La faille dans la terre
Le rez-de-chaussée de la taverne du Saint-Cellier se divisait en quatre pièces. La salle la plus vaste était réservée aux clients et au houblon, alors que la plus petite pièce était le cellier.
Depuis le comptoir, on pouvait atteindre un couloir étroit conduisant premièrement à la cuisine, là où dormait Dalisa, puis à la chambre de M. et Mme Taberné. Au bout du sombre corridor se trouvait la porte qui débouchait à l’extérieur, sur l'arrière de la taverne. Épaisse et robuste, la gardienne de l'issue ne se montrait charitable que sur présentation d'une tige tordue reposant sur le cœur de la plus belle femme du village. Autrement dit, la clef que Dalisa portait en collier. Seulement, grâce aux fioles de Mâchoire de Biais, qui avait encore besoin de clefs ?
L'alchimiste se courba en avant pour inspecter la porte en chêne qui les séparait de l'extérieur. Il gratta la serrure avec son ongle, y colla son oreille et tenta en vain de tirer sur le gros verrou qui passait au-dessus du palâtre métallique et s'enfonçait dans le mur. Renfrogné, il se redressa, contracta un poing jusqu'à blanchir ses articulations et se mordit les jointures des doigts. Il resta ainsi pendant quelques instants, sans rien dire, sans sortir de potion miracle, sans respirer même.
— Je ne peux pas l'ouvrir, admit-il finalement.
Eleonara l'étudia sans comprendre. Ce n'était pas tellement le moment de faire des blagues de mauvais goût. Comme il chuchotait, elle se demanda si elle n'avait pas mal entendu.
— Je m'attendais à une serrure simple pouvant se déverrouiller depuis n'importe quel côté, poursuivit l'alchimiste comme si on lui plantait une aiguille dans la moelle épinière et qu'il n'avait pas le droit de bouger. Ce système est plus complexe. Le verrou, cette grosse barre de fer, là, est immobilisé par un moraillon à auberon qui ne répond qu'au mécanisme derrière le boîtier. Si j'insère par le trou de la serrure de la glacia calda – de la glace chaude, pour les incultes –, la gravité attirera le liquide vers le bas, ce qui n'affectera pas le fonctionnement de la serrure vu que les ressorts, pênes et autres pièces se situent plus haut. Essayer de fendre le verrou ou le moraillon est inutile : ils sont tous deux ridiculement trop épais pour ce qu'il me reste de glacia calda. (Il ferma les yeux et inspira pour blasphémer en silence.) Je te l'ai dit : je ne peux pas ouvrir cette damnée porte !
À ce baragouinage, Eleonara ne saisit que la dernière phrase. Il ne pouvait pas ouvrir la porte, le dernier obstacle entre eux et la liberté.
À peine finit-il de parler que Mâchoire de Biais se tourna vers elle. Chaque trait de son visage jurait que s'ils ne s'étaient pas tenus aussi près de la chambre où ronflaient le père et la mère Taberné, il aurait volontiers hurlé à se déchirer une corde vocale. Eleonara prit alors pleinement conscience de l'étroitesse du couloir, de l'impureté de l'air et de la pierre froide calée dans sa poitrine.
— Tout ça, c'est parce que je t'ai désenchaînée ! se plaignit l'achimiste, pas plus fort qu'un murmure mais avec toute la rage d'un brasier. Si je ne l'avais pas fait, j'en aurais eu bien assez, de glace chaude ! Mais ce n’est pas grave, ironisa-t-il, tu vas aller me chercher la clef. Où est-elle ?
La gorge nouée, Eleonara pointa du doigt l'accès à la cuisine.
