La chance est une petite grosse

Le jour mourait sur le campement par une soirée venteuse de fin d’automne. La bise du nord s’engouffrait en un hurlement sinistre sous les capes des mercenaires, ombres troubles dans la nuit naissante. Un nuage bas s’étendait sur le bivouac depuis la forêt alentour, charrié par les rafales de vent qui fouettaient rudement les visages amaigris des hommes du baron, sans qu’ils ne semblent s’en soucier, ou même s’en rendre compte. Ils ne sentaient ni la sécheresse, ni la faim, ni la fatigue, pourtant grandes.

Comme tous les soirs à l’heure bleue, les soldats oubliaient leurs peines et s’oubliaient dans le jeu ; plus rien n’existait, alors, en dehors de la partie. Debout, immobiles, les mains dans le dos, les doigts croisés et les lèvres tremblantes d’incantations muettes, les douze hommes fixaient le dé dans un silence nerveux et figé. Leurs yeux plissés suivaient en une ronde hypnotique les mouvements circulaires du cube d’ivoire, si répétitifs, si envoutants, d’autant plus bercés par la lumière vacillante du feu de camp qui contrastait avec les ténèbres maintenant profondes de la nuit. En ces terres désolées, l’obscurité tombait brusquement, au contraire des longs crépuscules de l’est, au loin, d’où ils venaient, et où la pénombre mauve du couchant se prolongeait fort avant dans la soirée.

Ugain, le doyen de l’escorte, qui officiait comme maître du jeu, vouait aussi loin qu’il s’en souvienne une véritable fascination aux parties de trois valses. Une énergie mystique émanait de cette danse du dé, à chaque fois semblable et à chaque fois différente. Tant qu’il tournoyait, deux avenirs coexistaient, suspendus à son caprice ; les parieurs étaient simultanément vainqueurs et perdants. Cela dépassait l’entendement humain, et l’enchantait ; le temps du lancer, il avait l’impression de tutoyer les créatures.

Le vieux soldat était assis à même la terre, comme à son habitude pour la partie du soir, le dos contre un rocher, les jambes repliées, les épaules courbées, la tête penchée légèrement en avant. Il maintenait la planche qui leur servait de table de jeu en équilibre entre ses cuisses de façon experte et nonchalante, à la manière des écoliers de Grandroc. Autour de lui et des deux jours, tous les soudards qui n’étaient pas de garde, de corvée, ou en mission de reconnaissance suivaient les lancés en arc de cercle, passionnés par l’enjeu en dépit de la mise, un pauvre sou de mauvais alliage, usé et rouillé, de bien peu de valeur.

   A petit pari, grande partie, disait-on. Et puis, il n’y avait pas d’autre occupation, dans toute cette désolation, sinon compter les étoiles du ciel. Chacun avait la sienne, croyait-on, à chaque astre correspondait un monde miroir, tout pareil à la Roche, mais dans lequel les rôles s’inversaient ; ainsi, même le dernier des mendiants incarnait un puissant roi, quelque part, sur une planète lointaine, et le roi de cœur en personne n’y figurait qu’en misérable loqueteux. Plaisantes pensées, bien qu’invraisemblables.

   Une pluie d’étoiles filantes perça à travers le couvert de brume et de fumées ; ceux qui savaient interpréter les signes y reconnurent un mauvais présage. Les soldats échangèrent des regards inquiets, et les plus superstitieux se signèrent de la main gauche du geste rituel de l’étoile, le pouce déposé sur le majeur contre la paume, les trois autres doigts levés vers le ciel, en suivant d’un geste rapide les cinq étoiles de la constellation des chanceux, qui formaient un pentagone parfait. Cette agitation céleste n’augurait rien de bon. D’étranges événements secouaient ces dernières lunes le royaume de cœur ; des raz-de-marée effaçaient des villages entiers de la carte ; de vieilles forteresses réputées plus solides que la roche s’écroulaient du jour au lendemain ; des maladies inconnues ravageaient les cultures ; des algues noires couvraient les océans ; les mines se tarissaient. La chance tournait.

Ugain, d’expérience, savait que ces bouleversements ne lui seraient pas favorable : les pauvres, les maltraités, les oubliés en souffraient toujours le plus. Mais pour le moment, d’autres préoccupations l’habitaient ; un léger ralentissement du tourbillon du dé annonça en effet la fin imminente de la partie. Brait, l’ancien légionnaire, comme Corin, son jeune adversaire, retenaient maintenant leur souffle, crispés comme des pendus. Encore une poignée de secondes, et bientôt, d’un coup, comme si l’enchantement prenait fin, le dé s’immobiliserait ; il y aurait un vainqueur, et un perdant.

