Tu trouveras ton avenir dans les cartes.
Toujours la même rengaine qui tournait dans sa tête, associée au même geste, celui de vérifier discrètement la présence du jeu de cartes dans la doublure de sa manche.
Sans ce jeu, elle serait morte avec une probabilité dépassant les quatre-vingt-dix pour cent le jour même où elle entendit cette phrase pour la première fois... Ca s'était donc bien vérifié.
Mais à présent ? C'est tout le problème avec l'avenir, à mesure que le temps passe, il recule inlassablement. S'ensuit un jeu de course poursuite qui ne connait qu'une conclusion : la défaite du challenger ...
Alors pour ne pas oublier, elle se répétait sans cesse cette affirmation, afin de la mettre en perspective, de la confronter au rafraichissement de son présent.
— C'est quand même particulier de traiter avec les Musiciens... J'dis pas que le décor n'est pas clinquant avec la mer qui brille pis ces falaises toutes marbrées, mais pour discuter commerce...
La voix rocailleuse du quinquagénaire à côté d'elle la sortit de ses pensées. Elle observa la petite crique dans laquelle ils se trouvaient, baignée de Soleil et d'embruns.
— C'est particulier mais profitable, répondit-elle.
— Ca niveau prestige, je ne dis pas ça vaut de l'or. Pour l'avenir de ma petite activité ça compte !
Elle soupira longuement :
— Encore une fois maître, vous pensez bien que s'ils nous ont donné rendez-vous ici même, ce n'est pas pour ramasser de concert des bigorneaux et se faire une petite fricassée, mais bien pour rester discret. Alors pour votre avenir financier c'est un tournant pour le moins positif, mais pour la renommée, il vaudra mieux la garder au fond du tiroir-caisse.
Le fils du maître fondeur, qui restait prostré sur la petite plage de galet, s'agita d'un seul coup en entendant ces mots :
— Mais vous pensez qu'ils ont prévu à manger quand même ? Moi j'avoue je crève la dalle, alors des bigorneaux ou autre, j'dirais pas non.
— Vu ce que tu t'es emplâtré ce matin ça devrait bien te suffire ! le rabroua son père, en tout cas me fais pas honte, si tu l'ouvre comme ça avec la Guilde je te mets une trempe !
La négociatrice posa une main apaisante sur l'épaule du père et lui sourit gentiment avant de se tourner vers son fils, l'air rieur : — Ne t'inquiètes pas, s'ils n'ont pas prévu de repas, il sera toujours temps d'aller faire une collecte de fruits de mer.
— Dites, c'est vrai qu'il existe des bigorneaux qui chantent la nuit par ici ?
Le père voulut s'énerver mais la main sur son épaule raffermit sa prise juste assez pour le retenir un instant.
— Des bigorneaux je ne sais pas... Mais il existe d'autres coquillages qui émettent de la musique via leur coquille. On peut les entendre parfois aux changements de marée et il parait que ça produit un effet... Particulier sur ceux qui les écoutent.
— Particulier ça veut dire dangereux ? Parce que moi j'dis pas que je suis pas courageux, mais affronter des coquillages c'est pas prestigieux.
— Ils chantent pour se reproduire, répondit-elle en riant. Le pire qu'il puisse t'arriver c'est d'avoir envie de faire pareil.
Le jeune homme resta cois et le père cette fois ci ne se gêna pas pour insulter son fils. Principalement parce qu'on ne parlait pas de ça avec une dame.
Le vent soufflait contre la roche et les vagues s'étalaient laborieusement sur les galets quand une musique puissante, grandiloquente se fit entendre de derrière la falaise. Bientôt, un navire apparu. Un navire comme ils n'en avaient jamais vu. Une coque de métal, quatre ponts encerclés de balustrade, une large cheminée d'où s'extirpait la musique et une grande roue à l'arrière qui poussait le tout.
La mélodie, par sa grandeur, sa puissance, évoquait une migration de bélugas au cœur des pôles. Mais en approchant de la crique, elle changea subitement pour un rythme rapide, une myriade de petites notes légères, à rebours de la musique puissante d'avant. Tel un banc de poissons tourbillonnants dans les flots, sous son influence, la grande roue à l'arrière du navire ralentit, puis tourna en sens inverse. Le navire se plaça face à la plage et petit à petit entra dans la crique jusqu'à une profondeur qui paraissait dangereusement faible vu la taille du navire. Puis il s'arrêtât.
Aussitôt l'équipage jeta deux ancres et fit descendre une chaloupe à la mer. Celle-ci se remplit promptement et le plus petit navire vogua vaillamment vers la plage. A sa proue, un homme se dressait fièrement. Il portait un long manteau turquoise, simple et fluide, sur un ample pantalon blanc. La peau sombre et ridée, il affichait une barbe pleine de tresses qui étaient maintenues en place par le nœud à double boucles, symbole de la Guilde des Musiciens.