Quelques instructions et menaces plus tard, Mâchoire de Biais poussa Eleonara dans la cuisine. L'elfe faillit buter sur une marmite et un seau d'eau ; regagnant son équilibre, elle balaya la pièce des yeux, appréhensive. Dans la pénombre, elle ne percevait que des contours de formes foncées qui semblaient, collées, faire partie du même corps ombrageux. Il devait y avoir là des placards, des coffres à vivres, ainsi qu'un âtre. Interpellée par une vague odeur de ragoût, Eleonara considéra les empilements de bûches, de marmites, de jarres et de chaudrons sales à travers lesquels elle devait se frayer un chemin. Elle cligna des yeux et fronça les sourcils. Là, au milieu de ce bric-à-brac d'ustensiles et de récipients, Dalisa dormait sur une superposition de paille et de nattes, enroulée dans plusieurs couches laineuses. Seules ses mèches dorées fuyaient hors des couvertures qui la submergeaient corps et visage.
L’alchimiste, tel un félin tapi dans l'ombre, se cachait derrière le battant de la porte, son bouclier, et se contentait d'observer les agissements d'Eleonara d'un œil critique. Lorsque cette dernière lança un regard par-dessus son épaule, il lui articula un « Dépêche-toi ! » muet mais autoritaire.
L'elfe fit quelques pas hésitants vers le lit de sa jeune maîtresse. Son corps entier frémissait puis se figeait au moindre ronflement. Mâchoire de Biais lui avait fourni des directions précises ; la moindre erreur et leur plan tomberait dans le lac.
Une fois au chevet de sa victime, Eleonara se pencha et, du bout des doigts, s'évertua à lui dégager le nez et la bouche des draps sans la réveiller. Ensuite, elle remonta ses manches, tira un mouchoir imbibé de sa poche et le pressa sur la moitié inférieure du visage de sa maîtresse. L'elfe se pinça les narines de sa main libre. L'odeur qui émanait du torchon était affreuse : elle s'attaquait à la gorge, glissait jusqu'aux poumons et montait directement à la cervelle. Eleonara n'avait vraiment pas envie d'en inspirer les effluves toxiques. Mâchoire de Biais avait à nouveau fait usage de sa suspicieuse collection de flacons, et assez fièrement d'ailleurs.
— Ce liquide réduit les battements du cœur et ralentit le système respiratoire, lui avait-il expliqué. Quiconque hume ce parfum sera immergé dans une sorte d’hibernation et ne se souviendra de rien à son réveil. C'est précisément ce qu'il nous faut.
Aussi efficace que fût cet anesthésiant, ses effets se faisaient attendre : Dalisa remuait, ses sourcils tiquaient, sa respiration s'entrecoupait. La puanteur dérangeait son sommeil.
Eleonara commença à s'impatienter ; son pouls tambourinait contre ses tympans, sa bouche s'asséchait. Une idée peu rassurante la traversa : et si la concoction ne marchait pas ?
Ce fut à ce moment précis qu'elle fit une drôle de découverte. Dalisa, alias Face de Glace, n'était pas seule : une seconde tête ébouriffée dépassait des couvertures.
Eleonara se tendit comme un fil à linge des orteils à la racine des cheveux. Nom d'un croûton ! Le soldat des Blodmoore, qu'elle avait assommé avec une tasse en cuir et à cause de qui la chair de son dos se calcinait, somnolait à côté de Dalisa !
L'esclave souhaitait que Face de Glace se mariât au plus vite ; non pas qu'elle s'inquiétât pour sa réputation – Dalisa commettrait le pire que les Garlickhamiens la défendraient jusqu'au trépas – mais pour pouvoir s'écrier « bon débarras ».
Ne sachant pas comment réagir, Eleonara avertit Mâchoire de Biais de l'imprévu par des gesticulations paniquées. L'alchimiste souffla un juron et se résolut à abandonner son poste. Plein de détermination, il clôt la porte de la cuisine derrière lui. Il eut toutefois l'air de regretter son geste, car les gonds grincèrent bruyamment. Eleonara et Mâchoire de Biais échangèrent un regard qui voulait tout dire.
