de taille égale, chacun placé à un point cardinal de la ville. Ils semblaient tomber vers elle et le lac, et donnaient l’impression d’être sur le point de s’effondrer et d’y sombrer. Les bâtiments les plus proches des murailles surplombaient les suivants, qui toisaient ceux d’après, et ainsi de suite jusqu’à tomber sur les mieux lotis, trônant au niveau de la grand-place du lac. L’enchevêtrement de bâtiments était un capharnaüm de pierres, de bois et de poutrelles d’acier renforçant le côté étouffant de cette place pourtant si grande . Depuis le belvédère, la voyageuse avait l’impression d’être sur la scène d’une salle de spectacle gigantesque où chaque balcon abriterait les habitants de la ville venus observer son arrivée.  

Les forges se tenaient face à elle, dégageant une quantité incroyable de fumée et de suie noire. Les cheminées des fours les crachaient sans discontinuer et couvraient tout le quartier d’un voile presque opaque.

Sur sa gauche, vers ce qui devait être le nord, se trouvait le Quartier citadin. On pouvait voir les premières maisons et auberges dominant le lac, de grandes bâtisses construites avec les meilleurs matériaux disponibles dans cette contrée. Plus on remontait vers les murailles, plus la qualité des bâtiments diminuait. Comme dans toutes les villes, plus on s’éloignait du cristal, plus la qualité des habitations s’en trouvait amoindrie...  

Enfin, face aux diverses habitations se trouvait le Quartier des artisans avec ses tintements, ses innombrables travailleurs et établis occupant une grande partie des rues. Des portes d’ateliers s’échappaient régulièrement des apprentis ou ouvriers chargés de materiaux qu’ils emportaient le long des pavés gris en direction des Forges ou du Quartier commerçant. 

 

Une cité Keltienne somme toute assez typique, si l’on ignorait le dénivelé impressionnant. Il y avait pourtant un détail qui sortait du lot. Le lac brillait, éclairé d’une lumière rougeâtre peu naturelle, baignant les environs d’un éclat sanguin vibrant. 

Le Cristal de pouvoir protégeant la ville devait sans aucun doute se trouver au fond de celui-ci. Que ce choix soit intentionnel ou non, cette situation était des plus cocasses. Les villes avaient tendance à mettre fièrement en valeur ce cristal si précieux. La jeune femme se rabroua. Il lui fallait trouver au plus vite une auberge. La lumière du jour baissait de minute en minute et des guirlandes lumineuses, accrochées dans les bâtiments de la rotonde, s’allumaient déjà tout autour d’elle.  

Elle trouva un établissement qui ne payait pas de mine, ni le meilleur hôtel de la place, ni véritable tripot... Il lui fallait juste un bon lit capable de repousser le souvenir des semaines de voyage à travers cendres et poussières. Et si Thelu la bénissait, pourquoi pas un bain chaud...

 

Elle poussa la porte de l’établissement et fut accueillie par une forte odeur de rôti et de bière, ainsi que par d’autres effluves bien moins agréables indiquant le genre de libations auxquelles les habitués s’étaient adonnés récemment. Fort heureusement, la taverne était plutôt calme en ce début de soirée et seuls quelques badauds étaient présents. Certains dégustaient une pinte, tranquillement accoudés au comptoir pendant que d’autres dînaient sur de vieilles tables en bois cerclées de fer sous la lumière tamisée de quelques lustres métalliques.  

Malgré la torpeur générale, son arrivée ne passa pas inaperçue. Une femme de taille moyenne, armée de dagues et à l’armure de cuir noir aussi couverte de cendres que ses cheveux... Ce n’était pas une vision qui devait arriver bien souvent dans cette contrée de rudes forgerons.  

Lorsqu’elle s’approcha du comptoir, l’aubergiste la salua :  

« Bien le bonsoir ma jeune dame, bienvenue dans mon humble établissement. On ne voit pas beaucoup d’étrangères comme vous par ici. Que puis-je pour vous ? »  

Le ton était peu formel, presque familier, mais gardait une sorte de franchise et de dureté que Carssa avait toujours trouvé spécifiques aux Keltiens. Cet air si distinct la replongeait dans son adolescence, à courir sur les toits de la capitale pour echapper aux victimes de ce qu’elle préférait appeler ses « farces »...

