La folie du temps

Par Elly

Anya ne craignait rien de plus que l’ennui. Elle remplaçait le silence par des musiques entêtantes, l’immobilisme par des danses endiablées et le repos par des nuits blanches. Les couleurs se mélangeaient : rouge vif, jaune tamisé, orange chaleureux. Tout sauf le noir. Sa propre compagnie ne l’intéressait pas, peut-être bien qu’elle la fuyait. Quoi qu’il en soit, elle noyait ses pensées dans le bruit des discussions et chassait la brume de la déprime avec les éclats de rire. L’effervescence de Paris répondait à son désir. La capitale prenait les âmes comme elle sous son aile, les berçant au son des fêtes et les biberonnant au divertissement. Anya voulait tout faire. Tout voir. Tout oublier. « La vie est courte, la vie se meurt, bientôt nous ne serons plus, alors autant profiter à fond du temps qu’on a à vivre ». Ce fut ce qu’elle répondit à son amie qui s’inquiétait de son regard vide, toujours plus vide à chaque retrouvaille. Comme si les lumières artificielles qu’affichaient la ville pour l’aveugler annihilaient l’étincelle de vie dans ses prunelles. Mais Anya balaya d’un revers de la main ces inquiétudes, la rassura en lui racontant le sourire aux lèvres sa dernière découverte de la semaine, puis retourna se saouler au mouvement sur la piste de danse. Que sa tête tourne jusqu’à ce que le tournis lui fasse perdre la tête. Que le monde autour d’elle vacille au point de lui donner l’impression de voler dans les airs. Que chaque instant sur cette piste de danse la maintienne dans cette euphorie. 

Et surtout, que ce moment dure le plus longtemps possible, car dès lors où il s’arrêtera, tout deviendra noir. 

 

Anya ne détestait rien de plus que perdre du temps. Dans les rues de Paris, elle pressait le pas pour grapiller quelques minutes sur son trajet. Elle soupira bruyamment en esquivant les piétons qui obstruaient sa route. Ils n’étaient pas adaptés au rythme de la capitale. Paris était un cœur palpitant. Dans cette vie où le temps filait entre les doigts, dans cette ville où chaque instant comptait, ralentir était le meilleur moyen de boucher les artères. Les habitants s’accordaient aux battements frénétiques de la métropole pour la faire vivre. Pour battre avec elle et s’abreuver de sa lumière. Qu’elle continue de rayonner et de les éblouir. 

Rien ne restait figé plus de deux secondes. Les voitures filaient près d’Anya. Les piétons affluaient autour d’elle. Les feux passaient du rouge au vert en un clin d’œil. Les moteurs vrombissants diffusaient leurs effluves. Les klaxons jouaient de concert avec les crissements de pneus. Des cris. Des pleurs. Des aboiements. Des altercations. Anya s’arrêta. Inspira. Puis repartie. Ses collègues du cours de peinture l’attendaient. 

Sur le tableau blanc, les couleurs se succédaient. Bleu cyan, vert émeraude, rose clair. La cacophonie urbaine avait été remplacée par le brouhaha des discussions. Anya souriait tellement qu’elle avait mal aux zygomatiques. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle riait bêtement en écrasant le pinceau contre la toile. Tout le monde autour d’elle était heureux. Elle aussi. Son corps était détendu. L’agitation des peintres amateurs transcendés par leurs élans créatifs formait une danse entraînante. L’atmosphère chaleureuse la ramenait en enfance. Effaçait ses problèmes et la faisait flotter sur un nuage dont elle aimerait ne jamais descendre. Tant qu’elle vibrait au même rythme que la foule, qu’elle était connectée à la fréquence dominante, sa légèreté ne la quitterait pas.

