— Je suis désolé, mais je vais devoir te laisser à la Brigade. Les seules personnes qui traversent la barrière sont toujours des criminels, souvent des gens instables, parfois dangereux. Dans tous les cas, ce sont des gars comme toi qui n’ont pas la moindre idée d’où ils mettent les pieds et il y a plein de choses que tu dois savoir si tu veux survivre.
— Ça craint à ce point ?
— Surtout pour toi.
— Pour moi ?
L’homme n’avait pas l’air d’avoir envie de parler plus. Il se dirigea vers la ville d’un pas rapide. Camille jeta un coup d’œil à la ronde. C’était une grande vallée silencieuse et orange, prisonnière entre un volcan bordé par l’océan à l’ouest et des collines qui soutenaient le fabuleux mur de lasers anti-démons. Cet endroit était mythique, légendaire. Et aujourd’hui, il allait y vivre. Sauf qu’il arrivait trop tard, son père était mort.
Il ne pouvait pas dire qu’il était surpris. Secoué oui, mais surpris non. Il s’était fait à cette idée, mais c’était quand même un choc. Son père n’avait jamais été un guerrier, un combattant. Et dès les premières nouvelles de sa disparition, sa compagnie d’assurance était venue adresser quelques mots à sa mère pour lui faire comprendre qu’il ne rentrerait probablement jamais, que la zone où son métier l’avait envoyé s’était révélée plus dangereuse que prévu et qu’ils étaient sincèrement désolés. Et d’autres choses à propos d’argent et d’arrangements que Camille avait à peine saisi à l’époque. Aux infos, ça parlait de monstres et de batailles, d’une situation qui était chaque jour plus violente et désastreuse, hors de tout contrôle… Comment espérer que son père soit encore vivant dans de telles conditions ? Pourtant, si Camille était arrivé jusqu’ici, c’était bien qu’il avait eu un espoir. Cet espoir déçu, il ne lui restait plus que sa mission initiale. Connaitre la vérité.
La balade était longue. Camille avait perdu la notion du temps à partir du moment où une douzaine de types encagoulés et armés avaient défoncé la porte de son appartement. Maintenant, l’ambiance était complètement différente, presque sereine. Il ne voyait de voiture nulle part et le silence qui les remplaçait était d’or. Tout était sec, mais il remarqua une serre à l’écart. Ça devait être étouffant en dessous. Là-bas, une sorte de petite manufacture provoquait une fumée aussi noire que celle qui sortait du volcan.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-il en montrant le panache de fumée.
— L’usine de plastique, ça on n’en manque pas ici.
— Le plastique, ça ne se fait pas à base de pétrole ?
— Si, mais on en a pas mal. Et c’est d’ailleurs l’une des seules choses qu’on peut faire avec. Et le vendre, aussi.
Autour de la manufacture, les ruelles sillonnaient l’espace, entourées d’habitations entassées sur les deux flancs de vallée. Sur le versant du volcan, des coulées de lave avaient fait de gros dégâts, mais ça avait l’air de dater. Les maisons juste à côté ou en dessous des ruines semblaient occupées. Ceux qui y vivaient avaient sûrement l’habitude, ou le cœur bien accroché.
— Et ça, là-bas ?
Il désigna un bâtiment cubique devant lequel des gens attendaient. Ils avaient tous avec eux de grands sacs de toile aux couleurs vives.
— La laverie. On a réquisitionné toutes les machines à laver qu’on a trouvées et on les a mises ici. Il en reste six en bon état. Six pour toute la ville, alors oui… il y a des embouteillages.
— Oh…
Ils marchaient depuis une demi-heure en silence quand son regard se posa sur un bâtiment un peu plus volumineux et moderne que les autres, avec des fenêtres miroirs et des portes coulissantes devant lesquelles là aussi, une longue file de personnes patientait dans le calme.
— C’est quoi cet endroit ?