-Je cherche une chambre pour un jour ou deux, rien de très luxueux mais avec un lit correct, si possible. Le voyage m’a éreintée.  

-J’imagine bien, surtout avec l’ambiance qu’il règne près des lignes de front, vot’ voyage devait pas être de tout repos, je m’trompe ?  

Elle se garda bien de répondre, préférant le laisser s’imaginer ce qu’il lui plaisait sur son périple et les dangers qui l’avaient accompagnée. Il était toujours plus pratique pour une voyageuse solitaire de laisser planer le mystère. Lui offrir plus de détails ne ferait qu’encourager sa curiosité.  

-Et vous attendez d’autres camarades pour dormir ou une chambre simple suffira ?

Un léger sourire naquit au coin des fines lèvres de la jeune femme. Une voyageuse seule laissait présager des moyens financiers hors du commun et elle sentait qu’il se ferait un plaisir de la soulager de tout poids superflu pour son voyage du retour. En priorité, son or et son argent, évidemment.  

-Une chambre simple avec un lit simple accompagné d’un service simple suffira parfaitement, répondit-elle doucement en dévoilant un sourire qui avait déjà fait des miracles à de nombreuses occasions. Néanmoins, je suis à la recherche d’un forgeron. Un grand gaillard barbu d’une cinquantaine d’années qui ne se sépare jamais de son marteau. Ça vous dit quelque chose ?  

 

L’homme répondit plus froidement, visiblement déçu par la sobriété et le manque d’ambition de sa nouvelle cliente concernant la découverte des services qu’offrait son établissement, 

-C’est pas ce qui manque des forgerons par ici, aussi grand et costaud qu’il soit... 

-Je pense qu’il doit sortir du lot. Il aurait du mal à ne pas se prendre les poutres de votre salle. 

-Ha ! Vous devez parler de Margor ! Le fameux colosse ! Ouais, il passe par là de temps en temps. C’est un forgeron, donc pas de mystère, vous le trouverez aux Forges. Il possède un atelier là-bas.  Glissant un sou de cuivre sur le comptoir aux larges sillons, elle remercia l’aubergiste d’un sourire plus généreux encore.  

-Si vous avez également une cuve dans laquelle je peux me débarbouiller, je vous en serais infiniment reconnaissante.  

L’homme rougit, et pour cacher son embarras, appela des filles des cuisines d’un cri rauque. Une petite armée en tablier sortit à toute allure de la porte située derrière l’homme et commença à pousser la femme vers une porte près de l’escalier.  

-Et à quel nom je mets votre note ? lui cria l’homme . 

Elle eut à peine le temps de lui répondre avant d’être emmenée à toute vitesse par son escouade pressée.

-Carssa. Carssa Boldur. 

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Pik'
Posté le 18/02/2025
Beau chapitre encore une fois, on est plongés dans la ville, avec de jolies descriptions

Peut-être que tu pourrais insister sur les déplacements du personnage à travers la ville pour en décrire chaque aspect ? Ca faisait peut-être amas d'informations
Mme Lee
Posté le 05/02/2025
Salut Eldien

Merci pour cette balade en terre cendrée.
J’ai beaucoup apprécié la consistance particulière de ce desert, quelque part entre le sable et la neige poudreuse.
Les décors se dessinent, donnant envie d'en découvrir davantage sur cet univers déjà bien défini.
Et cela fait maintenant deux chapitres que je me demande ce que peut bien vouloir Margor pour risquer un tel déplacement !

Quelques répétions relevées en cours de lecture :
- les voyageurs devaient se 'présenter' à l'une des portes 'présentes' au centre de chaque côté.
- Le son provenait des 'hauteurs' d’un corps de garde perché à 'mi-hauteur' de la muraille
- '..., mais pour beaucoup des armes et des armures de la meilleure qualité.'
Et un peu plus loin:
'...s’étaient spécialisés dans la fabrication d’armes et d’armures de grande qualité,'
Eldien
Posté le 05/02/2025
Bonjour Madame Lee!
Merci beaucoup pour ce beau message.
J'espère que la suite te plaira et que tu trouveras très vite la réponse a ta question!
Merci pour les corrections, je modifie ça tout de suite :)
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