Lorsque la chaloupe frotta contre le fond, l'homme sauta souplement dans l'eau froide et rejoignit la plage avec un grand sourire.
— Madame, messieurs ! Si l'on devait chanter ma vie, l'on dirait que je me nomme Abou Zekr, que je gère des affaires pour la Guilde des Musiciens et que je joue de l'Oud, même si ce n'est qu'en amateur éclairé... C'est un grand plaisir de vous rencontrer ! Et par ma voix j'exprime toute la reconnaissance de La Guilde des Musiciens envers vous pour avoir accepté de se rencontrer ici même, loin des oreilles indiscrètes.
Alors qu'il parlait, des hommes se déployèrent rapidement, certains sortirent du matériel, d'autres, équipés de grands instruments de cuivre s'élancèrent sur les hauteurs de la crique pour la sécuriser.
Elle s'avança, avec un grand sourire et se toucha l'oreille puis les lèvres avant de présenter sa paume vers les cieux :
— C'est surtout un grand honneur pour nous. Vous avez déjà entendu parler de moi sous le nom de Tally Ho, négociante, et voici maitre Al et son fils Stom, tous deux fondeurs reconnus, notamment pour le métal qui nous réunit aujourd'hui. Veuillez entendre nos remerciements et les accepter.
Le père et le fils se précipitèrent à ses côtés et se confondirent en remerciement à sa suite. Le représentant des musiciens hocha brièvement la tête en signe d'acceptation puis désigna le navire.
— Digne de louange, n'est-ce pas ? Un bâtiment à la pointe de la technologie musicale. Ce que vous contemplez messieurs, madame, c'est l'avenir ! De notre Guilde, mais aussi du monde... Vous plairait-il de le visiter ?
— Ah parce qu'on peut ? s'empressa de demander le fils, avant de se prendre un coup de pied par son père.
— C'est du bien bel ouvrage ! enchaina ce dernier, tout ce beau métal, cette mécanique, c'est à faire fondre mon cœur d'artisan !
Ce matin, on avait glissé une simple carte de tarot dans sa main. Un ordre direct.
Depuis elle n'avait eu de cesse d'y penser.
Il n'y avait aucune ambiguïté sur le sens de cette carte, c'était la plus simple : celle de la mort. La sienne.
Un avenir des plus expéditifs, une vie offerte pour un futur qui la dépassait.
Tally rit :
— Je crois que vous avez votre réponse.
— Qu'il en soit ainsi.
Ainsi fut-il dit et ainsi fut-il fait. En un rien de temps, ils se retrouvèrent sur le pont inférieur du navire. Les deux fondeurs étudiaient la rambarde métallique de l'embarcation, Tally Ho suivait Abou Zekr et ses explications en hochant la tête poliment.
— Ce navire, que l'on me sonne si je mens, vous n'en avez jamais vu de tel, tout simplement car il n'a encore jamais été officiellement dévoilé. Il est à l'avant d'une toute nouvelle génération d'instruments et de technologies musicales. Un aboutissement qui présage une aube nouvelle pour les arts, c'est pourquoi nous l'avons baptisé Bateau à aube.
— Un nom qui sonne bien.
— N'est-ce pas ? Laissez-moi maintenant vous présenter le cœur du navire, la chambre d'orchestre.
Ils pénétrèrent dans le bâtiment et plongèrent dans un monde de métal qui ravit les fondeurs père et fils. Dans une large pièce, aux formes arrondies, et à la surface quasi lisse, des instruments, des partitions et des tabourets attendaient le retour de musiciens.
— Voici le poumon de la bête ! s'exprima leur guide en ouvrant les bras, La musique est produite dans cette chambre de résonnance, puis elle est canalisée pour entrainer la grande roue à aube à l'arrière, avant de s'évacuer par la cheminée ! Des questions ?
— Et pourquoi une roue ? demanda Stom en évitant le coup de coude de son ainé, J'dis pas que je suis malin, mais si la musique pousse c'te roue, elle peut pousser l'eau tout pareil.
Abou Zekr rit. Le son se propagea et résonna un long moment dans la chambre d'orchestre :
— Pourquoi en effet ? Si c'était si simple, voilà longtemps que la propulsion musicale serait la norme sur toutes les mers ! Mais voilà, la musique est puissante mais volatile. Un ensemble qui s'avère dangereux s'il n'est pas canalisé... En ça, le métal, par sa résonnance et sa résistance joue merveilleusement bien sur les deux aspects. Et j'espère qu'avec vos ressources, nous saurons aller encore plus loin.
— C'est pourquoi nous sommes là, répondit Tally Ho dans un sourire, fonder un avenir commun. Une alliance, ou devrais-je dire un alliage entre nos intérêts.
