La magicienne aux mille mots

Par Raph
Notes de l’auteur : « Mais la lampe éclate et couvre mes mots d’une couche de cristaux brisés » - Octavio Paz

Il y avait dans un pays et une époque qu’il ne m’est pas donné de révéler, une grande magicienne, de taille comme de talent, qui portait sa chevelure comme une cape et le mépris comme un fard sur les paupières ; elle avait les pommettes hautes et effilées, le cou fin, le sourire rare, et ses yeux n’avaient jamais été assombris par le moindre doute. On lui avait découvert le pouvoir redoutable de deviner, dès que son regard se posait sur quelqu’un, les quelques mots qui feraient tomber sa proie dans les affres d’un amour éternel. En effet, chacun avait en soi une phrase – pas forcément cohérente, pas toujours poétique – qui allumait irrémédiablement en eux un feu fébrile pour la bouche qui les prononçait. Cela pouvait être tout et n’importe quoi, qui provoquerait la réminiscence d’un doux souvenir d’enfance, qui ferait l’écho d’une œuvre d’art affectionnée, qui aurait une musicalité particulière et propre à ébranler une âme. Elle sentait, elle, chacun de ces mots lui venir docilement à l’esprit et asservissait distraitement tous ceux qui pouvaient lui être utiles et les autres aussi, au cas où.

Comme elle se lassait vite de ses innombrables conquêtes, elle voyageait souvent de ville en ville, de pays en pays, disparaissant la nuit, et à l’aube déjà encerclée de nouvelles avances pressantes. Au fur et à mesure que le temps passait cependant, elle n’y prêtait même plus attention, les phrases lui venaient aux lèvres comme un instinct, sans même parfois qu’elle le remarque, si bien qu’elle n’était même plus sûre de pouvoir retenir ces mots si elle avait voulu – et au fond elle s’en moquait bien, tant l’autre lui était un objet d’indifférence. Elle finissait même par en être agacée, de cette furtive étincelle qui dilatait les pupilles de ses interlocuteurs, si familière, toujours semblable malgré tous ces iris, c’était trop facile, cela en devenait ennuyant, et elle sentait cette lueur la suivre partout et nulle part à la fois, sans jamais lui laisser une seconde de répit, sans jamais se destiner à quelqu’un d’autre. Elle voulut alors se soustraire à ce trop-plein de dévotion et renonça une fois pour toutes à ses fidèles et à la lumière dans leurs yeux.

Elle partit donc, choisit une côte de plage battue par les vents et le crachin près des frontières orientales, où l’on ne trouvait qu’herbes hautes jaunâtres et terriers de lapins, où les routes étaient de terre battue et où la bougie restait encore le moyen le plus commode de s’éclairer. L’endroit n’était guère habité, si ce n’était par quelques marginaux installés dans de vétustes maisons sur pilotis ça et là. La magicienne investit l’une d’elles et y vécut dans une solitude soigneusement cultivée, évitant de son mieux le moindre contact avec ses rares voisins. Elle y redécouvrait le soulagement bienvenu du silence, occupait ses journées à élaborer ou perfectionner des recettes de potions et de remèdes, consignait dans un carnet les constellations qu’elle passait des heures à admirer par l’œil poussiéreux d’un petit télescope rouillé. Mais un après-midi qu’elle marchait sur les dunes après y avoir ramassé des herbes, elle croisa le chemin de celle qui possédait l’habitacle le plus proche du sien, à seulement quelques dunes de distance ; c’était une jeune femme qui aimait l’air marin, le thé et les longues promenades. Elle avait des taches de rousseur, et des yeux très noirs aux cils encore plus noirs, et des joues pleines, et des mains un peu écorchées aux doigts ronds qui reposaient sur les bretelles élimées de sa salopette, et d'autres taches de rousseur encore sur les épaules, et des cheveux attachés mais dont quelques mèches folles battaient sa nuque, et un regard doux, et un sourire plus doux encore, et la magicienne, pour la première fois, tomba à son tour.

