La Faim

Notes de l’auteur : Texte écrit dans le cadre d'un concours ayant pour sujet "La Faim".

Il y a un Loup dans sa tête.

 

Elle vit avec sa Grand-Mère qui raconte que tout va bien. Pour elle, tout va toujours bien. Elles rient ensemble, continuent de sourire, elles pourraient être heureuses. Mais il y a cette distance, fracture dans l’air, qui éloigne la Fille de Grand-Mère. C’est une douleur au creux du cœur, des ombres qui dansent sous les paupières, ça l’empêche de vivre concrètement.

Ça l’empêche de respirer.

 

Et le Loup n’est pas étranger à cela.

C’est lui qui pousse la Fille à éviter les regards, à se tenir à l’écart puisque, à tout moment, la Bête pourrait surgir de nouveau. Il arrive que parfois, il ne soit pas plus grand qu’un enfant et, dans ces moments, elle pourrait presque parvenir à oublier son existence. Cependant, le Loup n’est pas que dans sa tête. Il y a bien des choses du quotidien qui le rappellent à elle. La Fille le voit à la télé, chez les autres et même, dans ses propres gestes et ça l’empêche de disparaître complètement. Le Loup, il se nourrit de ça ; Il a sa poigne sur la nuque de la Fille et son souffle rance juste derrière son oreille.

 Rien n’est jamais assez bien pour lui, ce qu’il veut, c’est toujours plus. Insatiable, il dévore ses rêves pour les noyer dans son ventre avide et après, crache sa bile noire huileuse sous le crâne de la petite, puis ça déborde sous ses cheveux et dégorge de ses yeux. Ce Loup, il est tout ce qu’elle n’a pas, tout ce qu’elle devrait être. Il lui rappelle chaque jour ce qu’elle fait de mal, ricane quant à ses tentatives d’être une femme comme il faut.

A ses tentatives d’être.

 

Elle est rouge. Ses paupières sont rouges et brûlantes, la fille a le nez rouge à force de renifler, son sang est rouge quand il s’écoule des égratignures et ce n’est pas ce manteau qui pourrait la cacher. Son estomac devient une boule de papier froissé pendant que le Loup lui rappelle qu’on la regarde, qu’ils savent. Et le Loup prend l’apparence de la réalité à ses yeux, une dure véracité que son âme d’enfant ne voulait pas voir jusqu’à présent. Avant, elle se moquait bien de tout, les ignorants sont les plus heureux. C’est cette fascinante capacité qu’ont les gamins que de vivre dans leur monde et la gêne ne fait pas partie de celui-ci. La Fille ne faisait pas exception, jusqu’à ce que la conscience s’invite dans son univers. Elle a vu sa Mère, voit sa Grand-Mère, se compare et c’est le début de la faim, de ce Loup imitant son ombre pour mieux la torturer.

 

Tu es une fille – lui souffle la Bête – Tu es née pour ça.

 

Alors la Fille regarde dans les journaux, à la télé et puisqu’elle se confronte à ces images, elle en emprunte la démarche, compose le même visage. Tout va bien, toujours, elle reçoit de beaux compliments et, derrière sa nuque, le Loup ricane. Il est si gros. Sa Grand-Mère la félicite, elle n’a jamais été plus jolie. C’est qu’il était temps, à son âge, que la Fille s’occupe de son apparence et de comment le monde la perçoit. La Fille sourit, dans un premier temps, ses joues ont des couleurs et elle fait claquer les talons de ses chaussures rouges. Tout est si beau que la Fille ne comprend pas : pourquoi a-t-elle mal ? Elle rit et le Loup rit avec elle. Elle rit et l’hystérie s’invite dans ses poumons. Sa poitrine se déchire et le fond de sa gorge goûte le métal. Viennent ses premiers sanglots et le Loup continue de rire.

 

Quelque chose ne va pas.

 

C’est une question muette, en premier lieu. Est-ce que tout va réellement toujours bien ? Des regards inquiets puis le monstrueux Loup broie ces derniers entre ses griffes. Oui, c’est évident. Les gens lui sourient, elle est toute comme il faut. Quand elle observe sa Grand-Mère en coin, elle a l’air si parfaite, si heureuse. Elle est simplement un peu fatiguée, à son âge, c’est bien normal.

 

C’est normal si elle pleure en dormant.

 

Quand la Fille ose enfin la questionner, les mots sortent à moitié. Tout ce temps, le Loup les regarde. Enfin, la Fille découvre, sans le réaliser tout de suite, celui de sa Grand-Mère. Son ombre coule sur les murs comme de la peinture grasse, sans une once de lumière au-dedans, agglomérat de néant. Il y a des désirs brisés, des coups jamais avoués, et des douleurs étouffées. Amat glaireux sans forme claire, il ne reste de ce monstre qu’une boulimie méphitique.

 

Grand-mère disparaît comme ça, engloutie par le Loup.