Un ami l’approcha. Il analysa son œuvre et déroula ses connaissances artistiques avec un enthousiasme communicatif. Anya buvait ses paroles et s’abreuvait de ses mots pour les ancrer dans son esprit assoiffé. Leur échange se poursuivit. Elle énuméra fièrement tout ce qu’elle avait accompli ces derniers jours. Pourtant, son allégresse ne suscita pas la même émotion chez son ami. Il s’inquiéta plutôt de ses cernes et lui demanda la dernière fois qu’elle avait eu une nuit complète. Les minutes s’égrenèrent dans le silence. Il s’horrifia. « Tu es folle de t’amuser autant ! Prends le temps de te reposer. » l’enjoignit-il. Anya s’esclaffa. Quelle idée saugrenue ! Elle avait trop de chose à faire, à découvrir, à accomplir, pour s’arrêter. Le temps n’attendait pas. En ralentissant, elle se ferait distancer. Elle finirait perdue, contrainte de s’arrêter pour retrouver son chemin. Pour reprendre la course. Et là…

Elle déchira sa toile multicolore d’une longue trace de peinture rouge carmin.

Explosion colorée. Mouvements désordonnés. 

Pour vivre, vie ivre. 

 

Anya ne désirait rien de plus que de vivre. Encore euphorique de son cours de peinture, elle gambadait dans les rues sombres de Paris, illuminées par une ribambelle de lampadaires. Ses pas la conduisirent dans une boîte de nuit tel un papillon attiré par la lumière artificielles. Dès qu’elle entra, une chaleur étouffante la submergea. Ses tympans pulsaient au rythme de la musique assourdissante. Elle s’imprégnait en elle au point d’en faire vibrer ses os. Anya se perdit dans la foule fiévreuse qui s’agglutinait sur la piste de danse avec la seule idée de ne faire plus qu’un avec elle. Que sa singularité se dilue dans la multiplicité. Que son être ne fasse qu’un avec les autres. 

L’atmosphère moite la faisait transpirer. Pourtant, Anya dansait. Elle mouvait son corps pour le sentir. Son cœur palpitait. Sa sueur ruisselait. Ses muscles chauffaient. Elle était vivante. 

Ses jambes faiblirent. Elle vacilla. Elle se cogna contre des corps dansants jusqu’à se dégager de la masse grouillante. Grisée par la frénésie de la musique, elle tituba, un sourire béat sur les lèvres. Elle échoua au bar où elle croisa son amie. Celle qui s’inquiétait trop. « Anya, si tu continues, tu vas t’épuiser. Tu vas te tuer. » l’avertit-elle. Anya secoua la tête. Se tuer ? Impossible ! Elle était plus vivante que jamais. Ses oreilles bourdonnaient. Son amie se prenait trop la tête. Ce n’était pas ainsi qu’on profitait de la vie. Il fallait tourner avec le monde pour ne pas quitter la ronde. Suivre la cadence au détriment des vertiges. Sinon, ce n’était pas le monde qui ne tournait pas rond, mais nous-même. 

Quand l’enchantement s’estompa, Anya sortit du club. Elle ne sentait plus son corps. Elle avait besoin de le sentir, de se sentir vivre. Qu’est-ce qui différenciait la mort si ce n’était le mouvement ? Alors elle dansa sur le pont pour valser plus haut dans le ciel, entre deux réverbères qui l’éclairaient. 

 

Anya n’aimait rien de plus que de danser. Danser partout, à tout instant. Danser les pieds en sang, le corps lourd de fatigue. Partout, danser tout le temps. Le temps d’un instant, chasser ses pensées en tournoyant. Tourner pour que le monde tourne avec elle. Tourbillonner à en avoir mal à la tête. Virevolter jusqu’à glisser du rebord du pont. Danser dans les airs comme elle avait toujours souhaité le faire. Tomber dans l’eau glacée. Se figer. Non, non, non. Elle devait danser. Danser pour oublier. Danser pour bouger. Danser pour échapper au mal qui la guettait. Danser pour vivre. 