Les spectateurs riaient du sérieux du jeune engagé, Corin, plus concentré que s’il jouait sa propre vie. La contraction de ses mâchoires en un étau produisait un son strident ; son visage, habituellement dur et fermé, prenait une coloration rouge plus vive chaque instant, pareille à celle d’un condamné à la strangulation ; sa veine jugulaire, gonflée et violacée par l’afflux sanguin, menaçait d’éclater ; ses narines se dilataient comme après un bain thermal, alors que d’inhabituelles rides sur son front et aux commissures de ses lèvres complétaient sa grimace.

Tout cela pour un sou ? Quelle mauvaise farce ! Mais au fond, ils le comprenaient, et le jalousaient : quel délice, quelles sensations, quel bonheur, ces picotements de l’adrénaline envahissant le corps, juste avant le verdict des dés ! C’était la plus puissante des drogues, encore meilleure que le ral.

- Cinq au troisième et dernier lancé, annonça Ugain. As et trois et cinq qui donnent neuf, impair, résultat final ! Répétition !! Brait remporte à nouveau la mise.

Les quelques soldats de l’escorte qui feignaient encore le désintérêt n’y tinrent plus, et se joignirent, incrédules et railleurs, au reste de la troupe autour du feu. Ils clignèrent plusieurs fois des yeux et se les frottèrent même, se demandant si la fatigue ou les ténèbres ne leur avaient pas joué quelque tour : mais non, pour la huitième fois de suite, les dés s’étaient répétés, au mépris de toutes les lois de probabilité.

- Par toutes les créatures divines, et l’enfant-serpe ! commenta l’un.

- Cela relève du miracle ! ajouta un deuxième, amusé.

- Oui, c’est un signe, conclut un troisième en touchant le plateau du petit doigt et de l’index de la main gauche, en forme de corne, pour conjurer le mauvais sort.

Les autres approuvèrent par des hochements de tête ou des grognements rauques, et contemplèrent avec d’autant plus de crainte le morceau de bois de chêne sur lequel ils jouaient. Il n’avait l’air de rien, taillé grossièrement dans de l’écorce d’un arbre mort, ramassée au bord du chemin ; un vrai plateau de soldats, sans ornements ni fioritures. Il n’était même pas tout à fait carré, et de bien trop petite dimension pour être considéré pour une carrière au Mont-jouant.

Pourtant, malgré cette pauvre apparence, la table de jeu prenait chaque jour plus d’importance aux yeux des hommes du baron : tous les soirs, c’était sur sa surface que roulait le dé et que se décidait le sort de leur maigre solde, au gré des victoires et des défaites, au point que par plaisanterie et superstition, les mercenaires surnommaient la tablette son altesse, et en parlaient avec crainte et respect, comme si elle était vivante et pouvait les entendre, et les punir.

- Son altesse aurait un favori que cela ne m’étonnerait point ! commenta l’un, étonné sinon jaloux de la réussite de Brait.

On ne pouvait pourtant reprocher une quelconque partialité à son altesse le plateau de jeu, qui ne donnait à l’un que pour mieux lui reprendre au coup d’après. Les mises circulaient ainsi de bourse en bourse depuis le début de la mission sans qu’aucun des mercenaires ne puisse se targuer d’être plus ou moins chanceux que les autres. Jusqu’à ce soir, où invariablement, au cours de la partie, les dés avaient donné neuf : trois, as, et cinq ; quatre, quatre et as ; deux, cinq, et deux ; trois, deux et quatre ; sept, as et as ; quatre, trois et deux, et ainsi de suite.

- Si Brait était le favori de qui que ce soit, rétorqua Ugain, il ne serait point mercenaire, à son âge ! Voilà trente ans qu’il guerroie et mange maigre, qu’il campe dehors dans le froid, avec pour toute compagnie des poissards tels que vous et moi. Drôle de chanceux, vous en conviendrez !

- Sa série de victoire est pourtant aussi réelle que suspecte, répondit Corin d’un ton aigre. Je m’offre donc de vous donner la solution à cette énigme, tant elle crève les yeux. Le dé est pipé !

Le jeune mercenaire doubla sa sortie d’un juron qui se perdit dans les rires gras des soldats. Ugain secoua la tête et posa un regard sévère sur Corin, mais on lisait plus de compassion que de fâcherie dans ses yeux. Il ne se passait pas une partie sans qu’un mauvais perdant ne l’accuse de tricher et ne lui cherche noise. Au fond, les plus grandes qualités d’un maître du jeu résidaient dans la diplomatie et la patience, soit tout l’inverse de ce qui faisait un bon soldat. Mais cela lui importait bien peu, et si essuyer des accusations farfelues était le prix à payer pour assister au miracle des dés au plus près, soir après soir, il était bien faible, selon lui.