 

C’est si soudain que la Fille ne sait que faire. Elle prend peur, ses mains tremblent sur les papiers et le souffle vient à lui manquer. Elle se met au vent mais rien n’y fait, elle voudrait s’écorcher vive pour permettre à l’oxygène d’atteindre ses organes. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle réalise à quel point la poigne du Loup est forte. Elle les voit, ces simulacres de doigts surmontés de griffes qui enserrent sa cage thoracique. Sa gueule est si grande qu’elle pourrait engloutir la tête de la Fille en entier d’un coup. Ainsi, quand il s’avance avec ces crocs acérés, elle perd connaissance. Elle ne supporte tellement plus sa présence qu’elle sombre dans l’inconscience chaque fois qu’il montre le bout de son nez. C’est le seul moyen que son corps a trouvé pour résister à ses assauts sans se faire dévorer. Néanmoins, cette solution d’appoint ne durera qu’un temps puisque le Loup est toujours là quand la Fille rouvre les yeux.

 

Elle en a assez.

 

Cette Fille est la seule à pouvoir faire taire la Bête une bonne fois pour toute et, heureusement, ce genre de créature ne se cache jamais très loin. La Fille se tient debout sur ses jambes frêles (elle a perdu tant de poids) les yeux cernés de noir (elle dort si peu) et les bras écorchés par ses propres ongles. Le Chasseur lui a prêté un fusil, l’eau coule sur ses pommettes et le Loup ne tarde pas à rappliquer, par cette délicieuse odeur de sel, alléché.

Il est si grand et si fort et il pense que rien ne pourra jamais lui arriver. Il pense qu’il est le monsieur et le meilleur ami de la Fille tout à la fois. Elle le nourrit et lui, la sustente d’amères pensées.

Mais elle en a assez de cette douloureuse relation. La Fille brandit son arme et tire. Il faut bien des munitions pour l’empêcher d’approcher puis, le faire régresser. Il est ce genre de densité goudronneuse au sein duquel les ailes d’oiseaux s’empêtrent mais il rétrécit, il s’atrophie à vue d’œil. Il y a ses cheveux qu’elle a coupé, les bleus qu’elle refuse de porter, les mots qu’elle n’accepte plus sans crier, et la masse sombre recule dans un sifflement étranglé. Le fusil fume encore pendant que le Loup se tord, soumis à l’horrible fringale dont il devra se contenter maintenant. Pendant qu’il flanche et fuit, se recroquevillant dans un coin en couinant, la Fille inspire profondément. Elle a l’impression de respirer pour la première fois depuis longtemps.

 

La Fille n’a plus besoin de magazines, de télé, ou même d’observer son entourage pour exister. Elle n’a pas à être le reflet de ce qu’elle voit, ni à s’en vouloir de manquer de perfection (personne ne l’est). Il y a les paroles qu’elle se répète et elles n’ont rien à voir avec celles qui nourrissaient, jadis, l’animal tapi au fond de son esprit. Ce sont des mots, des pensées dont elle a besoin pour avancer et il n’y a aucune honte à ça. C’est une fille qui fait en sorte d’aller mieux.

 

Il y a un Loup, dans sa tête, qui ne partira jamais.

 

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Mnémosyne
Posté le 25/09/2022
Moi qui aime les loups, leur beauté, leur intelligence et les vois avant tout de manière positive, j'ai été prise à la gorge par ce loup là, celui qui se terre en chacun·e de nous. Un très beau texte, que chacun·e peut interpréter à sa manière, selon son propre vécu. Une plume personnelle pour un sujet universel, bravo.
Le Saltimbanque
Posté le 16/06/2022
Texte très intéressant. Je ne suis pas un grand fan de ce style qui joue beaucoup sur les symboles, les significations cachées, les spéculations des lecteurs... Mais ici, le texte est court, donc ça passe parfaitement.
J'en ai lu des reprises du Chaperon Rouge, et celle-ci est assez chouette. Perso, le Loup, c'est pour moi l'anxiété en nous qui nous pousse à nous intégrer, à répondre aux expectatives des autres/de la société... au risque de nous perdre nous-mêmes. Mais bon, je peux me tromper.

La grande qualité est l'écriture. J'ai rien à dire. C'est juste parfait. Le Loup est vraiment terrifiant, la torture psychologique (et physique?) est incroyable, à la fois belle et douloureuse. La fin est glaçante.

Voili Voilou. J'espère que tu as gagné le concours !
Charlie Reed
Posté le 16/06/2022
Merci à toi d'avoir lu mon texte ! Je n'écris pas souvent des textes de ce genre alors je suis content que cela t'ai plu et que tu ai pu y trouver une signification. Je préfère ne pas donner ma vision de la chose ici pour permettre aux personnes qui lisent de se faire leur propre point de vue.

Je suis honoré, encore une fois, merci. Malheureusement, je n'ai pas gagné le concours (j'ai même fait un hors sujet aha). Mais merci !
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