Les amours des enfants sont violentes
Graves comme celles des adultes
Elles sont sensuelles tout autant
Laissez-moi vous conter comment
J’avais neuf ans et je lisais énormément
Les histoires des Grecs et des Egyptiens
Toutes les mythologies qui tombaient sous ma main
Dans la collection « Contes et légendes »
Aux couvertures jaunes ou orange
Les blanches aussi, et puis Jules Verne
Après le déjeuner, j’allais rarement jouer dehors
Je lisais à côté d’une fille
N’importe laquelle, j’aimais leur proximité
Belle ou laide, ça n’avait pas d’importance
J’appréciais mieux le livre ainsi
Car je mêlais à la lecture le plaisir de la sentir tout près
Parfois, je lui montrais quelque chose sur une page
Alors ses cheveux caressaient ma joue
Et dans ma tête je ne savais plus
Si c’étaient les lignes du récit
Ou celles de ses mèches que je suivais des yeux
Pendant les vacances, nous allions dans le Sud
Pour les fêtes de la Madeleine
Trop jeune, je n’assistais qu’à un spectacle
On me confiait, pour le reste de la feria
À un clown qui s’appelait Zygo
Il gardait avec son nez rouge
Tous les enfants dans mon cas
C’était un être lamentable
Qui m’ennuyait profondément
Dès le premier jour il avait compris
Que je ne voulais pas jouer avec lui
Une haine tacite et réciproque
Fermenta dans nos cœurs puérils
Socialement, il était le plus fort
Mais je voyais sous son maquillage
Que c’était un vieil homme usé
Chaque jour le même manège recommençait
Je m’asseyais avec un livre
Le gros clown annonçait une activité réjouissante
Telle que sauter dans des sacs
Ou jouer avec des cerceaux
Ou s’envoyer une balle sur la tête
Il venait alors me chercher
Pour me faire participer
Je refusais, il me forçait
Il avait le droit
C’était lui le clown
Mais j’avais ma propre stratégie
Le sac, je sautais à côté
Le cerceau, je le tordais
La balle, je la perdais
Et Zygo finissait par dire
« Qu’est-ce qui m’a foutu un gamin pareil ? »
Puis faisait à ma place les gestes qu’il attendait de moi
Tout en me congédiant avec mépris
Et je reprenais ma lecture
Je laissais ainsi Zygo prendre sa revanche
Contre ceux qui lisent des livres
Et j’avais la paix pour le reste de l’après-midi
L’année suivante, une jeune lectrice fit son apparition
Dans le cercle des enfants de Zygo
Comme à mon habitude, je m’assis à côté d’elle
Elle avait des pommettes rouges et les cheveux longs
Nous parlâmes de nos livres
Elle non plus n’aimait pas Zygo
Nous nous moquions de lui dans son dos
Pour la première fois de ma vie
Je fis la lecture à quelqu’un
Qui m’écouta religieusement
Je compris que la petite fille
Prenait le même plaisir que moi
Et les instants qu’habituellement
J’étais obligé de voler
Elle me les donna d’elle-même
Si bien que des heures tempe à tempe
Nous lûmes le même livre ensemble
Comme je ne lisais plus vraiment
À chaque page, je l’attendais
Alors je m’abandonnais
Aux parfums, aux douceurs électriques de ses cheveux
À cette ivresse qui monte comme une rougeur
Quand l’aise qu’on ressent est trop grande
Et plusieurs fois je soupirais
Et cela la faisait sourire
La fin de l’après-midi chez Zygo
Fut pour une fois très douloureuse
Quand mes parents vinrent me chercher
Je me tournai vers elle et lui dis au revoir
Elle qui n’avait cessé de sourire
Avait des traits durs et sévères
Comme je me retournais
Elle saisit mon bras et tira
Puis déposa sur ma joue un puissant baiser
Plusieurs années plus tard encore
Dans les arènes de Mont-de-Marsan
Je pensais à cette petite fille
Et je ne regardais pas le taureau mourir
Jeannie m'a vivement conseillé de passer découvrir tes écrits. Moi qui d'ordinaire suis relativement peu réceptive à la poésie (exceptons tout de même quelques auteurs clefs), je me suis prise d'un grand intérêt pour la tienne.
