J’avais 18 ans. L’automne s’était installé, je vivais seul chez mes parents. Essayant de tromper une solitude causée par une rupture particulièrement difficile, j’avais recherché nombre de personnes, de connaissances récentes ou anciennes, pour m’aider à surmonter cette nouvelle épreuve de ma vie. C’est ainsi, un peu par hasard, que j’avais repris contact avec ce garçon, ce premier garçon qui inaugure ma première capsule écrite.
Cela faisait bien trois ans que nous ne nous étions plus parlé. Il avait mis fin à notre liaison de manière assez brutale, inexpliquée, et avait coupé tous les ponts avec moi. Si, au début, ça m’avait été insupportable, j’avais fini par faire mon deuil et passer à autre chose. J’avais même oublié qu’avant d’être ce garçon qui m’accompagnait pour mon premier amour, il était un ami très cher et avec qui j’avais beaucoup partagé depuis mes douze ans. Et bien curieusement, alors que le contexte de rupture et de perte de contact se reproduisait à nouveau et que je lui expliquais la situation sans me soucier d’une quelconque dignité en miettes, le dialogue reprit aussi naturellement qu’il avait pu être abandonné.
Nous avions beaucoup de choses en commun. Notamment, notre amour de Georges Brassens : ce chanteur iconique a donc en définitive fait de ma vie sentimentale son jeu. Ainsi, souhaitant passer du temps ensemble pour me consoler de ma solitude, je l’invitai à promener une journée à Sète, à l’Espace Brassens. C'était un lieu calme, où l’on pouvait pendant une heure se perdre entre ses interviews de radio, ses disques, ses textes et ses chansons. Il avait accepté sans hésiter ; c’est de cette manière que nous sommes partis fébriles jusqu’à Sète un samedi matin, admirer les vagues et le soleil brûlant, puis nous enfermer dans un lieu que j’aime particulièrement.
Dans l’idée d’écrire un article sur Georges Brassens, je prenais des notes en m’attardant entre lecture et relecture, tournant en rond dans les salles avant de les quitter à regret. Patiemment, il me suivait : il était clair qu’il appréciait tout autant que moi l’ambiance douce et sombre de l’endroit, qui donnait l’impression d’être dans une étrange maison où rien n’était véritablement privé. Si l’Espace Brassens ne s’appelle pas ‘‘musée’’, ce n’est pas quelque chose d’anodin. L’air marin y passe dans l’obscurité, soufflant un vent de liberté à travers les paroles du chanteur grésillant dans les écouteurs. Un audioguide nous avait été confié à l’entrée et vibrait en reprenant des extraits de ses interviews ; c’était ainsi lui qui nous accompagnait, pièce après pièce, chanson après chanson, dans tous les aspects de sa vie et de son œuvre. Et bien que nous étions assez isolés, chacun avec son casque sur les oreilles, ses pensées, sa sensibilité sur l’expérience, nous restions côte à côte. Malgré tout, nous vivions ce moment à deux.
De cette manière, en flânant lentement dans tout l’espace, nous finîmes par arriver dans une fausse salle de concert. Avec des gradins, elle laissait voir une captation vidéo, tremblante et en noir et blanc, d’une représentation de Brassens. Et la chanson qu’il diffusait au moment où nous sommes entrés tous les deux m’assomma d’un furieux coup du destin, à tel point que ce choc a créé en moi cette Musique Capsule : La première fille, de Brassens.
« Jamais de la vie, on ne l’oubliera, la première fille qu’on a pris dans ses bras ! La première étrangère à qui l’on a dit "tu". Mon cœur, t’en souviens-tu ? Comme elle nous était chère… » Et Brassens, en prononçant ces paroles, nous regardait en gros plan, droit dans les yeux. Immédiatement, je me sentis rougir. Ces mots, je les connaissais bien et je voulais absolument éviter depuis le début de la visite. Non sans raison : en nous scrutant, en nous chantant ceci, à nous deux qui étions silencieux, mais présents malgré les années et les routes différentes, c’était de nous qu’il parlait. Je jetai un coup d’œil à mon compagnon : son regard avait viré sur le côté. Il lorgnait la sortie avec un peu d’envie. Au fond de lui-même, il le savait et nous le savions tous les deux. Même si nous refusions de nous l’avouer, l’évidence était palpable. Brassens avait profondément raison, pour la moindre de ses paroles.
Je me rapprochai de ce garçon timide. Même si je sentais par sa gêne et son attitude qu’il rêvait de s’en aller, il ne fit pas un pas. Je finis par lui dire de s’asseoir, et nous sommes restés jusqu’au bout, sans un mot, jusqu’à la fin de la chanson. « Bien d’autres, sans doute, depuis, sont venues. Oui, mais, entre toutes celles qu’on a connues, elle est la dernière que l’on oubliera ! La première fille qu’on a pris dans ses bras ». Depuis plusieurs années, ce garçon s’était attaché à une fille qui lui était douce. Il avait refait sa vie, si l’on peut le dire également pour les gens aussi jeunes que nous étions. C’était évident donc, que notre temps était terminé depuis une éternité et que jamais nous ne reconstruirions quelque chose ensemble. Mais sans un mot, immobilisés en écoutant notre chanteur préféré, on s’avoua que des sentiments restaient dans un fond de nostalgie.
Nous nous sommes embrassés, en sortant de la maison de Brassens. Il l’admit à cette fille, qui accepta cet amour étrange qui n’était qu’une échappatoire : nous vécûmes à trois pendant un an, de manière surprenamment simple et chaleureuse. Et après un an… naturellement, nous redevinrent amis, simplement amis, vraiment amis. Comme si nous avions épuisé tout ce que l’on pouvait s’offrir. Mais la chanson de Brassens, si évocatrice et si gênante dans sa prise de parole, est restée la même. Elle porte en elle un sentiment étrange. Celui d’une nostalgie qui ne s’éclipse jamais véritablement, celui d’une courte joie au milieu d’un océan de malheur, comme la lumière d’une bougie pour tout phare au milieu de l’eau.
Encore une fois, joli texte, jolie (et heureuse) coïncidence, et j'ajoute que tu dépeins très bien les états émotionnels des protagonistes, ce qui fait qu'on se met très facilement à ta place dans ce récit.
Merci beaucoup :D