Mais comme elle répugnait absolument à forcer à l’amour une créature aussi attachante et pure, elle se refusa à chercher sa phrase, n’y voulut même pas penser par peur de la lui déclamer dans un réflexe ou un sursaut d’égoïsme. Elle se contenta de lui sourire souvent, de ne s’adresser à elle toujours qu’avec une prudence exagérée, de se vouer à une écoute sage et béate de sa conversation enjouée. Elles devinrent amies. Leurs journées furent soudainement remplies de balades sur les dunes, en quête de telle ou telle herbe médicinale, de frileuses tentatives de bain de mer, de soirées dépensées à discuter longuement à la lueur d’une petite lampe à pétrole, un thé fumant à la main, et ce fut les plus belles heures de la vie de la magicienne. Mais jamais rien ne dure ; lors d’un de ces soirs, alors qu’elle narrait sur le ton de la confidence une anecdote sur son ancienne vie, elle décela dans les yeux de son amie l’éclair d’un redoutable ornement ; c’était cette étincelle qu’elle avait trop vue partout, qui noyait ses rêves et habillait ses souvenirs, qu’elle avait passé des années à fuir et qui réapparaissait, là, sans avertissement, sans fanfare, une trahison silencieuse, à peine un discret reflet mordoré dans la pupille, qui s’évanouit en une seconde – et tout était déjà changé.

La magicienne comprit qu’en parlant, elle avait prononcé sans le vouloir les mots qu’elle aurait préféré ne jamais dire. Inconsolable, croulant sous le poids d’une culpabilité qu’elle n’avait jamais connue auparavant, elle s’éclipsa le soir même dans l’espoir que son amie l’oublierait un jour ; et elle s’isola loin de toute vie humaine, dévastée d’avoir heurté le cœur du seul être qu’elle avait jamais aimé. Elle mourut de vieillesse des années plus tard, toujours seule, toujours dissimulée au monde, sans jamais avoir osé se confronter à nouveau à un être humain et se maudissant d’avoir trompé, d’avoir blessé, d’avoir eu la langue trop aiguisée et le caractère si fier. Elle ne sut jamais pourtant qu’elle n’avait absolument pas dit la phrase qui aurait séduit son amie ; mais que cette étincelle avait simplement été allumée et par ses rires, et par sa bienveillance aimante, et par les longues conversations sous la petite lampe à pétrole.

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Tac
Posté le 29/06/2022
Yo !
J'aime beaucoup ton écriture, j'aime beaucoup le concept de base de cette histoire, j'aime beaucoup comment tu l'as mis en oeuvre !
Mon seul point négatif c'est que c'est trop court :'D Tu avais de quoi faire durer le plaisir, aller plus loin dans les choses. Mais c'est pas non plus évident d'avoir un format condensé, tu es allé au droit au but sans perdre en délicatesse dans la narration. Donc bravo !
Plein de bisous !
Raph
Posté le 09/07/2022
Hello,
Merci beaucoup pour ton retour ! Oui ça se prêtait peut-être à un format plus long, mais je m'étais donné la contrainte de faire mille mots pile ahah. Merci encore !
Hylla
Posté le 05/08/2020
Hello Raph ! Tu vois je n'ai pas tardé ;)

Très jolie histoire ! Tu as une belle plume, indéniablement. L'entrée en matière est bien amenée, la description jolie, vraiment.

J'ai seulement regretté qu'une si jolie histoire ne tienne que sur 1000 mots environ ! Je ne remets pas en cause le format de la nouvelle, et d'ailleurs même la longueur fait partie de tes choix artistiques ! Seulement, avec une plume comme la tienne, certains moments auraient pu être allongés. Ils n'en auraient été pas moins poétiques, et il ne manque pas grand chose, mais quelques lignes, par-ci, par-là, un petit exemple plus concret de quelqu'un qu'elle a envoûté avant, un peu plus de détails sur le moment avec son amie par exemple !

En tout cas, au plaisir d'avoir découvert ta plume. Je me laisse Jason sous le coude
Raph
Posté le 05/08/2020
Hello Hylla,

Quelle rapidité ! Merci beaucoup pour ton retour :)
Le concept originel était de faire une nouvelle de 1000 mots pile, peut-être qu'en effet certains aspects sont du coup un peu précipités... Il faudra que je la réécrive un de ces quatre !
Dream-erSoul
Posté le 06/01/2020
J'ai vraiment apprécié ma lecture !