- Un dé pipé ? répliqua-t-il avec calme. Il faudrait être fol à risquer l’écartèlement pour de si petites mises. On voit bien, jeune poissard, que vous n’avez aucune expérience des dés - ou de la vie, du reste ! Huit répétitions, ce n’est somme toute pas si incongru, tant il existe de combinaisons qui donnent neuf ! Le petit, cela, c’est autre chose !

Corin leva les yeux au ciel, et des sourires amusés se dessinèrent sur les rudes visages des poissards qui assistaient à la partie. Voilà quatre ans qu’ils assuraient la protection de son excellence le baron de la Rochedor, surintendant des finances du roi de cœur, et quatre ans qu’Ugain radotait la même histoire : trente ans plus tôt, en pleine guerre des dupes, il avait perdu douze fois de suite face à son sous-officier. Douze fois, au mépris de toutes les prévisions et statistiques, le petit - ou triple as, était tombé, coup sur coup, le ruinant totalement, alors même que sa conscription touchait à sa fin. Il n’avait eu d’autre choix que de se réengager pour éponger ses dettes de jeu. Sans cela, il aurait peut-être eu une autre vie, et certainement plus de gras entre les os et la peau.

- Oui, oui, je connais l’anecdote, le coupa Corin, nous la connaissons tous !

- Quand on est malchanceux, c’est pour la vie, conclut tristement Ugain.

- La chance est une petite grosse, abonda Brait, son compère, qui souriait lui à dents de victoire, ce qui le rendait d’autant plus effrayant, avec son visage barré en deux, d’une oreille à l’autre, par une vieille balafre.

- Quitte ou double ? proposa fiévreusement Corin.

   Les soldats soupirèrent devant l’inexpérience de leur jeune camarade d’armes ; une défaite en entrainait une autre, il ne pouvait donc se sortir de ce mauvais cycle qu’en abandonnant la partie. Ce soir, la chance ne lui souriait pas, et ne lui sourirait pas. Seulement, la fièvre du jeu le dévorait, et limiter les pertes n’intéressait pas Corin. Il rêvait de victoire, aveuglé par la passion ; on le voyait à la lueur brillante qui attisait son iris et au tremblement d’excitation qui le secouait frénétiquement. Et comment lui en vouloir ? Il n’avait que cela, dans cette vie, ici-bas, comme eux tous.

- Combien te reste-t-il ? l’attisa Brait.

Entre joueurs, on se tutoyait toujours, entre paysans, entre soldats et entre nobles.

- Rien. Mais je peux miser sur ma future solde. Un écu d’or, un écu-Enoch ! Quand nous rentrerons en Nibévie, je serais riche ! Nous serons tous riches !

Le vieil homme fit la moue. Le baron leur avait interdit de parier leur futur salaire, de peur que des conflits n’éclatent dans la garde, ou que les perdants ne désertent. Un sac d’or leur était promis à chacun à leur retour s’ils s’acquittaient bravement de leur devoir, mais en attendant la fin de la mission et leur récompense, ils devaient se contenter d’une solde de misère toutes les demi-lunes.

- Tu sais bien que ce n’est pas permis. Si son excellence venait à l’apprendre… Et il le saura.

- Je parie tout ce que tu voudras ! supplia Corin.

- Parier tout ce que l’on voudra, c’est une manière de ne rien parier du tout, remarqua Ugain. Vous n’avez plus de bronze ? Bienvenu dans la vie d’armes : misez vos corvées !

- Avec joie ! s’écria Corin.

- Cela fait longtemps que j’ai passé l’âge de jouer pour des tours de garde !

   Un sourire en coin sur le visage mutilé de Brait trahissait son air faussement détaché.

- Mais enfin, reprit-il finalement, après une pause qui ne manqua pas de désespérer Corin, puisque je suis en veine, je ne me sens point de te refuser, mais cela te coutera, si tu perds à nouveau (et le risque est grand, vu ma chance du jour), toutes mes corvées pour les trois prochaines lunes.

- Ce sera tout ? Je n’ai perdu que huit sous de bronze, jusque-là. Cela ne vaut pas une demi-lune de tours de garde !

- Très bien, fit Brait en ramassant théâtralement le sou de bronze. C’était à prendre ou à laisser. Du reste, cela m’arrange assez, je n’avais plus tellement envie de jouer.

- Non, certes ! hurla le jeune engagé d’une voix presque hystérique. J’accepte l’enjeu, malgré le vol !

   Les soldats, qui ne perdaient pas une miette du spectacle, s’adressèrent des clins d’œil hilares. Le pauvre Corin se laissait manipuler dans les règles de l’art par le vieux Brait.