Peut-être me suis-je quelque part retrouvée dans cet enfant qui enfouit le réel sous les pages de ses livres, ramené au réel le temps d'une communion presqu'irréelle.
Ou peut-être l'adulte que je suis est stimulée, car impossible de ne pas penser à l'excellent "Pratiques de la lecture" de R. Chartier. Les "lettreux" doués en critique doivent s'éclater à te décortiquer.
J'ai lu les trois premiers poèmes et j'ai bien aimé. Ils étaient tous intéressants, chacun à leur manière. Même si n'ayant jamais lu Maïakovski je n'ai pas pu profiter pleinement de l'hommage que tu fais à sa poésie. (mais ça m'a donné envie d'aller jeter un œil à ses écrits ^^ alors merci pour la découverte !)
J'ai malgré tout une préférence pour ce tout premier poème je crois. C'était touchant cette rencontre avec la petite fille et le lien fort qui se crée grâce à l'amour commun de la lecture. Et puis, j'ai jamais trop aimé les clowns, moi non plus.
Très joli poème. Il navigue autour du plaisir de la lecture d'un enfant qui peut ainsi s'évader et rêver, sachant que le plaisir est augmenté par le frôlement de cheveux sur la joue. Le clown Zygo, pas drôle pour un clown ce qui est bien souvent le cas, gâche ce bonheur de la lecture. Le narrateur ne peut être sauvé que par une autre petite fille. La lecture devient cette fois partage. Mais finalement, tout semble amertume pour ce narrateur. Heureusement, devenu adulte, ce doux souvenir le sauve du massacre du taureau. Un bien fait finalement. Ainsi va plus ou moins la vie. Merci pour ce moment.
Alors d'abord, j'ai évidemment lu avec plaisir l'extrait de Cyrano que tu as choisi en guise d'introduction ! Je suis une inconditionnelle de Cyrano, à tel point que j'ai tenté (pour rire et avec beaucoup de respect !) d'écrire une fin alternative pour ce héros entre tous les héros !
Passons à ce très joli texte : j'ai beaucoup aimé sa douceur, cette promenade vers le thème des premiers émois mêlant sensualité et spiritualité autour de la lecture. Je dis promenade parce que les digressions du texte m'ont fait cet effet. Je dis digressions mais elles abordent des thèmes tout aussi importants : la solitude, la différence, la cruauté, l'âge adulte...
Bref, j'ai beaucoup aimé suivre ce chemin, d'autant plus inattendu que je ne lis ni n'écris de poésie. C'est la beauté des Histoires d'Or que de nous inciter à sortir de nos zones de confort. En tout cas, je suis admirative de ta plume et de tout ce que tu parviens à faire passer dans un texte si court !
Merci pour tes réponses très pédagogiques !
J'ai adoré ce poème. Il m'a vraiment ému.
Tu nous fais voyager avec ton narrateur, naviguer entre les émotions et les scènes. J'ai trouvé les passages de lecture super chouettes, super mignons. J'ai beaucoup aimé le passage de moments volés à une amitié offerte, la scène du baiser est très chouette.
Et puis le clown Zigo, la chute avec la mort du taureau viennent ajouter de la personnalité au texte, un petit côté absurde qui fonctionne bien. J'avoue que je ne suis pas sûr de comment interpréter la chute, j'aime bien la vision d'Artichaut.
Mes remarques (mes passages préférés plutôt pour le coup xD) :
"Parfois, je lui montrais quelque chose sur une page Alors ses cheveux caressaient ma joue Et dans ma tête je ne savais plus Si c’étaient les lignes du récit Ou celles de ses mèches que je suivais des yeux" super passage !
