La corde et les mouches

Par Mari N

Quand Rob se réveille, il commence sa journée par une tasse de café. Il est neuf heures, Carole est partie pour son travail depuis longtemps. Rob n'a pas grand chose pour remplir ses journées depuis qu'il s'est fait virer de son travail de livreur pour le supermarché du coin. Une belle connerie de sa part en plus de ça : conduite en état d'ivresse. Et pas qu'une fois. Ils en n'ont eu marre de lui et ont fini par le jeter par la fenêtre sans remords. Rob n'a même pas la force de leur en vouloir. 

Il récupère une bouteille de bière au frigo puis va s'installer en caleçon sur son fauteuil dégarni. Carole a oublié de faire les courses en rentrant hier soir, pourtant l'épicerie est pile sur son chemin. Elle a pris la bagnole, donc Rob ne peut pas y aller, à moins qu'il prenne le bus, mais il n'a aucune motivation de traverser le coin en bus pour aller s'acheter de quoi becqueter. Non, sa bière fera l'affaire. 

Il s'installe sur son fauteuil, se penche sur la gauche pour extraire son bloc-note où il gardait précieusement tous ses pronostics. Il passe sa main sur la reliure dans un geste de vénération. Les jeux d'argent et Rob, c'est quelque chose qui remonte à loin. Il a toujours été addict à pratiquement tout et n'importe quoi durant ses quarante-cinq d'existence inutiles… une des seule chose de stable dans sa vie.

Il est parvenu à fuir toutes les bonnes choses, mais jamais son addiction aux jeux de courses. Il rejoue dans sa tête la course d'hier, gratte quelques pronostics entre deux gorgées de bière.

Un jour, il avait empoché mille dollars en pariant mais complètement bourré. Il se sent plus intelligent quand il est bourré, sa pensée transcende comme on dit. Alors Rob continue à se péter la gueule jusqu'à midi. Il ne se rend même pas compte qu'il a descendu le paquet de bière qu'il est allé chercher au frigo, dans un état de transe tandis qu'il écrivait ses pronostics.

     ***

— Il y a un truc que tu dois savoir, dit son père pendant qu'il manœuvre le volant.

Robert Lincoln Jr, assis sur le siège passagers regarde d'un air boudeur à travers la fenêtre.
Son père a dû quitter son travail pour venir le chercher. L'école l'a expulsée pour quatre jours parce qu'il s'est battu. Il avait gravement blessé Jacke Downey, la brute de sa classe de CE1. Jacke est une sac à merde – Rob n'a pas le droit de dire des gros mots, sinon son père le lave la bouche avec du savon.

Jacke s'en prend toujours à Rob et à ses amis. Il est plus grand, énorme et a de petits yeux méchants. Rob évite de réagir à ses provocations car à chaque fois qu'il le fait, une ombre noir s'abat sur lui, le divise en deux au  plus profond de son être. Rob devient alors très dangereux et il fait des choses pas bien… mais quand il a vu Jacke s'en prendre à Lizzie, sa meilleure amie, il n'a pas pu se retenir.

Quand il est revenu à lui, Jacke était inconscient sur le sol, le visage gonflé et en sang. Rob au-dessus de lui, avec une pierre ensanglantée dans la main…

Il a failli être exclu plus longtemps, si ce n'est grâce à toute la classe qui a pris sa défense, témoignant de la brutalité de Jacke et de l'hypocrisie des professeurs qui font semblant de ne rien voir.

— Il faut que tu comprennes que tu ne peux pas tout régler par des poings… non, Robby. C'est pas comme ça que ça marche. TU NE DOIS PAS LAISSER CE MACHIN TE CONTROLER !

— Pardon pa’.. 

— Il faut que tu saches que... tu ne peux pas laisser cette chose te contrôler à chaque fois que tu es dépassé par les événements... non, Robby.

Robert soupire. Rob sait que son père déteste avoir ce genre de conversation... de parler de cette chose… il avait dit que ça circule dans leur famille depuis des générations. Parfois, quand son père est dépassé ou particulièrement agacé, il se ‘divise’... l'ombre s'abat sur lui et il finit par faire des choses qu'il regrette après… son père ne veut pas admettre que c'est la raison pour laquelle maman est partie, en laissant Rob derrière elle. Elle ne veut certainement pas risquer de traîner un monstre pareil dans ses valises.... elle répétait que Rob est le portrait cracher de son père. Elle ne prenait même plus la peine de masquer le dédain dans sa voix...