- Vous ne devriez pas, intervint Emer, le capitaine de l’escorte des cent cinquante hommes, qui sortit de l’ombre tout en hochant la tête vers le jeune joueur incorrigible. Apprenez à couper vos pertes tant qu’elles sont acceptables !

- Est-ce un ordre ? se piqua le jeune homme.

 -C’est un conseil ; vous restez libre de parier, tant que vous n’engagez point vos futurs salaires. Mais pensez-donc à ce qui est arrivé à Ugain, je vous en conjure : que cela vous serve de leçon !

- Cela date de plus de trente ans, je n’étais pas né ! Et puis les créatures me réservent une autre destinée qu’à mon malheureux compagnon d’armes. Je suis d’une toute autre envergure.

Des sourires moqueurs se dessinèrent dans l’assemblée, mais Corin affichait un air si sérieux et si féroce que personne n’osa rire tout haut. Il émanait de lui une énergie étrange, une force intérieure puissante mais non encore révélée, et qui lui procurait une certaine aura malgré son caractère fougueux, son attitude irrespectueuse et ses façons de gamin des faubourgs. A l’instar de nombre de mercenaires, il descendait des sarques[1], une peuplade libre d’éleveurs-guerriers qui vivait depuis les temps anciens dans les plaines immenses qui bordaient le Déletran, loin, très loin, à l’extrême ponant du royaume. La dernière peste, les incendies et la famine en avait poussé grand nombre à l’exil. On les retrouvait souvent dans les rangs des bandits ou des mercenaires.

Ugain, sans se soucier de la demi-insulte à son encontre, haussa les sourcils, impassible, ce qui creusa encore plus sa vieille figure ridée. D’un geste mille fois répété, il passa sa manche gauche sur le plateau pour le nettoyer des impuretés.

- Pair, annonça Corin, à qui il revenait de choisir. Il suffit de continuer de miser également : aucune suite n’est infinie !

Brait sourit, dubitatif, et cracha à terre. Le pari courrait.

- Tu ne connais donc point la loi de l’érudit Roblaud sur la répétition, malgré ta haute destinée ? Tu l’apprendras à tes dépens !

   Des rires gras ponctuèrent la remarque de Brait.

- Je ne connais pas plus ce Roblaud que le marquis de Féragonne, et j’ajoute que je ne m’en soucie aucunement, se piqua Corin, moins assuré qu’il ne voulait paraître, pressentant que son entêtement pouvait lui valoir de fâcheuses conséquences.

- Y a-t-il d’autres paris ? demanda Ugain.

- Ma foi, dit Emer, je m’en voudrais de ne point miser un sou sur répétition, en l’honneur dudit érudit Roblaud, dont je suis lointain parent puisqu’il était l’arrière-arrière-grand-oncle d’une de mes cousines par alliance. J’offre un sou de bronze à qui prend, contre un écu d’or si le neuf tombe à nouveau, vu la faible probabilité. Soit une côte à un contre cent, ou une surcote de dix pour un. Y a-t-il preneur ?

- Oui, je relève, fit un soldat à moitié endormi, d’une voix caverneuse. Il n’y aura point d’autre répétition ce soir, ou alors les baleines ont des ailes ! C’est un sou gratuit, j’accepte l’offrande.

Vu l’enjeu, les soldats fixèrent son altesse d’autant plus intensément. Le premier dé donna six, ce qui fit sourire le soldat encore quelque peu endormi : ce grand résultat l’arrangeait, il ne restait désormais que deux combinaisons qui le fassent perdre : soit le deux puis l’as, soit l’inverse. Les chances lui semblaient bonnes. Mais le deuxième dé tomba sur deux, ce qui eut pour effet de lui effacer son sourire et de le tirer définitivement de son demi-sommeil : il avait désormais une chance sur six de perdre un écu d’or, soit presque dix lunes de soldes, si durement économisées. Il se mordit les lèvres. Quelle méduse l’avait piqué de jouer contre Emer du Barrant, un noble que le sort privilégiait depuis la naissance ?

- Maudites créatures ! Quatre ans que l’on joue tous les soirs, et jamais nous n’avions eu, jusque-là, neuf répétitions ! s’exclama-t-il.

- Nous n’en avions jamais eu huit non plus, remarqua Ugain.

- Il faut une première fois à tout, surenchérit Brait.

- La chance est une petite grosse ! conclut un autre.

Ugain lança le dé pour le troisième et dernière fois, si fort et si bien qu’il tournoya, après avoir tapé contre le coin du plateau, à la manière d’une toupie. Le vieux soldat n’était certes pas bossu, mais personne dans la compagnie ne l’égalait au lancé de dé. Le cube tourbillonna quelques instants sous l’œil apeuré de Corin et du soldat maintenant tout à fait alerte. La peur leur contractait les muscles du visage dans une grimace figée. Ils pressentaient leur défaite.

