Intrusion

Rien d'intéressant à la télévision. Jacques n’en fut pas étonné, les programmes télévisés ne trouvaient plus grâce à ses yeux depuis un moment. Le vieil homme éteignit le poste en soupirant. De son fauteuil, il fouilla d'une main lasse dans les livres et les journaux empilés sur la table basse. Mémoires de la Seconde Guerre mondiale, La Gloire de mon père, L'Art du compostage… rien n'éveilla son envie.

Il s'extirpa de son siège en cuir et traîna ses chaussons jusque dans la cuisine. Seul tic-tac incessant de l'horloge rythmait le silence de la nuit. L'octogénaire ouvrit le réfrigérateur et se servit un verre de lait, rituel du coucher qu'il tenait de son enfance. Jacques se dirigea du même pas sans entrain vers la salle de bain en toussotant. Sa vie se résumait désormais à une suite d'habitudes, prises il y a des années, et auxquelles il dérogeaient rarement. Il se levait à six heures du matin, sortait s'occuper du jardin jusqu'à onze heures, puis rentrait faire son repas. Il dormait ensuite jusqu'à quatorze heures et allait chercher son courrier. Après cela, il lisait les lettres et les magazines reçus, ou faisait ses mots-fléchés. À seize heures, il prenait une tranche de pain d'épices préalablement beurrée. Ensuite, il regardait la télévision, les jeux en particulier, jusqu'à ce que sonne dix huits heures. Il s'attelait alors à la préparation du souper. La soirée se divisait, en fonction des envies, entre son petit écran plat et ses livres. Jacques ne recevait pas de visite. Il n'aimait pas le monde. Il sortait une fois tous les quinzes jours pour le ravitaillement, et rentrait le plus vite possible. La seule personne qu'il avait réellement apprécié dans sa vie était sa femme, Odette. La famille de celle-ci le décrivait comme misanthrope et grincheux, mais il n'en avait cure.

Il alluma la lumière de sa salle d'eau. L'ampoule s'alluma un instant puis grilla. Il grommela et tendit le bras pour tapoter le bulbe capricieux. Non, ça ne semblait pas être un faux contact. Il la dévissa et se rendit à tâtons dans le garage pour la déposer dans le bocal des ampoules usagées.

Dehors, le vent se levait. Les rafales hurlaient contre les volets.

Il faudra que je sorte mes bottes en caoutchouc pour aller au jardin demain, pensa Jacques. La pluie va suivre le vent et mon potager ne sera plus qu'un champ de boue.

Quelques instants plus tard, les premières gouttes tintèrent sur le velux de la salle de bain.

Jacques se rendit compte que les plombs avaient sautés.

— Saleté de... grommela-t-il avant de hausser les épaules et de retourner se brosser les dents dans le noir.

Demain, il ferait jour, ça n'était pas une heure pour s'improviser électricien. Rien ne viendrait gâcher sa journée. La vente avançait, le bien ne passerait pas à cette gargouille de Bertille Bellac et ses enfants braillards. Jacques s'en frottait les mains.

Le temps devenait de plus en plus détestable à l'extérieur.

L'octogénaire s'assit sur son lit, une large tâche de dentifrice sur le menton, et ôta ses chaussons pour masser l'orteil qu'il venait d'emboutir dans le cadre de la porte. Il avait beau connaître la maison par cœur, le noir n'aidait pas ses vieux yeux à se repérer. Son réveil n’indiquait même plus l'heure en chiffres rouges luminescents. Le souffle du vent produisit dans les conduits ce qu'il appelait des " voix de sorcière ". Même à quatre-vingt ans passé, cela l'effraya. D'autant plus qu'il lui semblait entendre des bruits dans la maison.

Il se décida à jeter un oeil au disjoncteur, voir ce qu'il en était. Le vieil homme fit un détour par la cuisine, récoltant quelques bleus au passage. Une violente quinte de toux le cloua sur place quelques instants alors qu'il récupérait une vieille lampe de poche dans un tiroir.

Enfin éclairé — du moins quelque peu — il se rendit au garage. Les outils pendaient au mur, chacun bien à leur place. De grandes caisses en plastique remplissaient l'espace du sol au plafond, garnies de tout un tas de bric à brac, chiné durant des décennies. L'endroit idéal pour un bricoleur chevronné. Jacques ouvrit le panneau du disjoncteur.

Le vent fit trembler la porte en PVC. La pluie gifla la maison.