Sans crier gare, Dalisa décolla ses paupières. L'elfe se jeta en travers du lit pour coincer ses jambes gigotantes entre ses genoux et lui couvrir la bouche. Elle se félicita pour la rapidité de son réflexe : elle venait d'étouffer le cri le plus hystérique du répertoire de sa maîtresse. La partie n'était cependant pas gagnée : le deuxième occupant du lit papillonnait des cils.
Eleonara eut à peine le temps de souffler que la face du soldat disparut sous un second mouchoir. Impressionnée, elle dévisagea l'alchimiste qui, avec une grimace présomptueuse, s'était enfin décidé à intervenir.
Et là, l'inattendu se produisit. Des pas et un claquement retentirent dans la pièce voisine. Eleonara serra les dents et laissa filer un gémissement : Dalisa venait de la mordre à travers le torchon imbibé de solution somnifère. Au risque de compromettre sa fugue, l'elfe ne put que se rendre sourde à la douleur. Expirant par de brefs à-coups, elle tenta de retirer son annulaire et auriculaire du piège dentu. Mais Dalisa, qui la foudroyait des yeux, ne desserrait pas ses incisives.
On frappa à la porte.
— Tout va bien, ma chérie ? fit une voix fluette de l'autre côté du battant. J'ai entendu ta porte crisser, tu es réveillée ? Écoute, je m’en vais à Franc-Boise faire un tour au marché avec Yvette et son mari, tu veux que je te ramène quelque chose ? C'est un peu tôt pour partir, mais ma foi ce n'est pas leur âne qui devient plus vif avec l'âge. De toute façon, il ne fera pas nuit pour trop longtemps, nous ne risquons rien.
Crispant ses doigts libres autour de la mandibule de Dalisa et en faisant verser son poids vers l'avant comme pour l'étouffer, Eleonara marmonna :
— Mmh mmh ! Lessmoidormireuh !
Elle patienta, le cœur battant, contractant tous ses muscles autour du corps de sa maîtresse. Mâchoire de Biais ne bougeait plus non plus. Mme Taberné avalerait-elle l’affreuse supercherie ?
Aussi improbable qu'imprévu, la farce parut fonctionner. Après un « bonne journée, chérie ! » et un « bisouilles », la tavernière actionna les grelots de la porte d'entrée, verrouilla et quitta les lieux.
Pour sa part, Dalisa n'avait pas attendu le départ de sa mère pour redoubler ses efforts : ayant pu délivrer ses bras de l'emprise de son esclave, elle se débattait, grognait et lui martelait furieusement le crâne. Encaissant les coups tant bien que mal, Eleonara grimaçait, épiant l'alchimiste comme si lui seul était responsable de son supplice. Quand Dalisa s'endormirait-elle enfin ? Pourquoi le mouchoir ne montrait-il toujours aucun résultat ?
Ce ne fut qu'en s'attardant sur le visage pourpre de sa maîtresse que l'elfe comprit. Cette teigne retient sa respiration, l'informa son for intérieur. Finis-la !
L'étrangler une fois pour toutes avec son collier ? Lui envoyer un bon coup dans le sternum ? Eleonara était très tentée d’accélérer le processus d'évanouissement, or elle se voyait elle-même affaiblie par le tournis. Sous la pluie de poings, de griffes et de coudes, ses os crâniaux menaçaient d'imploser.
Peu à peu pourtant, les gifles et les heurts se firent de moins en moins fréquents et, au bout de ce qui lui parut une éternité, Dalisa s’amollit et se laissa retomber sur sa couche, les yeux roulés vers l'arrière et la face antérieure de ses poignets vers le plafond.
Avec un soupir soulagé, Eleonara s'empara de son pendentif, la clef de la liberté. Mâchoire de Biais, lui, chatouilla le menton du soldat des Blodmoore pour vérifier si la drogue avait également triomphé de son côté. Un hochement de tête de sa part tranquillisa Eleonara : l'opération « évasion » pouvait continuer.