La morsure du froid la paralysait. Elle ne pouvait plus danser. Son bras flottant était tendu vers la surface trouble qui s’éloignait de plus en plus. L’éclat de la lune qui perçait le fleuve s’étiolait. Le néant allait l’engloutir, Anya le savait. Voilà pourquoi elle aurait dû continuer à danser. 

Elle aurait aimé rire. Elle en était incapable. Elle voulait bouger. Elle était pétrifiée. Ses poumons la brûlaient. Elle aurait souhaité que ce soit à force de danser, de respirer l’air chaud des salles de fête. Pas quand elle était immobile, impuissante. Morte, quasiment. 

Le froid l’anesthésiait. Son cœur y compris. Les larmes ne coulaient pas. Ne pouvaient pas. Elle ferma les yeux. Plus de lumière, plus de mouvement ; juste elle et ses pensées. Mais son esprit était vide. Son étincelle n’était plus depuis longtemps. Paris le lui avait pris pour éclairer la ville. Pour éblouir les âmes comme elle. Celles qui fuyaient l’obscurité. Celles qui trottinaient, marchaient, courraient pour ne pas être rattrapées par les démons qui se tapissaient dans leur ombre. Celles qui se saoulaient au bruit pour ne pas entendre les pleurs de leur cœur. Celles qui dansaient pour réchauffer leur corps et ne pas ressentir l’étreinte glaciale de la mort accrochée à elles. Celles dont Anya ne ferait bientôt plus partie. 

La vie était courte. Elle se le répétait souvent. Elle savait que son temps était compté. Le peu qu’elle avait devait être rentabilisé. Un souvenir. Une émotion. Un savoir. Une occupation. Chaque seconde devait servir. Une vie pleine était une vie sans regret. Tandis qu’elle coulait dans le noir, obligée de se faire face, elle fit le constat. Son existence était remplie, mais son cœur était vide. Rien de ce qu’elle avait vécu ne l’avait nourri. Une vie pleine était une vie vaine ? Elle avait tout fait. Tout vu. Tout oublié. Même l’essentiel. 

Avait-elle déjà pris le temps de contempler les étoiles ? De sentir le parfum d’une fleur ? Anya avait utilisé son temps pour tout, sauf pour ce qui faisait la beauté de la vie. Elle l’avait dépensé sans compter pour finalement le gaspiller. Troqué l’important contre des plaisirs éphémères. Elle s’était énivrée au mouvement. Alimentée à l’extase pour engourdir son cœur. Noyée dans les couleurs pour mieux ignorer ses ténèbres. Elle n’avait pas cherché à vivre, seulement à fuir. Fuir la vacuité de son existence. La fatalité de la mort. L’ennui dans lequel ses pensées résonnaient trop fort. 

Elle avait profité de ce qu’elle avait sans l’apprécier. Consommer et savourer étaient deux choses différentes. C’était au crépuscule de sa vie qu’elle le comprenait. 
 

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Poissond'Argent
Posté le 15/02/2025
Lu en une traite, l'histoire d'Anya est prenante et touchante, et pourtant trop commune.

La dépression est une drogue enivrante, à courir après un bonheur extérieur, à souffrir pour prétendre vivre. Dévoré par l'anxiété d'un monde qui avance sans nous attendre, au temps qui file, le file se tend, sectionne le pantomime qui chute sur le bitume. Son cœur ne bat plus, mais avait-il ne serais-ce qu'une fois ? Ivre était la vie d'Anya.
Elly
Posté le 15/02/2025
Je suis touchée de recevoir un commentaire sur cette histoire courte mais qui aborde des sujets importants dans notre société actuelle, ou du moins j'ai essayé de l'évoquer au mieux.

Effectivement, c'est tristement commun aujourd'hui. Tu as parfaitement expliqué et cerné ce que j'essaie de retranscrire dans ce récit.

Le temps file, mais je te remercie d'avoir pris un peu de ce temps pour laisser un commentaire.
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