- As et impair ! annonça Ugain, une fois le dé immobilisé. Six et deux qui font huit, et as qui donne neuf, récapitula-t-il. Répétition ! Encore !!

Emer et Brait, les deux vainqueurs, laissèrent exploser leur joie, tandis que les perdants durent subir les rires moqueurs de leurs camarades d’armes.

- Alors, ça, jura Corin, on ne m’y reprendra plus !

- Vous avez donc retenu la leçon ? l’interrogea Emer.

- Pour sûr ! La prochaine fois, je miserai sur répétition jusqu’à ce que mort s’en suive, rétorqua-t-il dans l’hilarité générale.

- La prochaine fois, ce ne sera point ce soir, ni demain, répliqua Brait. Le tirage m’avait désigné pour aller au Vieux-castel, prévenir de notre arrivée. Mais puisque tu es corvéable en mon nom, je te souhaite bonne route !  

Corin, tout rouge, lança un nouveau juron qui redoubla la joie mauvaise des soldats, et sur ce, Brait remit les huit sous de bronze en jeu dans sa bourse et se dirigea vers le bois pour se dégourdir les jambes et changer d’air. Malgré sa série inédite de victoires, il demeurait maussade ; voilà quatre années qu’il voyageait sur les routes, loin de la capitale et de ses maisons de vices et tavernes, empêtré dans cette mission sans fin, forcé de subir la même compagnie, les mêmes jeux de dés, les mêmes blagues, les mêmes disputes, les mêmes insultes, les mêmes histoires, tous les soirs, encore et encore. Une grande fatigue l’accablait, la faim et froid le tenaillaient. Il ne se souvenait pas de son dernier repas gras.

La lune, maintenant assez haute dans le ciel, bien qu’à son dernier quartier, ne laissait filtrer qu’une faible lumière flavescente à travers l’épais manteau nuageux mêlé de fumée, ce qui rendit le vieux légionnaire d’autant plus nostalgique des vives couleurs chaudes et de l’agitation sans pauses de Delcite, la capitale du royaume. Que n’aurait-il pas donné, pour une bonne nuitée de débauche au quartier des proscrits, à ripailler, boire, et forniquer !

Ici, dans les hautes-seigneuries, il devait se contenter les bons jours d’auberges de piètre qualité, avec au mieux des filles à peine plus vertes que lui, et de la bière au goût douteux, ou du mauvais vin. Mais le plus souvent, loin de tout village ou hameau, il leur fallait camper dehors, comme ce soir, au milieu de rien, dans le froid, dans la solitude, dans le sinistre, à s’éreinter le dos sur les cailloux et à tromper la faim avec des graines ou des racines, pas toujours comestibles.

Cela n’était plus de son âge, d’autant que le baron s’était révélé un maître cruel et impitoyable, qui abusait de tout prétexte pour les maltraiter et les punir, sans jamais s’adoucir malgré quarante lunes passées à leur côté, au point que les anciens soldats en regrettaient presque le temps de l’armée et de la guerre. Alors, après une bataille, pour les survivants, on prenait du bon temps, tandis qu’avec son excellence, quelles que soient les circonstances, on passait d’une corvée à des sévices, sans avoir jamais le temps de souffler, et tout cela sans rien de solide dans le ventre.

Le baron, lui, dinait gras du matin au soir dans son carrosse qu’il ne quittait jamais, en compagnie de son pupille, l’odieux Méline, son âme damnée, avare de tout, sauf des punitions injustes et les coups de fouet. Même ce soir, alors que les environs étaient plus déserts que les solitudes désertiques du nord, il leur avait refusé le moindre repos. Au moins, songea le vétéran, il échapperait aux corvées pour un petit bout de temps - ou jusqu’à la prochaine partie.

Il passa devant le fiacre du baron, duquel s’échappait une douce odeur de cerf faisandé aux baies qui lui aiguisa cruellement l’appétit. Il s’en éloigna d’un pas vif pour se diriger vers le sous-bois. Il contourna le cercle des cent carrosses chargés de tout l’or du royaume, objet de leur mission d’escorte et de protection, et salua au passage, vaguement, d’un signe de tête, le groupe de quatre fois douze hommes qui le gardait. D’ici quelques heures, il aurait à prendre le relai.

- C’est toi, Brait ? fit la voix cassée d’Alfire, un autre conscrit de la guerre des dupes, à qui un coup d’épée avait presque tranché le cou, voilà vingt ans. Je t’accompagne, si tu vas au bois. Nous devons y patrouiller au moins une fois toutes les deux heures. Ordre du baron.