— Profite pour faire le plein de vivres, décréta l'alchimiste. Pendant que tu t'en charges, je vais m'occuper du père Taberné. Il ne manquerait plus qu'il se réveille pour nous enquiquiner. Rejoins-moi devant l'issue quand tu es prête.
L'alchimiste disparut dans le couloir et Eleonara, les yeux plissés, navigua dans la pénombre à tâtons. Elle repéra une sacoche en toile et fouilla chaque meuble, chaque sac, chaque caisse à la recherche de bonnes choses à grignoter. Du fromage, du pain, de la viande séchée, de l'avoine, du millet : elle enfournait tout dans la sacoche à mesure que les aliments lui tombaient sous la main. Elle dénicha une gourde en peau tannée entre deux jarres de vin et l'emporta aussi. Au sommet d'un placard, elle trouva la boîte de granulés pour décimer les rats. Elle les regarda puis les remit à leur place. À quoi bon emporter du poison ?
Tandis qu'elle pillait la chambre de Dalisa avec un enthousiasme à la fois machiavélique et hâtif, Eleonara goûtait à une excitation qui lui avait été jusqu'alors inconnue. Elle allait sortir. Elle allait voir le dehors.
Un index sous le menton, Eleonara considéra la pièce désordonnée à la recherche d'un recoin qu'elle n'aurait pas déjà fouillé. Ce fut alors qu'elle reconnut un vêtement particulier au pied du lit, une pièce qu'elle n'avait pas pu relever auparavant, trop occupée à faire tomber Face de Glace dans les pommes. C'était le chaperon vert épinard de sa maîtresse. L'elfe avait toujours eu une fascination pour cette capuche qui couvrait les épaules et la tête et dont le bout long et pointu se balançait à la façon d'un serpent.
Eleonara bondit sur l'opportunité de se l'approprier sans un regard pour Dalisa ou son soldat. Sur ce même élan, elle superposa une chemise de laine sur ses hardes, enfila les collants et la paire de bottes préférées de Dalisa, ainsi que ses gants et sa cape. Elle endossa la capuche pointue en dernier et l'ajusta par-dessus sa touaille, presque avec cérémonie. Elle toucha l'étoffe, peinant à croire qu'elle la portait. Une curieuse chaleur crépita dans sa poitrine et elle se sentit rayonner.
Elle se souvint alors des trésors qu'elle gardait sous la dalle instable du cellier. Elle courut les récupérer sur la pointe des pieds. Elle hésita un instant à transférer ses sous et autres gris-gris amassés dans la sacoche. Les longues soirées passées à éponger les flaques de bière n'avaient pas servi à rien en fin de compte ; sa petite collection pourrait se révéler utile dans le futur. Finalement, Eleonara jugea mieux de les conserver dans la poche de sa vieille robe rafistolée. C'étaient ses trouvailles. Si elle les avait sortis de leur cachette, ce n'était pas pour s'en séparer, pas même d'un pouce.
Prête à affronter le froid et la route, Eleonara rejoignit son complice devant la sortie arrière de la taverne.
— Mme Taberné aura droit à une belle surprise à son retour, dit allègrement l'alchimiste. Elle saura que je tiens toujours mes promesses. Allez, passe-moi la clef. Tu es en retard.
Je tiens toujours mes promesses. Cette phrase plongea Eleonara dans ses pensées. N'avait-elle pas déjà entendu ces mots par le passé dans une autre bouche ?
— Passe-moi la clef ! la pressa Mâchoire de Biais. Nos bonhommes ne dormiront pas éternellement.
Eleonara lui tendit ce qu'il voulait, pressée d'en finir. Elle s'apprêtait à quitter Le Saint-Cellier. Après six ans, il était temps. Une étrange insatisfaction lui pesait toutefois. Les Taberné ne méritaient-ils pas de souffrir davantage pour ce qu'ils lui avaient fait ? Sa revanche sur eux manquait cruellement de point final.