"Dès le premier jour il avait compris Que je ne voulais pas jouer avec lui Une haine tacite et réciproque Fermenta dans nos cœurs puérils" xD très drôle !
Je continue...
Non, franchement c'est une très belle trouvaille ! au lecteur de se faire une interprétation (=
Je file lire la suite :)
joli souvenir des amours de jeunesse qui hantent tous nos esprits.
Ce texte nous ramène aux notres.
Merci pour ça.
Il y a juste cette derniere phrase qui interpele ! que vient elle faire ici. elle choque un peu, elle questionne.
C'est ma préférée :-)
Bruns
C'est que la rencontre avec cette petite fille a eu lieu dans le contexte de la feria de la Madeleine, à Mont-de-Marsan. Pendant que mes parents allaient assister à des corridas, on me faisait garder par ce clown Zygo. Plus tard, on m'a emmené voir davantage de corridas. Je crois que j'ai vu ma première becerrada à 6 ans. Plus tard, j'ai fini par condamner ces "spectacles" mais j'ai été élevé dans l'admiration d'Hemingway et de la tauromachie. Bref, il est vrai que, malgré mon hostilité à l'égard du clown, j'ai passé de nombreuses heures assis dans les arènes à souhaiter y retourner dans l'espoir de la revoir et à repenser à elle au lieu de regarder ce qui se passait sur le sable...
Cette poésie est je trouve très nostalgique, on se ballade à travers les souvenirs d'enfance d'un garçon qui n'arrive pas à oublier cette jolie jeune fille et ce clown (je trouve) très attachant. C'est beau. La fin est belle bien qu'assez triste et renforce encore plus cet aspect nostalgique. J'ai beaucoup aimé ! Hâte de lire tes autres poésies !
Pinky Nuage
Je découvre ce premier poème avec plaisir. Il y a beaucoup de sensualité et de douceur dans ces moments de lecture à deux. J'étais assez en empathie avec Zygo qui me semblait souffrir de la situation, tout en comprenant le besoin d'espace et de paix des enfants. Les vers sautillants donnent une impression de légerté à ce récit tout en laissant l'espace et les vides liés à la nature des souvenirs.
A bientôt !
Alors, déjà, mettre du Cyrano dans l'introduction du recueil, c'est une bonne manière de me faire frétiller. Bien joué :)
Ce texte est très beau. On a souvent l'impression que pour faire de la poésie il faut des rimes et de la métrique, mais pas forcément. La poésie c'est aussi une question de rythmique, de musicalité des phrases, et d'émotions évoquées. Il y aurait sûrement moyen de le mettre en musique,
Et la fin... ah cette fin me tire une petite larme.
Me voici pour me plonger enfin dans tes écrits, et j'ai parcouru avec plaisir et émotions ce premier poème. Un conte et une confidence autant qu'un poème d'ailleurs. Beaucoup de tendresse dans les habitudes de ce petit lecteur, qui aime lire en compagnie d'une demoiselle. Le livre, ça se partage après tout, c'st un bel objet vivant - on va à contre-pied de l'idée que l'activité intellectuelle est solitaire.
Les quatre premiers vers sont très beaux, avec la douceur de cette voix de conteur.
Intéressante aussi, cette réflexion sur le clown Zygo. Il y a de l'effrayant et du tragique dans l'attitude de ce clown, mécanique et vide, qui génère l'agressivité de l'enfant - et en même temps on sent un fond d'empathie pour le vieil homme derrière le clown à un moment donné.
"Je pensais à cette petite fille
Et je ne regardais pas le taureau mourir"
> J'aime beaucoup !
Des sons et des rythmes prenants au fil de ta plume. Tout en simplicité, mais parcouru d'images percutantes, c'est très beau.
À bientôt !
