La tour

Les marches se succèdent, grinçantes. Vingt-deux, vingt-trois… Le souffle d’Armenn se fait court mais elle continue à gravir cet escalier sans fin. Le vent s’engouffre dans la tour. 

- Approche, semble-t-il lui murmurer. 

Trente-quatre, trente-cinq… Surtout, ne pas penser à ce qui l’attend en haut. Quarante, quarante-et-une… Cette fenêtre mythique qui l’attire autant qu’un aimant. Quarante-huit, quarante-neuf… Surtout, ne pas se rappeler la raison qui l’a menée là. Les multiples raisons. Son cœur finira par éclater mais Armenn n’est pas sûre que les escaliers en soient la seule cause. Surtout, oublier ce sentiment de vide. Cinquante-trois, cinquante-quatre… Enfin, elle atteint le palier. Ça la surprend, toute cette pierre. Les marches étaient en bois, elles vivaient. Maintenant, tout est gris, tout est froid. Armenn aussi semble grise et froide. Non, non. Surtout, ne pas y penser. 

La limite entre les murs et le sol pavé est floue. La raison qui l’a finalement poussée à gravir cette tour aussi. Une mousse verte a envahi les arcades de pierre. Armenn ignore comment de telles voûtes peuvent s’élever aussi haut, pourtant, elles tiennent debout, fières. Contrairement à Armenn, qui s’est écroulée pierre après pierre pour n’être plus que ruines. En face de la cage d’escalier se trouve cette légendaire fenêtre ; de la lumière se déverse du verre opaque. Elle est imposante mais semble familière à Armenn. Des éclats de vitraux colorés parsèment la vitre blanche dans son renfoncement sculpté. 

Devant la fenêtre, un autel de pierre se découpe dans la semi-obscurité. La jeune femme s’approche, un pas après l’autre. Plus la distance se réduit, moins Armenn contrôle son corps et ses pensées. Cette fenêtre l’attire et la répugne à la fois, tout comme sa présence en ce lieu la séduit et l’effraie. Elle aimerait tant se trouver ailleurs, pourtant Armenn n’a pu s’empêcher de finalement pénétrer dans la tour légendaire. La jeune femme s’apprête même à y entrer. S’approchant encore, elle distingue des mots gravés dans la pierre : « L’arbre du rêve ne surgit pas à la fenêtre du cauchemar. » Que signifient-ils ? Leur sens échappe à Armenn, et de toute évidence, ils n'auront bientôt plus aucune importance pour elle. 

- Ce n’est qu’une vieille légende, déclare la jeune adulte, comme si on pouvait l’entendre. 

Ça fait longtemps que plus personne ne l’écoute. Combien de temps, exactement ? Non, non. Armenn s’est promis d’oublier. Sans vraiment en avoir conscience, elle s’assied sur l’autel, les jambes dans le vide. Cette grande enfant devine la fenêtre dans son dos, et derrière, le vide. Elle ne voit pas son ombre, comme si elle était déjà… Ne pas y penser, se rassérène Armenn. Elle opère un demi-tour et se retrouve nez à nez avec son reflet. Par réflexe, ses yeux se ferment pour éviter de se confronter à elle-même. 

- Mais c’est la dernière fois, murmure-t-elle. 

Alors Armenn entrouvre ses paupières et contemple sa pâle figure. Ses traits émaciés autrefois vivants et espiègles. Son visage fin, ses lèvres fendues d’avoir été si souvent mordillées. Son nez discret, ses sourcils dessinés. Puis Armenn remonte jusqu’à ses yeux. Avant, la jeune femme pouvait déceler une lueur pétillante qui l’accompagnait sans cesse. Son regard s’est éteint depuis bien longtemps maintenant. Trop longtemps. Tout en elle respire la douleur et la lassitude, de la pointe fourchue de ses cheveux aux ecchymoses qui décorent son corps.  

Armenn ne peut plus fermer les yeux, ni reculer. Alors elle observe celle qu’elle est devenue. Vraiment, cette fois. Cette dernière fois. La jeune femme pose son regard bleu dans leur reflet. Du gris qui n’existait pas auparavant entoure ses iris : des paillettes ternies par les coups. D’une main tremblotante, elle découvre sa clavicule ; une cicatrice encore rougeoyante est entourée de violet. Armenn a toute une collection d’hématomes plus ou moins étendus qui ornent sa peau. En revanche, elle ne possède qu’une blessure, si elle ne compte pas toutes celles infligées à son âme. La jeune femme de vingt ans revoit encore la lame du couteau, qui s’approche, dangereuse. Les centimètres entre elle et l’arme blanche qui disparaissent avec célérité, sa peur qui la paralyse puis éclate en un cri tonitruant.

Son cœur tambourine dans sa poitrine, mais Armenn s’oblige à regarder la vérité en face, cette réalité qu’elle préférerait oublier. L’homme qui semblait attentif et prévenant, et qui l’a tellement blessée. Cet homme qu’elle a rencontré dans une soirée, qu’elle a aimé. Cet homme avec qui elle a partagé son lit. Qu’elle ne pouvait fuir. Qui la battait. Et qui, à de nombreuses reprises, l’a contrainte à assouvir son désir. Armenn se souvient de ses cris, de ses larmes. Alors qu’elle voulait s’enfuir, qu’il la maintenait prisonnière. Chaque instant, elle se demande ce qui aurait pu être différent. Un simple changement qui l’aurait préservée de la légende de cette fenêtre.