L'elfe secoua la tête pour éjecter ces idées obscures qui, elle en était certaine, ne tarderaient pas à lui revenir en rampant. La mort rôdait au Saint-Cellier ; Eleonara la portait sur la peau et sur la conscience. Elle en respirait quotidiennement l’encens cadavérique. Elle avait senti son murmure glacial souffler à son oreille chaque nuit depuis le décès de la Dame, titillant ses envies vengeresses. La mort, Eleonara l'avait vue et frôlée, elle l'avait désirée pour elle et pour d'autres tant de fois, des vœux restés inexaucés. Elle avait le sentiment d'être un monstre assoiffé trop minuscule et faible pour contre-attaquer et dont la rage ne pouvait s'abreuver que de son impuissance. Imiter la Dame serait échouer, abandonner. La seule alternative était la voie de la rancœur.
Lorsque l'alchimiste poussa la porte du jardin avec sa semelle, Eleonara se surprit à penser différemment. Aujourd'hui n'était que le début. Un jour, que ce fût le lendemain ou dans fort longtemps, elle serait plus forte, plus dure, plus résistante. Sa coquille brisée se ferait d'acier. Un jour, elle serait en mesure de porter aux humains le coup fatal qu'ils méritaient et qu'ils n'oublieraient jamais
Si elle réussissait, alors et enfin, elle aurait vengé la Dame.
Eleonara tira délicatement le battant derrière elle. D'abord aveuglée par l'apparition d'un paysage blanc, elle s'avança dans la neige et se laissa embaumer par le froid matinal. Elle sentit une brise inconnue suivie de flocons frais embrasser ses joues, couler à travers ses habits et s'infiltrer dans ses poumons empoussiérés et habitués au renfermé. Elle avala quatre grosses bouffées d'affilée, s'en délectant comme s'il s'agissait de crème. Elle avait l'impression de réapprendre à respirer. C'était si facile, inné. Il n'y n'avait plus besoin d'aspirer l'air comme s'il voulait lui échapper ; il suffisait de l'inviter.
Eleonara suivit Mâchoire de Biais par-dessus la frêle clôture qui entourait le potager endormi. Ils contournèrent la taverne à pas feutrés, trahis uniquement par les traces qu'ils laissaient dans la poudreuse. Tandis que l'alchimiste surveillait la rue avec méfiance, Eleonara scindait les alentours sans savoir si son cœur, qui enchaînait de fols bonds, devait vibrer d’anticipation ou d'effroi. C'était la première fois qu'elle avait droit à un panorama de Garlickham et elle n'en retirait qu'une chose : l'image qu'elle s'était faite des villageois correspondait parfaitement à celle de leur misérable groupement de masures.
Le village avait été bâti en longueur, en une double rangée de maisonnettes coincées entre deux collines. Surmontée d'une forêt, la colline à l'est cachait la ville la plus proche, Franc-Boise. Perdu en plein duché de Blodmoore, Garlickham dépendait du succès économique de sa voisine, le pont qui le liait au reste du monde. À partir de Franc-Boise, les chemins se déroulaient vers le sud comme des fleuves hâtifs de rejoindre la mer.
— Allons-y, souffla l'alchimiste. La rue est déserte.
Il fallut presser le pas : le soleil n’allait pas tarder à se hisser derrière sa colline et la vie débutait tôt à Garlickham.
Une fois sur la moitié est du village, Mâchoire de Biais réprimanda sèchement Eleonara. Celle-ci s'était arrêtée à mi-chemin pour jeter un coup d'œil en arrière, histoire d'avoir un souvenir net du Saint-Cellier, de ses poutres tordues et de son enseigne décolorée.
— Je t'ai promis de te guider jusqu'à la sortie des bois, mais entre-temps, tu as plutôt intérêt à hausser le rythme ! Après la forêt, je m'en fiche de ce que tu fais, on s'est compris ?