Quant au clown, c'est une figure qui me parle beaucoup aussi ! Les bouffons tragiques, tout ça. Notamment dans cette dissonance que tu décris : un homme fragile masqué derrière les "mécaniques plaquées sur du vivant" (pour citer l'autre ~) que sont ses blagues et ses mimiques. Plusieurs de mes personnages fonctionnent un peu sur ce modèle - un des personnages des "Étonnants Chemins du repentir", qui pour survivre s'accroche à des attitudes à la Dom Quichotte ; et dans un autre roman que j'ai en préparation, un bouffon difforme qui, derrière son humeur déjantée, construit sa propre destruction et celle des gens dont il veut se venger.
Alors oui, cette allégorie dans ton poème a su venir me chercher sur des leitmotives qui me sont chers.
Je repasserai pour les prochains poèmes !
Il y a déjà un certain temps que je voulais lire quelque chose de toi, alors me voici.
Ce récit est émouvant. S’il est poétique, à mon avis ce n’est pas seulement à cause de sa forme de poème que, paradoxalement, j’oublie par moments. Pourtant les vers donnent au texte un rythme qu’il n’aurait pas autrement et qui ajoute à son charme.
La haine ressentie envers ce clown m’a paru violente, voire excessive. C’est sûr, il est casse-pieds, mais il n’en méritait probablement pas autant. Cela dit, c’est normal pour un enfant. D’ailleurs moi aussi, je détestais qu’on m’oblige à participer à des activités physiques.
C’est un plaisir de lire les beautés de ta plume et je vais savourer tes gammes poétiques l’une après l’autre.
Petite coquille : Je me tournai vers elle et lui dit au revoir [dis]
Ton poème très agréable à lire retrace une histoire assez émouvante, c'est fluide et très bien écrit, j'adore :)
La fin est un peu triste, mais très belle.
J'aime beaucoup cette idée du petit garçon qui aime lire en présence d'une fille, ça ajoute un certain charme à ton récit :)
Le première strophe nous plonge dans le contexte, et tu as raison, les amours d'enfance sont souvent les plus marquants.
Merci pour cette agréable lecture,
Bonne continuation :)
Fy
Je ne m'y connais pas en poésie et en histoire de la poésie, mais j'ai un goût particulier pour le son, la couleur et les interprétations des mots. Et ça n'a pas forcément grand-chose à voir, mais ce texte m'a fait penser à ceux issus du film Paterson, de Jim Jarmush.
Bref, merci pour cette belle découverte du dimanche matin, et à très vite !
Je suis arrivé à l'écriture, très tôt, par la poésie. Mon rapport à elle était donc antérieur à toute connaissance sur la question si bien qu'aujourd'hui, un peu curieusement, je sépare totalement le rapport universitaire que j'ai eu avec la poésie pendant mes études - ou le rapport didactique que j'entretiens avec elle en tant qu'enseignant - de ma pratique de l'écriture poétique. Autrement dit, j'aime l'idée qu'on puisse avoir un rapport immédiat à la poésie, sans forcément connaître son histoire et ses techniques, même si je n'en dénigre pas l'intérêt.
Je n'ai pas vu Paterson de Jim Jarmush mais ce que tu m'en dis m'intrigue. J'ai adoré certains films de Jarmush, en particulier Coffee and cigarettes, je vais donc trouver une occasion de voir Paterson sous peu.
Bon dimanche à toi et à bientôt sur PA, je compte bientôt te lire et commenter tes textes.
Quelle magnifique histoire mise en poème d'une plume de maître. Votre style et votre manière d'écrire me font immédiatement penser à ce grand écrivain français qu'était Marcel Pagnol. Ces récits sont pleins de chaleur et d'odeur, ce que je ressens également chez vous.
Cette histoire, car c'est un poème mais aussi une histoire, semble être sortie de votre propre vécu.
J'aime beaucoup votre titre "Gammes poétiques".
Continuer ainsi.
C'est une très belle histoire et on voit que tu as chercher à nous faire passer tes sentiments dans ta poésie.
Cette histoire irait aussi très bien dans un roman.
Ça pourrait faire une belle histoire... en vrai !
J'ai beaucoup aimé, merci