— C’est là qu’on va. C’est le quartier général de la Brigade, nous sommes un peu l’armée, un peu la police, un peu les diplomates avec le monde extérieur… mais surtout nous sommes la Brigade des Limbes, ceux qui s’opposent aux monstres. Si tu as des questions, le chef sera ravi d’y répondre. Je vais te présenter…
Il se dirigea vers les portes principales et tandis qu’ils s’approchaient, les personnes qui patientaient pour entrer se décalèrent sans protester.
— Qu’est-ce qu’ils attendent ?
— Les commandes. C’est le moment de les passer, ce soir le messager va communiquer avec l’extérieur et tenter d’obtenir le plus possible de choses en plus des vivres. Les gens viennent nous demander ce dont ils ont besoin, là. Rien ne dit qu’ils l’auront, mais qui sait ? Ça nous permet de dresser la liste.
Ils entrèrent dans un grand hall avec un bureau d’accueil droit devant et pas mal de portes tout autour. À la réception trois hommes prenaient les « Commandes ».
— Attends là, je vais chercher le chef.
Tandis qu’il patientait, Camille laissa trainer ses oreilles.
— Tout ce qui est puces électriques, sucres… on a déjà eu je ne sais combien de demandes et à chaque fois c’est non, prévenait un des miliciens. Tu as essayé à la casse pour voir ce qu’ils ont ?
— C’est un modèle spécifique que je n’ai pas retrouvé ailleurs. Si jamais on ne la récupère pas, c’est une turbine de l’usine que l’on va perdre.
— Je note, mais je vais aussi faire passer l’info sur le tableau des demandes internes, parce que c’est peut-être réparable.
— J’en doute, mais ça se tente.
Le demandeur salua et se dirigea vers la sortie. Au passage, son regard tomba sur Camille, il l’examina de la tête aux pieds avant de fixer sans pudeur, droit dans les yeux.
— Salut, fit Camille.
— Mettez-vous vite à l’abri, étranger, répondit l’autre avant de s’éloigner.
Surpris, Camille se rendit alors seulement compte qu’on ne le quittait pas des yeux. Les gens le dévisageaient comme s’ils essayaient de mémoriser son apparence et sa tenue. Il croisa le regard d’une femme qui serrait un panier contre elle.
— Bonjour, tenta-t-il à nouveau.
— Mettez-vous vite à l’abri, répéta-t-elle. Les étrangers ne font pas long feu ici et jamais sans causer de gros dégâts.
— À l’abri de quoi ? interrogea Camille.
— Des spectres, surtout.
— Quoi ?
— Ah voilà le petit nouveau !
La voix venait de couvrir toutes les autres sans effort. Un homme plus haut d’une tête que le plus grand des demandeurs se fraya un chemin jusqu’à lui. Même uniforme bleu marine fermé des chevilles au menton malgré la chaleur, tempes dégarnies et cheveux très courts et gris… Il aurait pu faire peur, inspirer l’autorité et le respect strict des militaires, mais Camille l’identifia immédiatement comme quelqu’un d’abordable, à son sourire, sans doute.
— Ma parole, regardez-moi ça, mais c’est le portrait craché de Tony ! Il ne me l’aurait pas dit, je m’en serais rendu compte quand même au premier coup d’œil ! Mais mon garçon, qu’est-ce que tu fais là ? J’espère que tu n’as pas cherché à rejoindre ton père !
Assourdissant. On devait pouvoir entendre cet homme jusqu’à l’autre bout de la vallée.
— Pas directement, non. Mais j’ai voulu à en savoir plus sur lui et sur ce qu’il se passait dans cette ville et ça n’a pas plu à tout le monde.
Petit mensonge sans conséquence… en réalité il avait prié pour que ce jour arrive. Il avait fouillé sans la moindre hésitation et attendu le prix de sa curiosité. Mais ça avait payé. Il était allé plus loin que n’importe quel journaliste.
— Comment ça… on ne sait pas grand-chose sur nous dehors ?
— On sait des choses, mais beaucoup sont fausses, répondit Camille avec aplomb. On parle d’une armée, contre les brèches.
— Nous sommes une armée, mais elle compte quarante têtes, plus ou moins, ça évolue.