Il gare la voiture devant l'allée de la maison. “ Va m'attendre dans ta chambre, avait dit son père”, Rob s'est exécuté courageusement. Il est monté dans sa chambre, a retiré silencieusement son pantalon et posé la tête contre le bois froid de la commode, comme un condamné. Ses gestes mécaniques, dissociés de toute émotion.

Il essaye même de ne pas ciller quand il entend les chaussures de son père marteler contre les marches d'escalier, il n'a pas besoin de se retourner pour voir la boucle de ceinture dans les mains de son père.

        ***

— Il va se passer un sale truc c'est moi qui te le dit mon salaud !

Rob se passe la main sur le visage, épuisé, à moitié bourré. Carole lui a téléphoné pour lui demander d'aller faire les courses, elle a oublié l'argent à la maison et elle compte bien rentrer et trouver le frigo plein à moins qu'il veuille qu'elle lui passe son pied au cul. Rob l'a écouté lui hurler dans le combiné du téléphone, d'une oreille. Elle a raccroché et tout ce dont se souvient Rob c'est : Course… cul… n'oublie pas…

Il a retiré quarante dollars dans la boîte à chaussure en dessous de leur lit et a pris le bus. Il fait froid aujourd'hui, un soleil dardant au-dessus d'un ciel sans nuage pourtant l'air est lourd comme dans un frigo.

Tandis qu'il fume dans le parking, le dos contre le mur, Rob pense à rendre une petite visite à Rodrigue, histoire de voir comment il va et boire quelques bières ensemble. Le pauvre bougre était secoué la dernière fois qu'ils se sont vus, traumatisé par une histoire de monstre qu'il aurait vu dans les bois, La Criatura !*

Rodrigue n'est pas quelqu'un de particulièrement superstitieux, et Rob n'est pas au courant que ce dernier a commencé l'usage des drogues dures. Mais quand Rodrigue a fondu en larmes au comptoir du bar… Rob s'est senti particulièrement déstabilisé…

<< J'aurai dû aller le voir plutôt >>, il pense. Mais ensuite, il a été distrait par les factures, les prises de bec sans fin avec Carole. Les problèmes d'argent… les jeux de courses…

— Hé ! Tu m'écoutes mon p'tit ?

Rob descent son regard sur une petite femme, vielle peau toute dégarnie engloutie sous des couches d'haillons  avec les cheveux hisurtes graisseux. Elle vit dans les rues depuis des années, elle est tellement vieille que même elle ne se souvient plus de son prénom. On se contente de la surnommée la Cinglée. 

— Hé ! Fait Rob. Désolé, j'étais en train de réfléchir.

La Cinglée le contemple avec un regard grave avant de se soupirer.

— Cogiter n'est pas ton fort, crois-moi, tu es un homme d'action. Un homme comme il ne s'en trouve plus par les temps qui court, cet endroit on aura bien besoin.

- Moi ? Tu te trompes ma vieille, je suis un vrai poltron, c'est ma nana qui porte la culotte, il sourit avant de retourner à sa cigarette. 

Il se décale de quelques pas parce qu'elle pue franchement mais sans plus. Rob a vécu à la rue durant une partie de sa vie d'adulte, quand il a fugué de chez lui et n'avait nulle part où aller. Les gens vous traitent comme de la merde quand vous n'avez rien. Rob s'était senti plus en dessous que de la merde durant ses moments. Il ne savait même pas que c'était possible. Il ne méprise pas les gens comme la Cinglée, pas comme les gens qui passent à travers le parking, tout beau tout propre et ne peuvent se retenir de les lancer un regard de dédain.

Rob sait que ça fait d'être la rue, s'il y était resté un peu plus, il est certain qu'il aurait fini cinglé aussi.

La Cinglée s'est adossée aussi contre le mur, le regard perdu en face d'elle. Un petit garçon trottinant derrière sa mère s'arrête devant eux pour les contempler, il est vite tiré par sa mère dont le visage est pincé dans un rictus de dégoût.

— Avance, Kyle !

La Cinglée n'a pas cillé, le regard perdu devant elle, comme hypnotisée. Elle est vraiment frêle, noir comme la suie et couverte d'une couche de pestilance insupportable. Rob n'a plus de sous sur lui, il aurait aimé lui filer de quoi s'acheter un Burger…

— Hé ! J'ai de la bière, tu en veux ?

Il farfouille dans son sac de course, deux cannettes de bière. Il en tend une à la Cinglée, son regard se réveille et elle se jette sur la boisson avec gratitude. 