- De quoi a-t-il peur ? D’une attaque de glands de chênes ?

- Si seulement il y en avait, des glands, ou des marrons ! On pourrait les faire griller avec du bon gibier ! Ah, je dînaillerais avec grand plaisir quelque marcassin de lait broché…

- Et si je connaissais la vicomtesse Offman, je dînerais des asperges en son palais ! Alors, qui donc son excellence t’envoie-t-elle guetter dans cette maudite forêt ?

- Tu le sais bien ; il attend des nouvelles de l’armée d’Afflérien. Voilà trois lunes que notre dernier coursier est parti à sa rencontre. Le baron se meurt de sa réponse.

- Alors autant guetter les fantômes ! S’il n’est revenu après trois lunes, c’est qu’il ne reviendra point. Surtout après ce que l’on a fait à Grécieux-voizin… Quel massacre ! Quelqu’un l’aura tué pour se venger, voilà tout. Aucun d’entre nous ne survivra seul, désormais.

Des arbres morts, épars, annonçaient l’orée du bois, dans lequel ils pénétrèrent bientôt, éclairés par la seule lumière de la torche qu’Alfire tenait en main. L’aspect des troncs décharnés leur hérissa les poils ; l’endroit semblait hanté. Les branches pendantes des chênes et des hêtres dépassaient de la mer blanchâtre de brume de manière menaçante et désespérée, tels les bras d’un noyé tentant de s’extirper de sables mouvants, ou d’entrainer les autres dans sa chute. Les deux vétérans frémirent. Le silence leur pesait.

- C’est gai à en crever, maugréa Alfire.

- Nous serions mieux dans une bonne taverne aux abords du palais d’Aram, loin de tout cela ! abonda Brait.

- Il y a toujours plus malheureux jusqu’au dernier poissard, lui rétorqua Alfire de sa voix murmurante, remettant leur petit jeu de piques à égalité.

Ils avancèrent ainsi quelques instants, sans parler, perdus dans la contemplation passive de ce cimetière de forêt. Ils n’y croisèrent rien de vivant, sinon des vers qui se régalaient de l’humus des branches et des feuilles mortes. Il y en avait toujours pour s’engraisser de la ruine et de la pourriture, remarqua Brait. Malheureusement, ce n’était jamais lui.

Il n’avait jamais eu de chance, dans la vie, et il en savait trop long pour croire à un retournement de sa bonne étoile à un âge aussi avancé. Ce n’était pas ainsi que la roche allait : la plupart devaient souffrir pour qu’un petit nombre profite des bonnes choses, et cela se décidait à la naissance, par la naissance. Lui, il était né poissard, sous de mauvais astres, et sa victoire du jour n’y changeait rien.

D’ailleurs, il n’avait gagné que huit petites pièces de bronze, à peine de quoi se payer un tonnelet de bière et une fille lors de leur prochaine étape, au cours actuel des choses, tandis que le capitaine avait su profiter de sa chance, pour en un coup, ramasser un écu d’or ! Voilà ce qui différenciait les nobles des poissards : la capacité innée à s’accaparer de la bonne fortune des autres. A moins que cela ne soit qu’une question d’éducation.

Ah, si j’étais bien-né… pensa-t-il.

Les deux hommes se perdirent chacun dans leur rêverie, la forêt desséchée se prêtant plus aux sombres pensées solitaires qu’aux conversations intimes. Brait se revoyait jeune et plein d’illusions ; il s’était rêvé un tout autre destin, héroïque, à la Dionappe, ce légendaire fils de fermiers devenu grand général puis vicomte. Mais cette histoire datait d’un autre temps, pour peu qu’elle ne fut pas un pur mythe créé de toutes pièces par les nobles pour maintenir haut l’espoir des pauvres soldats qu’ils envoyaient se faire massacrer à l’autel de leurs conflits familiaux, la fleur au harpon.

Il repensa à son frère, qu’il n’avait plus vu en près de trente ans. Aux dernières nouvelles, dans leur jeunesse, il cultivait des terres dans le Baral. Il avait sans doute pris femme, et eu une tripotée d’enfants, dont au moins un ou deux lui survivraient. Brait regretta de ne pas l’avoir imité ; bien que le travail des champs soit harassant, cela lui paraissait, avec le recul, une vie plus douce que celle d’un mercenaire, faite de batailles sanglantes et de filles à soldats. Ils errèrent ainsi de longues minutes, sans échanger la moindre parole, perdant peu à peu toute notion du temps et de l’espace dans cette brume moite, lorsqu’un bruit sec les tira subitement de cette marche somnolente.

- Qui va là ? demanda Alfire de sa voix brisée, qui se perdit dans le brouillard.