— On nous parle d’environ deux cent mille hommes et femmes combattant, organisés par un système militaire, très peu de civils. Le portrait dressé par les médias est celui d’une situation beaucoup plus tendue, avec des tranchées, des tanks braqués sur les limbes jour et nuit, des barbelés partout…
— Nous n’avons pas tant d’armement que ça, répondit Strada. Et des tranchées ? Devant quoi ? Autour du volcan ? Les failles s’ouvrent où elles veulent… Non, fils. C’est pas comme ça.
— C’est justement pour ça qu’on m’a balancé là. Parce que personne n’est au courant. Moi… j’ai fini par l’apprendre.
— Et tes connaissances sur cette ville ici ne te servent plus à rien, c’est ça ? Tu ne fais plus de tort à personne.
— C’est exactement ça.
Strada hocha la tête.
— Pour le coup, il aurait été plus prudent pour toi que tu sois moins curieux, mais ce qui est fait est fait. Maintenant, tu es des nôtres. Tu veux bien que je t’explique comment ça marche ?
— Je vous écoute, assura Camille.
— Alors, je sais pas si on t’a dit, mais moi, c’est Strada.
— Chef Strada, précisa l’un des hommes derrière le comptoir, un petit sourire aux lèvres.
—Voilà, approuva-t-il.
— Enchanté, chef répondit Camille.
— Nous c’est la brigade des limbes, que je dirige. En cas de soucis, c’est ici que tu nous trouveras. Sinon, le plus important, dès que tu entends les sirènes, tu te trouves une maison et tu t’enfermes à l’intérieur. Tu n’en ressors pas tant que le signal de fin de crise n’a pas sonné.
— D’accord.
— Tu ne fais aucun bruit, tu ne laisses rien ouvert, tu ne montres aucun signe d’activité à l’extérieur. Bref, tu te tiens tranquille. Sinon, en dehors…
Il se tourna vers une trappe discrète dans le mur et tapota contre la vitre. Un homme la fit coulisser et passa une petite carte d’un jaune délavé à Strada qui la donna à Camille.
— Chaque mois tu obtiens un solde en crédits. Il augmente si tu te rends utile çà et là. On a besoin de bonne volonté un peu partout, suffit de demander. Avec, tu peux te payer les différents services que tu trouveras et de quoi te nourrir avec les denrées du marché ou ce qu’on arrive à troquer avec l’extérieur. On n’a pas trop faim, ça va. La famine, c’est fini, maintenant, mais on surveille quand même parce qu’on ne sait jamais.
Camille hocha la tête. C’était très libre, ici. On lui donnait du fric tous les mois même s’il ne foutait rien ? Si seulement la vie pouvait toujours ressembler à ça.
— Sinon quoi… pour un début c’est déjà pas mal ?
— Vous dites que je dois me planquer, mais où ?
— Où tu veux. Des bâtiments vides c’est pas ce qui manque. En règle général les nouveaux venus se dirigent là où on est le moins nombreux, c’est-à-dire aux pieds du volcan, mais tu fais bien comme tu veux tant que tu déranges personne.
— D’accord… et j’ai une dernière question.
— Je t’écoute, pas de soucis.
— Qu’est-ce qui est arrivé à mon père ?
Strada se massa la nuque, mal à l’aise.
— Tony est parti en mission dans les limbes.
— Quel genre de mission ?
— Récupération, exploration essentiellement.
— Et…
— Et il n’est jamais rentré. Un démon l’a retenu prisonnier là-bas, c’est comme ça qu’on l’a perdu. C’était il y a trois ans.
Son regard dévia par la fenêtre. Camille l’imita, mais ne vit rien de particulier.
— Si tu veux en savoir un peu plus, il était avec une recrue qu’il formait. Il faisait un excellent travail, et elle ne semblait pas loin de marcher sur ses traces. Mais elle est la seule à être rentrée de l’expédition, ce jour là, et depuis elle n’a plus remis les pieds dans les limbes. Ça a dû être un moment particulièrement…
Il se racla la gorge. Camille constata que le chef était moins franc, parlait moins fort. Il avait l’habitude de sonder les comportements. Le ton changeait justement au sujet de son père. Comment ne pas creuser ?