Ils boivent en silence. Rob pense à nouveau à Rodrigue. Une sensation bizarre pèse sur sa poitrine, comme un mauvais pressentiment. La soirée au bar Minch rejoue dans son esprit et Rodrigue lui apparaît beaucoup plus désespéré que dans ses premiers souvenirs. Il se traite d'idiot d'avoir sous-estimé l'état du vieux bougre. Rodrigue n'est pas homme à se mettre dans tous ses états pour des broutilles. Il s'était dit qu'il allait en parler à Carole, mais quand elle est rentrée du poste, elle a pété un câble en apprenant que Rob est allé au bar. Elle a piqué une de ses crises et il s'en est suivi une engueulade pas possible. Rodrigue lui est complètement sorti de la tête.

— Un sale truc se prépare dans ce coin je le sens…

— Hein ? Fait Rob.

La vieille secoue la tête vigoureusement, comme pour chasser les araignées qui grouillent dans sa tête. Elle pose ensuite son regard sur Rob, elle semble s'apaiser. 

— Ouais, un sale truc se prépare dans ce coin… on est chanceux d'avoir un gars comme toi dans les parages. Pas vrai, mon p'tit ?

Ne trouvant rien à lui répondre, Rob se contente de lui sourire. Ils boivent leur bière en silence. 

Rob essaie de joindre Rodrigue sans succès. Il essaie de ne pas laisser la sensation bizarre qu'il ressent à chaque qu'il pense à Rodrigue le grignoter encore et encore… il essaie éperdument…

Quand son bus s'arrête à son terminus, Rob descend avec un empressement mal contenu. Il manque de glisser sur la sortie. Il réajuste son blouson et avance sur l'allée. Rodrigue habite dans une baraque modeste à la fin du coin  de rue. Elle est isolée des autres maisons, elle possède une grande cour remplie d'herbe cerclée d'une haie en bois qui ne dirait pas non à un bon coup de peinture. Rodrigue est un chasseur, il gagne sa vie en revendant ses prises à des entreprises qui vendent des aliments pour animaux. Il vit comme en ermite, dur à cuir solitaire, allergique à la technologie. Un gars sympa mais discret. 

Quand il arrive devant la maison de Rodrigue, l'atmosphère est lourde, il y a plein de mouches dans l'air et des mauvais piafs qui voltigent partout. Rob cogne, tambourine plusieurs fois contre la porte en bois. Il n'a aucune réponse. 

Rodrigue a dû certainement aller faire un tour, aujourd'hui c'est un lundi. Rodrigue n'a pas l'habitude d'aller travailler le lundi, il s'occupe en coupant du bois ou en faisant du nettoyage. Il est réglé comme une horloge ce gars.

Rob s'assoit sur les marches d'escaliers avec l'idée de patienter. Il a ses sacs de courses sous les bras d'où il extirpe une énième canette de bière. 

Il y a une odeur épouvantable qui embaume l'air, comme une carcasse en putréfaction. Ça explique la présence des mouches. Rob se bouche le nez et essaie de boire sa bière en même temps. Les mouches sont un cauchemar. 

— Mais qu'est-ce que tu fabriques, mon vieil salaud ? Maugrée Rob. 

Rob se lève pour se dégourdir les jambes, il se dit qu'il va contourner la haie pour voir quel machin ce vieil Rodrigue  a encore attrapé. Quand il enjambe la haie, il tombe nez à nez avec une mer de mouches, une horreur pas possible. Il suit le sentier qui mène à l'arrière-cour de la maison, à travers les herbes non taillées. Il se bouche le nez pour ne pas s'évanouir par la pestilence. 

Quand Rob lève les yeux devant lui, il est pétrifié...

.... Un cri muet s'échappe de ses lèvres scellées. En face de lui, retenu par une corde, suspendu dans le vide.. pend le corps desséché de Rodrigue...

Son visage... tuméfié, son regard... écarquillé... ensanglanté par les vaisseaux sanguins qui ont explosés les uns après les autres...
 

... sa bouche béante ruissellent de mouches comme si toute une colonie loge dans ses tripes.

Rob s'écroule sous le poids de l'horreur devant le regard du moribond autrefois son meilleur ami.

Il parvient à expulser le cri d'effroi coincé dans sa gorge.

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Grandy
Posté le 30/01/2025
Ton texte est vraiment captivant et plonge dans un univers sombre et réaliste. Rob est un personnage complexe et l'histoire est bien construite, avec une bonne dose d'émotion et de tension. La scène finale avec Rodrigue est particulièrement puissante !

Quelques petits conseils pour peaufiner :

Tu pourrais Diviser certains paragraphes pour aérer le texte et faciliter la lecture.
Tu pourrais également varier la longueur des descriptions pour garder un bon rythme.
Continue comme ça, ton histoire a beaucoup de potentiel ! J’ai hâte de lire la suite!!
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