***

- Debout, debout, lève-toi maintenant ! hurle sa mère par la porte de sa chambre.

Le garçon ouvre un œil et se dépêche de crier :

- J’arrive Maman !

Il bondit hors de son lit et enfile un vieux pantalon et un T-shirt qui commencent à se délier à force d’être portés. Kélio descend un étage et se met à table pour manger le seul bout de pain rassis qu’il leur reste.

- Essaie de ne pas être en retard à ton emploi, mon chéri, lui conseille sa mère.

- T’inquiète pas, Maman.

Après un coup d’œil à l’horloge, le jeune homme se lève, prend son sac et part ; il disparaît comme tous les matins, triste, perdu. Kélio marche dans la vieille ville, la tête basse. Un bruit attire soudain son regard : ce sont deux silhouettes qui viennent dans sa direction. Il plisse les yeux et reconnaît alors ses collègues de travail. Aussitôt, Kélio se cache entre deux ruelles et attend qu’ils passent puis repart, heureux d’avoir évité ses harceleurs.

Pendant qu’il marche, l’ouvrier repense au nombre de fois où il a fini en sang sur le sol froid qui malgré tout réchauffait sa peau glacée. Des cauchemars le hantent encore, et cela ne s’arrange pas de jour en jour. Kélio continue sa route jusqu’au grand dépôt où il se change, puis se met à son poste et commence à trier de petits bouts de métal dans différents bacs. Le jeune homme regarde les petites pièces avec un regard perdu. « Voilà la vie des jeunes de nos jours. » se dit-il.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Portequigrince
Posté le 17/04/2024
Bonjour!
Et bien voilà deux personnages que la vie n'a pas épargné! Je suppose qu'ils vont être liés d'une manière ou d'une autre puisque tous les deux sont frappés par quelqu'un. Curieuse de voir comment cela va se faire!
coeurfracassé
Posté le 18/04/2024
Salut !
Effectivement, nos deux protagonistes vont se rapprocher... Petit secret d'écriture : comme nous sommes deux, chacun écrit un personnage. Et on finit par écrire ensemble ;-)
J'espère que ça te plaira ! Et merci d'être venue par ici <3
dreams
Posté le 27/03/2024
ça à l'air très triste. J'espère que au fil de l'histoire ça va s'améliorer. Je me demande si Armenn et Kélio vivent à la même époque car Armenn parait d'une époque plus ancienne.
coeurfracassé
Posté le 28/03/2024
Bonjour !!!
Merci pour ce commentaire <3
Le fond de cette nouvelle n'était pas censé être triste... Mais je comprends cette sensation, qui devrait bientôt disparaître !
Armenn et Kélio vivent à la même époque, mais pas dans le même milieu social, ce qui pourrait justifier ce décalage...
Encore merci !
Débora-Esther
Posté le 24/10/2023
Honnêtement c’est un très bon début! J’ai vraiment envie d’en savoir plus. 🙂
Dans la première partie j’aime la manière dont sont décrites les émotions du personnage et je dirai aussi qu’on visualise bien l’environnement.

Concernant la deuxième partie j’avoue avoir moins accroché mais cela peut changer en lisant la suite!

Mais bravo à vous deux c’est un très bon début, l’idée est bonne et c’est bien écrit.
Je vais donc continué à lire et je pense que j’écrirai d’autres commentaires car je sais que c’est important pour les auteurs. 😉
coeurfracassé
Posté le 25/10/2023
Merciiiiiiiiii ! Ça fait tellement plaisir ce genre de commentaires ! Je transmettrai à Paillette, et j'espère à bientôt ;-)
Khulgana
Posté le 16/10/2023
C’est vraiment bien ! J’aurais quelques critiques sur des détails de l’écriture, mais l’histoire et la protagoniste donnent tout de suite envie d’en savoir plus, et les phrases sont adroites. Je suis intrigué’e par cette fameuse raison qui amène Armenn à monter dans la tour. En quelques lignes on apprend que ça doit être une raison difficile voire douloureuse pour Armenn, mais aussi qu’il y a plusieurs raisons, mais aussi qu’elle est floue...
coeurfracassé
Posté le 16/10/2023
Bonjour !
Merci mille fois pour ce commentaire, ça nous touche en plein coeur !
Petite question : quels détails de l'écriture sont à améliorer ? Comme ça nous pourrons nous en occuper...
Encore merci pour tout, et j'espère que nous te revenons bientôt !
Khulgana
Posté le 24/10/2023
C'est des petits détails, parfois je trouve la narration un peu confuse, comme "elle n'est pas sûre que les escaliers en soient la seule cause" où on doit comprendre qu'elle est essoufflée, ou bien "les jambes dans le vide", qui fait penser qu'elle a les jambes qui pendent à l'extérieur de la tour.
Sinon j'ai trouvé que vous insistiez un peu trop sur l'idée qu'elle veut pas se regarder en face, elle, son reflet, sa vie passée etc, mais qu'elle s'y oblige. J'aurais retiré le "pour éviter de se confronter à elle-même".
Enfin, j'aime pas trop comment Kélio est désigné, un coup c'est un garçon, un coup un jeune homme. Le mot "garçon" m'a fait penser que c'était un enfant, ce qui a pas l'air d'être le cas?
coeurfracassé
Posté le 24/10/2023
Ok, merci pour tout ! J'en parlerai à Paillette afin d'améliorer tout ça =)
J'espère à bientôt !
Vous lisez