Rappelée à l'ordre, Eleonara s'empressa de le rattraper et ensemble, ils entamèrent l'ascension de la colline est. Mine de rien, cet homme était un ange tombé du ciel. D'un point de vue objectif, bien sûr : l'elfe n'arrivait pas totalement à comprendre ses raisons pour collaborer avec elle alors qu'il avait d'abord été si déterminé au contraire.
— As-tu une bonne connaissance des parages ? s'enquit-il d'une voix sans émotion.
— Non.
Eleonara avait répondu à une question banale sans y accorder beaucoup de réflexion, raison pour laquelle la réaction de son interlocuteur ne la réconforta point. Pas surpris pour le moins du monde par sa réponse, il en parut rassuré, voire ravi. Eleonara se promit de rester sur ses gardes.
Le doux craquement de la neige sous ses semelles et le ciel encore ivre de sommeil au-dessus d'elle pimentaient son escapade de magie. Une magie ponctuée d'un arrière-goût amer : dès le retour de la tavernière, le village serait au courant de leur disparition. Eleonara n'osait pas s'imaginer ce qui s'ensuivrait. Plus vite elle s'éclipsait du décor, mieux elle s'en sortirait.
Garlickham s'éloignait peu à peu derrière elle, essoufflée par un exercice auquel elle n’avait jamais goûté. L'inclinaison se faisait sentir dans ses cuisses, la neige rentrait dans ses bottes trop grandes, ses articulations grinçaient. À force de pomper l'humidité, le bas de sa robe pesait comme du plomb et ses chaussons se rendaient au froid. Malgré le caractère rude de la pente, l'elfe s'efforçait à allonger le pas pour égaler celui de l'alchimiste. Elle était prête à n'importe quoi pour autant qu'elle s'éloignât de Garlickham.
L’orée de la forêt se peignait de maigres pins, nus et secs de la racine aux premières ramures. Puis ils éclataient de splendeur, exhibant une verdure éternelle jusqu’à la cime. Ils se tenaient droits, leurs branches étendues, comme s’ils voulaient toucher le monde alentour. Ces arbres majestueux, tels les gardiens d’un bois secret, se blottissaient les uns contre les autres afin qu’aucune goutte de lumière n’osât s’y aventurer. La végétation y était si épaisse que seule la brise, semblait-il, réussissait à repousser les rameaux et à contourner les troncs. Même la neige, si abondante dans le village, avait eu de la peine à s’infiltrer dans les bois.
À la fois attirée et intimidée, l'elfe pressait le pas derrière l’homme aux fioles fabuleuses, dont la cadence énergique ne s'interrompait jamais, ne fût-ce que par l'ombre d'une hésitation. Les arbres se resserraient autour d'eux, les empêchant d'apercevoir la sortie du labyrinthe naturel. Le feuillage était pareil au gouffre qui, si l’œil s'y attarde trop, suscite un enivrant vertige. La respiration agitée et sifflante d'Eleonara était le seul élément dérangeant le silence environnant.
— Vous habitez la région ? demanda-t-elle timidement entre deux pénibles inspirations.
Socialiser était un concept désuet et inutile selon elle ; sa question ne relevait que de son malaise grandissant.
— Je n’habite nulle part, répondit Mâchoire de Biais.
Eleonara toussa et la grotte mystique formée par les sapins se mit à tousser, elle aussi, de moins en moins fort.
— Que faisiez-vous au Saint-Cellier, exactement ?
Sa voix avait tremblé. Depuis qu'ils étaient entrés dans la forêt, l'elfe était sans cesse parcourue de spasmes nerveux. L'alchimiste, lui, semblait nager dans son élément. Il lui offrit un sourire étiré, qui lui donna des fossettes et affina ses yeux un peu trop brillants. Il soupira.
— Comme ça te turlupine ! Taberné et moi avions des affaires importantes à régler. Des affaires d'une ampleur que tu t'exténuerais à imaginer. Voilà. Arrête de me poser des questions, gamine, aurais-tu déjà oublié ce que je t'avais dit, à propos de tenir ta langue ?
Eleonara se promit de ne plus faire l'erreur de lui parler.