— Je peux aller la rencontrer ?
— Pas de soucis. D’ailleurs, si tu y vas, donne-moi des nouvelles. Elle habite la maison en haut, sur la colline. C’est la seule porte rouge, comme ça, tu la vois ?
Il se décala et regarda les bâtiments. Toutes n’avaient pas de portes, et la seule rouge était bien plus haut, presque au sommet du versant de la vallée du côté du désert, entre toutes les autres.
— Ton père vivait là avec elle.
— Avec elle ? répéta Camille surpris.
— Non, mais ne va pas te faire des idées, balbutia le géant qui semblait tout à coup rapetisser. Il la formait à son futur métier et c’est pour cela qu’ils habitaient sous le même toit. Ils avaient vingt ans d’écart !
— Je n’ai rien dit… C’est juste que je suis un peu surpris. Mais mon père était un homme de confiance.
— Ça, c’est le moins qu’on puisse dire !
Camille tressaillit, Strada avait une sacrée grosse voix.
— Un gars comme ça, on n’en a jamais trouvé d’autres. Courageux, fort, intelligent, débrouillard, il n’avait pas froid aux yeux ! Va voir Chris. Une fille blonde avec un air pas commode. Tu ne peux pas la louper, elle ne sort plus de chez elle.
— D’accord, merci pour tout.
— Et n’oublie pas de te mettre à l’abri. Les étrangers comme toi ne sont pas encore habitués à tout ça et ça les rend vulnérables. Ça peut tomber n’importe quand et ça fait un moment déjà que ça n’est pas arrivé, alors ne traine pas.
— Je serai prudent. Merci pour tout, chef.
— Le plaisir est pour moi, répondit Strada.
Un chapitre de transition qui nous permet de découvrir un peu plus le lore mais il ne m'a pas trop emballé jusqu'à ce que Camille communique avec la brigade de Strada.
Je ne sais pas si c'est la fatigue mais j'ai relu plusieurs fois le début pour me mettre dedans, par contre c'était bien plus prenant par la suite.
Le personnage de Camille est intéressant mais je ne m'attendais pas à ce qu'il se passe 3 ans depuis que Tony est coincé dans les limbes et que Chris soit restée pendant tout ce temps dans une maison.
Il y aura sûrement des explications dans les prochains chapitres.
Merci pour la lecture :)
Merci pour ton ressenti, je note.
Oui, tu auras normalement toutes les infos dans les chapitres suivants.
Merci pour ton commentaire ! <3
Journaliste? Intéressant et pratique pour la suite :) Je dois avouer que j'ai du mal à comprendre pourquoi mentir sur la situation à l'interieur, et surtout, pourquoi mentir autant?! 200 000 vs 40, c'est pas un petit mensonge, et le pourquoi ne m'est pas évident. En fait, quand si je ne s1idbpas pourquoi, maid que j'imagine des trucs plausibles, ça renforce le suspense. Si je comprends pas pourquoi du tout... faut que je te donne du crédit pour la suite, et tu as une dette envers moi :D (scénaristes de Lost, rendez moi mes heures de vie).
Petit détail, mais les usines de plastiques ont elles vraiment de la.fumée noire? Et si oui, pourquoi?
Merci et à bientor hate de vormir le choc avec Chris. Je me l'imagine déjà mal coiffée et la gueule enfarinée. :)
Camille n’est pas journaliste, même s’il a sans doute fait quelques piges en free-lance. Mais il sera plus clair sur son activité plus tard.
Pourquoi le mensonge ? Ça aussi c’est clarifié plus tard, tu me diras si ça tient la route !
L’usine de plastique et sa fumée noire… pareil. Ce sera dit.
Ouf la dette ne s’alourdit pas trop pour l’instant, heureusement que je sais où je vais XD
Je n’ai jamais vu Lost, mais vu ce qu’on en dit, je ne suis pas tentée, haha.
Merci pour cette lecture et à bientôt !