Ta plume est merveilleuse (tu écris vraiment bien), l'histoire est courte mais touche en plein cœur (rholalaa, et cette fin si triste !) et on finit par éprouver de l'empathie pour le personnage principal et s'attacher au secondaire :)

Courage pour la suite, c'est super ^^/
Raph
Posté le 12/01/2020
Hello, merci beaucoup pour ton commentaire, ça m'encourage vraiment !!
Fannie
Posté le 15/12/2019
Coucou Raph,
C’est un beau récit, bien que la fin soit triste. Le pire, c’est que tout se termine sur un malentendu.
On a peu de temps pour connaître la deuxième femme, mais on s’y attache.
Je suis tombée sur ce texte un peu par hasard, en parcourant les nouveautés (et je l'ai mis dans ma PàL) ; ce qui m’a donné envie de le lire, c’est que tu as une bonne orthographe et une belle plume.
Quelques remarques :
— En effet, chacun avait en eux / qui allumait irrémédiablement en eux [chacun / en soi ; autre possibilité : chacune (pour « proie ») / en elle]
— elle n’y prenait même plus attention [prêtait ; on dit prêter attention, mais prendre garde]
— toujours semblable malgré tous ces iris, c’était trop facile [Je mettrais un point-virgule après « iris ».]
— se confronter à nouveau à un autre être humain [C’est redondant ; je te propose d’enlever « autre ».]
— et par sa bienveillance aimante, et par les longues conversations [J’enlèverais le premier « et ».]
Raph
Posté le 28/12/2019
Bonjour Fannie, pardon pour mon temps de réponse et merci beaucoup pour ton retour ! Je n'aurais pas pensé que j'avais fait autant de fautes, merci de les avoir relevées :)
Joke
Posté le 16/10/2019
Oh la la! Je viens de tomber complètement par hasard sur ta nouvelle, c'est le lampadaire sur l'image qui m'a attirée (ouais j'adore les lampadaires, j'ai dû être un moucheron dans une autre vie, bref).

Quand j'ai vu le résumé et que c'était une toute petite histoire je me suis lancée dedans par curiosité, et woaow.

C'est super!
Hyper original, j'adore ce mélange de conte et de psychologie, j'adore l'idée de "la" phrase qui va toucher les gens au coeur.
Ce personnage de la magicienne est très triste, et très réussi.
La fin est inattendue et tellement triste... Et ce perso de la magicienne, qui s'enferme alors qu'elle venait enfin de s'ouvrir aux autres, de leur reconnaître une humanité et une dignité, et de se laisser toucher...
J'aime bien lire ton histoire aussi un peu comme une métaphore des artistes célèbres, poètes adulés, grands écrivains ou chanteurs renommés, aussi.
Bref, un texte poétique et émouvant. J'espère que tu en posteras d'autres!
Joke
Posté le 16/10/2019
ps ola les répétitions dans ce com que je viens de te laisser XD faut que je pense à me relire avant de poster... ou à pas en écrire quand je suis fatiguée XD
Raph
Posté le 16/10/2019
Merci beaucoup ! C'est la première histoire que je poste ici (j'ai créé ce compte cet après-midi...) alors j'ai voulu commencer par une des mes histoires les plus courtes, je suis ravi qu'elle te plaise !! (et on est d'accord, les lampadaires c'est hyper esthétique)
ClaireDeLune
Posté le 16/10/2019
Wouah
C'est ce qui m'est venu en premier à l'esprit quand j'ai commencé ton texte, et ensuite ce sentiment ne m'a plus quittée. J'adore ton écriture, ce format de conte si particulier, même l'histoire, ces personnages qu'on se surprend à apprécier en quelques lignes. La fin m'a brisé le cœur, c'est trop cruel... ;(
Raph
Posté le 16/10/2019
Merci pour ton commentaire, ça me touche beaucoup ! J'ai voulu une chute marquante, ça a au moins le mérite d'être efficace alors !!
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