Un hennissement fit soudain écho à travers la forêt, ricochant sur les écorces, secouant les cimes. Les sens en alerte, Eleonara se figea et arrêta de respirer. Sous son foulard et sa capuche, ses oreilles retracèrent l'origine du bruit. Une charrette. Proche. Très proche.
Elle jeta un coup d’œil à Mâchoire de Biais, prête pour un signal, un ordre, un conseil, mais il ne bougeait pas. Ayant un mauvais pressentiment face à sa torpeur, Eleonara osa le saisir par le bras, un geste qui en temps normal l'aurait dégoûtée. Ils allaient se faire repérer !
L'alchimiste lui empoigna le poignet droit et y planta ses ongles. Cette charrette, il l'attendait. Or l'elfe ne se fiait ni à lui, ni à cet acolyte qui passait le chercher. C'était le moment de se séparer. Mâchoire Déglinguée pouvait prendre la charrette s'il le voulait, mais sans elle. Quand Eleonara voulut se dégager et lui montrer le dos toutefois, l'alchimiste ne lâcha pas prise. Des clic-clac de sabots se faisaient de plus en plus audibles. Ils tonnaient dans l'esprit d'Eleonara et lui trottaient sur le système. Elle tira encore. L'alchimiste se cramponna et lança sa grande main vers elle. Eleonara le griffa violemment au visage et esquivan de justesse le coup du lapin qu'il lui destinait.
Au même instant, le cri du charretier retentit, à quelques buissons secs de là.
— Halte, Ciguë !
Ciguë. Possédée par la fièvre d'un lièvre tourmenté, Eleonara profita du geignement de douleur de Mâchoire de Biais pour détaler dans la direction opposée. Tout s'effaçait de ses pensées : l'alchimiste, les troncs courant contre elle, les hennissements du cheval. Il n'y avait que ses pas affolés et son manque de souffle. De temps à autre, à sa gauche, à sa droite, elle percevait les exclamations de son poursuivant, en fonction desquelles elle s'efforçait à accélérer, baignée de sueur. Elle devait s'éloigner de lui !
De loin, le fossé était invisible ; de près, pas plus large qu’une route et s’étendant à perte de vue. En baissant soudain les yeux, Eleonara ne vit que bien trop tard la crevasse qui se creusait sous ses pieds mouillés. Attiré par la force de gravité, son dos s’arqua et ses mains se projetèrent en avant, cherchant à saisir une racine saillante, une poignée salvatrice. Tout cela en vain : elle chuta, se cognant plusieurs fois aux parois de la faille. En frappant le sol, ses os s'entrechoquèrent, éjectant terre et neige ça et là.
Dans ses derniers instants de conscience, Eleonara crut apercevoir, entre ses paupières lourdes, une silhouette grise se pencher au-dessus de la crevasse.
Puis tout devint néant.
Encore une fois, tu mêles magnifiquement l'avancement de l'histoire et les introspections d'Eleonara. Que j'aime ses remarques acerbes et son esprit revanchard qui pointent sous la peur ! Mais on ne peut lui reprocher ni les uns, ni les autres : il n'y a pas grand chose qui lui a donné confiance au cours de sa vie, la pauvre !
Bon, j'ai encore lu en apnée, j'adore ♥
Détails :
"Sous la pluie de poings, de griffes et de coudes, ses os crâniaux menaçaient d'imploser." : crâniens (je ne crois pas que craniaux existe)
"Tandis que l'alchimiste surveillait la rue avec méfiance, Eleonara scindait les alentours sans savoir si son cœur, qui enchaînait de fols bonds, devait vibrer d’anticipation ou d'effroi." : euh, tu es sûre pour "scinder" ? C'était pas plutôt sonder ou scruter ? Parce que scinder ça veut dire diviser, couper, du coup je vois pas trop la métaphore.
"Eleonara le griffa violemment au visage et esquivan de justesse le coup du lapin qu'il lui destinait." : esquiva
A très vite !