Ses doigts s'entremêlèrent pour imager ses dires. Des rires polis s'élevèrent et il fallut refermer l'accès à la salle de concert pour limiter leur écho.
— C'est aussi notre idée, et pour en parler plus longuement, suivez-moi jusqu'à un endroit plus adéquat.
Dans un salon proprement isolé des bruits extérieurs, Al et son fils présentèrent ce pourquoi ils étaient venus, des pièces de laiton, amalgame de zinc et de cuivre qui servirait à la construction d'instruments tels que trompettes, clairons, bombardons ou encore trombones. Satisfait, Abou Zekr leur proposa d'aller se restaurer pour le plus grand plaisir de Stom, et ne resta dans la pièce que la négociante pour lui tenir compagnie.
— La qualité est satisfaisante, vous avez bien compris ce que nous attendons semble-t-il. Et vos artisans sont tout à fait convenables, proche de la Guilde et suffisamment modestes...
— Un prérequis si vous voulez de la discrétion. Je ne vous chantais pas des comptines lorsque je vous disais être en mesure d'obtenir un réseau de petits producteurs compétents et discrets. Ainsi, difficile de savoir d'où proviennent votre matière première et encore plus difficile de mettre à mal votre approvisionnement.
Le musicien lui sourit et se leva. Il alla jusqu'au hublot du salon et observa un moment le monde extérieur avant de se retourner vers elle, lui bloquant du même coup la vue.
— Si je vous ai fait venir ici, vous vous doutez bien qu'il ne s'agit pas que pour parler en toute discrétion, mais aussi pour que vous mesuriez toute l'importance de cette révolution technologique.
Tally ho se redressa dans son siège et acquiesça poliment alors que le navire se mettait doucement à tanguer.
— L'ère du cuivre est arrivée. A l'image de ce navire, le métal se fait une place conséquente dans notre arsenal. Des fanfares militaires garnies d'instruments à vent comme il n'y en a jamais eu, plus performant à tout point de vue. Des navires capables de battre ceux des littéraires, des trains, mais aussi de meilleures communications... Rien ne pourra s'opposer au raz de marée musical, et rien ne le fera entretemps. Ni les manigances de la Guilde des Jeux, ni les inimitiés des Arts et des Lettres.
Il fit une pause et inspira profondément : — Votre rôle est donc capital dans cette affaire ! Et dès lors que vous avez mis le pied dans cette crique il était attendu de vous que vous chantiez à l'unisson ou... que cet avenir brillant se passe de vous. Suis-je clair ?
La négociante se leva et toucha son oreille et ses lèvres avant de présenter sa main à plat devant elle :
— Votre voix n'est on ne peut plus claire à mon oreille et j'espère une collaboration harmonieuse pour nos affaires.
Un échange de politesse s'en suivit avant qu'Abou Zekr ne l'invite à sortir.
Au dehors le décor avait bien changé. Le navire se trouvait en pleine mer alors qu'on entendait la musique de la salle de concert s'échappait de la cheminée. Tally Ho l'assimila à un banc de requins se dirigeant lentement mais sûrement vers leur proie.
— Cette pièce est bien insonorisée, n'est-ce pas ? demanda Abou Zekr avec une bonne dose d'arrogance dans la voix. Et c'est un des merveilleux avantages de ce navire, il est si stable qu'on perçoit à peine ses mouvements.
— En voilà une surprise ! répliqua-t-elle en essayant de masquer l'inquiétude que la situation faisait naître en elle, vous nous emmenez en croisière !?
Il rit férocement :
— En quelque sorte.
Le musicien lui désigna une table installée sur le pont, à côté de laquelle attendaient Al et son fils, ainsi que deux soldats. Sur cette table étaient étalés des documents, quelques chainettes, et bien sûrs les fameuses cartes de tarot qui commandaient Tally Ho pour ses activités d'espionnages.
Tu trouveras ton avenir dans les cartes.
Curieuse, elle se demandait ce que celles-ci pouvaient bien dire. Mais elle ne se faisait pas d'illusion, jamais une carte n'avait contredit une autre avant elle. Sa mort était préprogrammée et la situation présente le confirmait.
La musique émise par le navire se transforma. Elle devint pesante, accablante, culpabilisante. Elle évoquait l'abandon, la pluie qui délave, l'oubli.
D'effroyables spectres issues des abysses sortaient de l'immense cheminée et venaient s'accrocher à ses membres pour la tirailler en tous sens. L'espionne se sentit trembler, incapable de maitriser ses gestes. Sous le poids des chimères musicales, elle voulut s'écrouler sur le pont, mais elle résista à ce besoin impérieux.
Se coulant dans la sinistre musique, la voix d'Abou Zekr se fit entendre dans son dos :
— Une chaise est là pour vous, asseyez-vous nous allons discuter à cœur ouvert. Je crois que vous avez plein de choses à nous apprendre sur la Guilde des Jeux...