Brait, d’un geste, lui intima le silence ; les deux vétérans tirèrent leurs épées et se collèrent le dos, côte à côte, contre un tronc d’arbre mort. Le bruit de pas, fin et léger, s’approcha des deux hommes, qui devinèrent bientôt à travers la brume la présence d’un gibier. Furtivement, à pas de loup, sans un bruit, Brait avança vers l’ombre, et d’un prompt demi-tour se trouva face à une biche si maigre qu’il lui voyait tout le squelette. Elle n’avait point de ventre ni de viande, juste le cuir sur les os ; on pouvait lui compter ses dents à travers les joues. Le mercenaire se demanda comment elle tenait encore debout, ou pour combien de temps. La pauvre bête affamée le contempla de ses grands yeux noirs profonds comme la nuit avant de disparaître d’un bond dans l’obscurité. 

- Il est donc encore des bêtes vivantes, dans cette maudite forêt, commenta Alfire de sa faible voix.

- Vivante, certes, mais point pour longtemps, vu sa maigreur !

- Eh bien c’est malheur que tu ne l’aies point soulagée de ses souffrances ! Quel souper aurions-nous fait !

- Et comment l’aurais-je abattue, sans arc ? En la provoquant en duel ? On ne tue point du gibier à l’épée ! Elle était de toute façon bien trop maigre pour nourrir même un homme.

- Certes. Mais il y a toujours de la viande à ronger sur les os ! Les nerfs, les ligaments, les intestins, le foie, le cerveau, les yeux, la langue, et j’en passe. Un véritable festin, pour nous qui n’avons rien eu d’autre que des vers à nous mettre sous la dent depuis plus de trois lunes.

- Silence ! lui intima Brait pour la seconde fois.

De nouveaux bruits de pas, cette fois-ci plus nombreux mais également plus indistincts firent dresser l’oreille des deux soldats. Ils devinaient une présence alentour, au son des feuilles mortes et des brindilles qui craquelaient par dizaines, mais ne voyaient rien ; au mieux, ils distinguaient de vagues taches sombres dans la brume, trop hautes et trop fines et trop nombreuses cependant pour du gibier. Ils approchaient rapidement.

L’atmosphère changea. Il flottait maintenant dans l’air un parfum irréel et frais qui soulageait l’esprit. Cependant, cela n’avait rien de naturel, et décelait quelque sorcellerie. Alfire, prenant les devants puisque c’était son tour, tira bravement son épée et s’avança en direction des ombres. Il s’immobilisa pourtant après à peine trois pas, et lâcha son arme.

Brait le rejoignit promptement, mais demeura lui aussi bouche bée. Pour la première fois en plus de trente ans de service, les deux hommes baissèrent leur garde. Sous leurs yeux ébahis, mais pour leur joie durable, un groupe de prime-sang, nus comme les fils de la mer, s’en allaient vers l’ouest. Ils se trouvaient à trois pas à peine de distance, quasiment à portée de bras, et pourtant un abîme infranchissable semblait les séparer ; c’eût pu être aussi bien une procession de quelque autre époque oubliée, ou d’un autre monde.

Ils crurent halluciner, tant la marche de ces êtres de beauté paraissait hors du temps ; peut-être que les troncs morts putréfiés rejetaient dans l’air des vapeurs qui empoisonnait leur raison, ou encore, la faim leur jouait un tour : il n’y avait pas plus imaginatif que ventre vide. Mais leur chant s’éleva bientôt dans l’air, et monta aux oreilles des deux vétérans, faiblement, accompagné de nombreux pleurs. Jamais les rudes mercenaires n’auraient pu s’imaginer de pareilles voix, aussi douces, aussi belles, aussi tristes. Il ne s’agissait donc pas d’une rêverie, et ces créatures qui passaient à leur côté, plus longues et plus fines que les humains existaient bel et bien, aussi étranges soient-elles.

Bien que ni Brait ni Alfire ne comprennent leur langue, ils en furent émus aux larmes. La chanson leur évoqua par ses notes mélancoliques un vent glacé d’automne emportant les dernières feuilles, mais un automne particulier, un qui ne serait suivi ni d’hiver ni de printemps, un de fin de partie, un qui glaçait les os. La mélodie ressemblait à la prière des morts, qui accompagnait les nobles aux tombeaux. Ils l’avaient si souvent entendue, lors de la guerre des dupes, chaque fois qu’un officier tombait au combat. Sans vraiment comprendre pourquoi, le deuil que portaient les prime-sang les toucha grandement, comme s’ils les concernaient. Peut-être pleuraient-ils la fin de la roche.