Je vois que ce chapitre a bien marché; évidemment, je n'allais pas laisser Eleonora s'enfuir juste comme ça de la taverne, ça aurait été trop facile héhé
J'avoue que les remarques acerbes d'Eleonora sont un peu mon péché mignon; tu en verras tout au long du texte :D En effet, pour l'instant, rien dans sa vie ne lui inspire beaucoup d'affection ou de respect pour quoi que ce soit...
Merci pour avoir relevé les coquilles (je n'arrive pas à croire que j'ai écrit "crâniaux" xD et tu as raison, "scinder" dans ce contexte, c'est un peu violent !!)
(Désolée pour ce commentaire absolument pas constructif ^^)
Merci :)
Alors comme d'habitude un gros coup de coeur pour ton écriture <3 : les tournures de phrase, l'humour, le choix des mots et une héroïne qui sent l'ail.
Concernant ton héroïne, j'ai sentie une vraie différence avec les croyance de Bronwen et vraiment en bien et j'annonce que Eleonara m'est fort sympathique, bien qu'elle soit rousse aux yeux verts (sans doute son odeur d'ail XD)
Ceci dit, si je devais critiquer, je crois que je trouve tout de même ce passage dans la taverne est un tout petit peu trop long (mais c'est la deuxième fois que je lis cette histoire donc peut-être que c'est normal que je m'en lasse un peu plus vite) et dans l'idée, je suis vraiment curieuse de savoir ce qui va arriver à ton personnage "après".
Et j'espère de tout coeur que quelque chose de bien va enfin lui arriver parce que pour le moment, j'ai vriament l'impression qu'elle s'en est pris plein la figure :'(
Bref, du coup j'attends la prochaine publication avec impatience pour retrouver à la fois ton humour scriptural et ta cruauté d'auteur (avec ses persos X) )
Poutoux
Loupette
Je suis vraiment contente de te voir par ici et d'apprendre que le débtu de cette histoire te plaît, bien que ce soit assez différent du Bal aveugle ! Hahah, j'avoue que j'étais assez fière de mon héroïne qui pue xD
J'avoue que quelque chose dans les Croyances de Bronwen me dérangeait, c'est pourquoi j'ai décidé de reprendre plusieurs aspects. C'est chouette si les changements par rapport à Eleonara sont bien passés :) J'avoue que l'ail arrange tout xD Tu sais c'est marrant ce que tu dis à propos du fait qu'elle soit rousse aux yeux verts parce que depuis quelques temps, je l'imagine plutôt avec des yeux plutôt bruns ou "boueux", ce qui me semble un peu plus courant et plus discret. Comme elle passe son temps à passer inaperçue dans la suite de l'histoire, je crois que ça peut que jouer en sa faveur. Je vais changer ça dans le texte ;)
Je te l'accorde, le début dans la taverne s'allonge un peu, surtout avec les flash-backs qui parlent de la prison et de comment Eleonara est arrivée au Saint-Cellier. Si ça peut te rassurer, le prochain chapitre est le dernier flashback et après, c'est adieu la taverne pour toujours ! À vrai dire, je ne sais pas trop comment commencer l'histoire autrement; ce qui s'est passé "avant" aide à mieux comprendre les implications de la suite. Dans tous les cas, j'en prends note et je vais y réfléchir. Si tu as une suggestion, n'hésite pas à me dire, ça m'intéresserait beaucoup ! D'ailleurs est-ce que ce sont surtout les chapitres se passant à la taverne au "présent" qui freinaient ta lecture ou simplement le début y compris les flashbacks ?
Et oui, Eleonara s'en est pris plein la figure jusqu'à maintenant (*insérer un "muahahah" d'auteur cruel ici *)... mais elle ne baisse pas les bras ;-)
En tout cas, un grand merci pour ta lecture et pour tes remarques constructives. Je publierai la suite mardi normalement :)
à toute !
Plein de poutoux !
Jowie