Tally savait ce qu'il lui restait à faire. Se donner la mort, ne rien révéler. Pourquoi ? Elle n'en savait rien, elle n'avait jamais su pourquoi elle agissait.
Tu trouveras ton avenir dans les cartes.
Les cartes parlaient, elle appliquait. On avait évoqué de grands desseins, de faire sortir les joueurs de l'ombre, de justice et de victoire, de changer les règles.
La vérité c'est qu'elle avait toujours obéi par facilité, et parce que sa vie avait été formatée ainsi.
Elle avança péniblement jusqu'à la chaise et se laissa tomber.
Al avait le regard triste de celui qui a trahi, celui de Stom était vide.
Mais en la voyant ainsi, bras ballants, les épaules tremblantes, il hurla à pleins poumons qu'il y avait peut-être une erreur.
Qui eut cru que le jeune homme avait la voix suffisamment puissante pour briser le charme qui la retenait ? Les spectres qui l'a contraignait se relâchèrent.
Brusquement réveillée, son instinct prit le pas.
Elle arracha violemment l'ourlet de sa veste et laissa son jeu de cartes s'écouler dans sa main gauche. En un instant il se déploya en un éventail, avant que chaque carte glisse sur la précédente pour former un serpent plat qui déchiqueta les chimères musicales qui la maintenaient encore en place.
Elle se leva et la moitié des cartes s'envolèrent de sa main gauche pour s'empiler dans sa main droite.
Tu trouveras ton avenir dans les cartes.
Son avenir... Seule sa maitrise de la cartomagie avait encore une chance de le prolonger. Les cartes prirent vie, telles des fées protectrices, elles tourbillonnèrent autour d'elles et semèrent le chaos sur le pont du navire.
Un Oud commença à relâcher tout un chapelet de notes légères, belles mais piquantes, tissant un buisson de roses chimériques qui enfla tout autour d'elle. A son origine, Abou Zekr, maître à bord, maître de l'Oud.
Un soldat sur le pont supérieur, trompette en bouche, s'apprêtait à lui faire sentir la puissance des cuivres, deux autres mettaient un genou à terre pour l'accompagner.
Aucune chance d'échapper aux notes de l'Oud, alors elle fonça aux centres des ronces. Ses mains s'agitèrent, un sourire naquit sur ses lèvres et elle se prit même à rire alors que les épines déchiraient ses vêtements et sa peau. Le trompettiste relâcha sa sonate guerrière à l'instant même où un dix de carreau se plaçait à l'embouchure de l'instrument. La carte explosa, le soldat fut projeté vers l'arrière, le tir dévié vers l'énorme cheminée de bord. La cheminée râla sous ce traitement violent, les concertistes dans leur chambre de résonnances perdirent le rythme, la musique de bord dérapa, le navire sursauta et les ronces immatérielles éclatèrent.
Peu à bord du vaisseau restèrent debout, Tally fut du nombre, grâce à une rambarde qui la percuta violemment. Ca ne la ralentit même pas. Son corps bougeait plus vite qu'il ne l'avait jamais fait, indépendamment de son cerveau qui ne captait plus que des sentiments diffus. Elle avait trop chaud, elle avait mal, elle était essoufflée, elle pleurait de rage, elle avait envie de vivre.
Le navire hésitait sérieusement à se renverser. La jeune femme décolla mais ne tomba pas, les cartes tout autour d'elle, tourbillonnant lentement pour rester en suspension dans le vent, lui servirent de marche pied aérien. Un pas, puis un autre, carte après carte... Le temps sembla lui aussi rester suspendu entre deux couches d'air. Puis il n'y eut plus de cartes et la mer finie par la percuter. Une vague la recouvrit et elle s'enfonça au travers de dizaines de filets de sang vaporeux.
Ses yeux, son nez, ses plaies, tout la brulaient. Agacées, elle se cambra pour au moins respirer et sortit la tête de l'eau.
Plus de navire musical, mais des dizaines de cartes qui jouaient dans les vagues.
Tu trouveras ton avenir dans les cartes.
Elle en saisit une rapidement et la retourna : six de trèfle.
« Super... »
Elle laissa la carte lui échapper des mains et se mit lentement sur le dos. Il n'y avait plus de plan, plus de stratégie, plus de chemin, plus que le hasard... Elle avait vu l'avenir, elle allait vers une mort certaine, peut-être dans quelques minutes, ou quelques heures, ou quelques années. D'ici là, tout était possible.
***Cette nouvelle s'inscrit dans le monde du Souffle des Muses, comme mon roman La gardienne des Chimères.
Si elle vous a plu, il y a de fortes chances que les aventures de Gaelyn vous plaisent à leur tour!***