Il actionna plusieurs fois l'interrupteur correspondant au garage, sans succès. Le cœur de Jacques manqua un battement. Il croyait avoir entendu des bruits de pas. Un intrus avait-il profité de l'orage pour forcer sa porte ? Il se saisit d'une clé anglaise et attendit. Le vent mugissant au dehors n'aidait pas ses oreilles. Il resta là, tendu, pendant plusieurs minutes.

Ce n'est que ton imagination vieux bonhomme, bougonna-t-il mentalement.

Il se décida à avancer vers la porte restée ouverte. Une ombre passa dans le couloir. Jacques faillit en laisser tomber son arme improvisée. Une douleur envahit sa poitrine, son palpitant accéléra dangereusement. Une sueur froide trempa sa colonne vertébrale. Il y avait bel et bien un inconnu dans la maison.

Jacques resta figé. La témérité n'avait jamais été sa plus grande qualité. Il ne donnait pas cher de sa peau dans un affrontement. Son dos raide et ses articulations douloureuses lui permettraient tout juste d'étourdir son adversaire en le frappant avec la clé anglaise.

Prit de panique, Jacques nourrit le fol espoir que le téléphone soit encore en état de marche. Le seul combiné de la maison se trouvait dans la salle à manger. L’octogénaire ne possédait pas de téléphone portable. Il ne voyait aucune utilité à ces petits écrans où l'on y voyait rien. Pour appeler qui d'ailleurs ? La plupart de ses connaissances l'attendaient au cimetière. Cependant, en cet instant, il aurait volontiers composé le numéro de la police sur un smartphone dernier cri. Il n'avait pas trimé toute sa vie pour qu'un malotru le dépouille de ses possessions. Traîner son corps qui, chaque jour, souffrait un peu, se révélait suffisamment pénible. Il voulait profiter de son confort matériel durement acquis, sinon, autant calancher tout de suite.

Jacques avança prudemment jusque dans la pièce du téléphone, s'attendant à tout moment à recevoir un coup bien placé sur sa vieille caboche. L'appareil trônait sur sa sempiternelle commode en acajou, recouverte de son napperon de dentelle. Le vieil homme coinça le combiné entre son oreille et son épaule. Stressé, il balaya la pièce avec le rai de lumière de sa lampe de poche. Il composa fébrilement le numéro de la police sur le boitier et étouffa sa toux. Après quelques secondes, Jacques se rendit compte qu'il n'y avait aucune tonalité. Sa panique augmenta d'un cran. Sa lampe grésilla puis s'éteignit. Il se maudit de n'avoir pris les piles de rechange dans le tiroir de la cuisine.

Qu'ils prennent ce qu'ils veulent. Le matériel, ça se remplace, décida-t-il intérieurement.

Jacques claudiqua aussi rapidement que possible jusqu'à la porte d'entrée. Bêcher le jardin à son âge, il en avait pour une semaine de coubatures. Il récupéra ses clés de voiture sur leur crochet et troqua ses chaussons contre des chaussures de ville, s'écrasant les doigts au passage en voulant les enfiler sans son chausse-pied. Il actionna la poignée de la porte. Elle n'était pas verrouillée. Jacques n'en fut pas surpris, il oubliait régulièrement de la fermer. Ordinairement, cela ne l'effrayait pas, aucun passage dans son cul-de-sac et il n'était pas du genre paranoïaque. Mais ce soir, il payait pour sa bévue.

Est-ce que l'assurance marchera s'il n'y a pas de signe d'effraction ? se demanda-t-il, la main crispée sur la poignée.

Dehors, le vent et la pluie fouettaient de concert le battant. La tempête sévissait à l'extérieur. Aller à la gendarmerie lui prenait en moyenne un quart d'heure en voiture, en traversant le bois. Mais par ce temps, il risquait de se retrouver bloqué par un arbre tombé sur la route, ou pire, de prendre lui-même un tronc sur son capot. Un autre détail le chiffonnait : il ne portait pas ses bonnes lunettes. Ses lunettes de conduite et ses papiers se trouvaient dans sa sacoche, dans la chambre à coucher.

Il hésitait toujours. La maison semblait de nouveau vide. Jacques naviga dans le salon obscur tel un bateau saoûl sur une mer agitée. Lui vint l'idée de suivre le mur des doigts pour s'orienter. Ses yeux distinguaient quelques formes malgré le voile déformant qui troublait sa vue. Il frotta énergiquement ses globes oculaires sous ses paupières, des larmes coulèrent sur ses joues parcheminées.

La pluie tambourinait toujours sur le velux de la salle de bain.