Malgré tout ce malheur, les deux mercenaires se sentirent réconfortés dans leurs souffrances. Le temps d’un instant, ils oublièrent leur faim lancinante, leurs peines, leurs regrets. Les prime-sang leurs parurent plus beaux que le clair de lune ; leur peau était pâle, aussi pâle que leur sang, qu’il était interdit de jamais faire couler. On rapportait qu’ils vivaient aussi longtemps que les arbres, auxquelles ils étaient liés, et peu de mortels pouvaient se vanter d’avoir jamais aperçu leur superbes traits, beaux, et graves, et fins, tant ils fuyaient la compagnie des hommes. Certains prétendaient qu’ils n’existaient pas, sinon dans les temps légendaires passés depuis bien longtemps.

Mais ceux qui étaient versés dans la tradition savaient que le premier peuple avait quitté le royaume de cœur pour les grandes solitudes du nord de la roche des milliers d’années auparavant, et que seuls subsistaient ci-et-là de petits groupes attardés dans leur forêts natales. Maintenant que les arbres mouraient, les derniers êtres-bénis quittaient le pays, dans un chant aussi nostalgique que les souvenirs effacés de ces forêts millénaires.

- Si les prime-sangs quittent le royaume, la chance l’abandonnera bientôt ! murmura Alfire d’une voix émue, longtemps après que le dernier eut disparu, au loin.

- Certes. A moins que ce ne soit déjà le cas ; après tout, voilà bien des années que l’on attend un héritier à la couronne, qui ne vient pas. Cela n’est pas bon signe, quoi qu’on en dise. Certains affirment que c’est la cause de la famine et de toute cette désolation ; la souche se meurt. Tant qu’aux prime-sangs, pas un mot aux autres ! Si le baron venait à l’apprendre, il serait capable de nous lancer à leur poursuite, pour en capturer un. Il serait prêt à tout, même au sacrilège, pour laver son sang !

 

 

[1] La première mention des Sarques date de l’an 752 et du mémoire de voyage de l’érudit Valant-des-arts, conservé aux archives, et qui fait état de « paysans des bords septentrionaux de la Mer Orange » ; Plusieurs fois annexés par les royaumes voisins, les Sarques profitèrent des troubles des guerres intestines pour retrouver leur indépendance.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
JuneZero
Posté le 06/02/2021
Hello !
Ca me surprend qu'il y ait 2249 vues et pas un seul commentaire, ce texte est super bien écrit et sa densité n'altère pas le plaisir de lecture au contraire !

Il y a quelques petites coquilles que tu sauras corriger mais le style est bon, fourni, il y a du vocabulaire, c'est vraiment cool. J'attends la suite même si je suis pas fan de "La chance est une petite grosse" qui en soit veut pas dire grand chose (je ne m'arrête pas sur la misogynie apparente de ton monde x'))

En vérité il n'y a que deux choses qui m'ont gênée : l'absence de majuscule à certains noms propres (coeur, roche) qui, comme ce sont des noms communs en plus d'avoir une fonction de nom de lieu, peuvent parfois prêter à confusion : est-ce qu'on parle d'un lieu unique ou est-ce qu'on parle de l'élément roche ? Fin ça gâche un peu la lecture et comme pour certains noms y en a du coup ça fait un rendu un peu inégal.

La deuxième chose c'est la discussion entre les parieurs qui je trouve traîne un peu en longueur, au bout d'un moment je me disais "ça va on a compris avance" :p Mais en vrai les dialogues restent bien écrits on sent une certaine bougonnerie chez les soldats.

Les Prime-Sang m'intriguent ça donne envie d'en savoir plus.

Parfois les noms de barons ou d'endroits lancés comme ça me perdent un peu mais je me dis que c'est pas important à retenir et que je me repérerai bien quand il faudra. Ca me surprend par contre que le Baron se goinfre alors que ses soldats ont à peine de quoi manger : si on veut des gens efficaces au combat vaut mieux qu'ils soient bien nourris, après vu la gueule de la biche c'est peut-être pas forcément volontaire.

J'ai beaucoup aimé certaines phrases, certaines tournures assez poétiques parfois :)

Voilà, j'espère voir bientôt la suite :)
Max Lanzarotti
Posté le 26/03/2021
Merci June pour ton commentaire !
C’est la première fois que je mets les pieds sur plume d’argent depuis des mois, étant donné que personne ne semblait me lire.
Tes remarques sont tout à fait justes, d’ailleurs un éditeur m’a fait un retour similaire. Depuis, j’ai supprimé ce chapitre qui ne sert pas l’intrigue. (Les prime-sang restent).
Je vais peut-être le republier ici, puisqu’il semble que j’ai au moins un lecteur !
Merci encore et bonne journée :)
Vous lisez