Jacques suivit le couloir menant à sa chambre, le bout des doigts courant toujours sur le papier-peint. Il toussota et pénétra dans la pièce pour se statufier aussitôt. Le vieil homme voulut rebrousser chemin, mais ses membres restèrent tétanisés. Sous ses yeux agrandis par la peur, deux prunelles rouges s'étaient tournées vers lui dans le noir.

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maanu
Posté le 30/05/2023
Bonjour Livia !
Je trouve que tu as magnifiquement brossé le portrait de ce vieux monsieur solitaire et routinier :) On le devine ronchon mais on s'attache tout de suite à lui, et ça rend d'autant plus triste la suite qu'on devine. Pauvre vieux monsieur qui ne bêchera plus jamais son jardin... :'(
Je lis très peu de policiers/thrillers en temps normal et je viens ici un peu poussée par le Bingo du moment, mais c'est une belle découverte, et je pense que je lirai la suite très prochainement ;)
A bientôt !
Grisélidis80
Posté le 18/09/2021
Vous savez très bien retranscrire une atmosphère angoissante et j'ai comme l'idée que l'être aux yeux rouges qui le regarde n'a pas de conjonctivite...
Y aurait il du surnaturel là dessous?
Moi aussi, j'ai perdu espoir dans la qualité du programme télé
En tout cas, merci pour cette belle intrigue.
Hortense
Posté le 13/09/2021
Très bonne entrée en matière. Tout y est le personnage solitaire - un vieil homme âgé et fragile - l'ambiance pesante du quotidien, la tempête, l'inquiétude et l'angoisse qui monte dans un crescendo bien maîtrisé.
Tu nous glisses quelques indices : "La vente avançait, le bien ne passerait pas à cette gargouille de Bertille Bellac et ses enfants braillards. Jacques s'en frottait les mains." De quelle vente s'agit-il et qui est Bertille Bellac ? Un membre de sa famille ? Une voisine intéressée ? Jusqu'où cette personne serait elle capable d'aller pour obtenir ce qu'elle désire ? Si toutefois l'inconnu de la maison et cette femme ont un quelconque lien.
Mais je soupçonne que tu nous entraîne peut-être là sur une fausse piste.

Quelques coquilles et suggestions :
- Seul tic-tac : seul le tic-tac
- prises il y a des années : depuis des années ?
- Il alluma la lumière de sa salle d'eau. L'ampoule s'alluma un instant puis grilla : répétition de alluma.
- Traîner son corps qui, chaque jour, souffrait un peu : un peu plus ?

A très bientôt pour une suite prometteuse.
Livia Tournois
Posté le 13/09/2021
Merci beaucoup pour ta lecture et tes corrections que je ne manquerai pas d'appliquer ! Je poste la suite prochainement !
Selma
Posté le 31/08/2021
Salut !
C’est un début engageant ! Je trouve que c’est un bon choix d’appuyer sur le caractère las de Jacques car cela créé un contraste avec l’aventure dans lequel il est propulsé malgré lui. De plus sa vie monotone questionne sur le pourquoi d’un intrusion aussi mystérieuse, car j’imagine qu’il ne s’agit pas d’un simple cambriolage. 🔍🧐
La phrase «  La vente avançait, le bien ne passerait pas à cette gargouille de Bertille Bellac et ses enfants braillards. » est assez inattendue et j’avoue que j’ai dû la relire plusieurs fois avant de comprendre que cela n’avait pas de rapport avec ce qui était en train de se passer😂. J’imagine que cela pourrait plutôt avoir un lien avec l’intrusion et sans être trop précise, je pense que tu pourrais donner davantage d’indices mystérieux qui donneraient envie de connaître le motif de ce probable tueur.
Sinon j’ai repéré une petite incohérence. Ici « Un intrus avait-il profité de l'orage pour forcer sa porte ? » Jacques s’interroge si quelqu’un a forcé la porte alors plus loin il est précisé que la porte n’était pas fermée à clé.
Pour finir j’ai relevé quelques passages dont celui-ci : « Le vent fit trembler la porte en PVC. La pluie gifla la maison. » où il serait plus judicieux d’employer l’imparfait que le passé simple (étant donné ici que la plus gifle la maison en continue.)
Merci pour ce début intriguant et vivement le début de l’enquête !
Livia Tournois
Posté le 01/09/2021
Merci beaucoup pour cette lecture attentive ! Je vais poster la suite prochainement, j'espère que cela te plaira. En ce qui concerne le forçage de porte, c'est peut être mal amené mais je dis que Jacques se rend compte que la porte est ouverte, qu'il a des oublis de mémoire. Et je suis preneuse de conseils sur l'intrigue voir si ça se tient par la suite :)
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