J’ai enterré mon innocence un mercredi ordinaire, pluvieux, celui où j’ai réalisé que les nuages ne sont pas des éléphants, mais des usines à larmes. Elle est morte discrètement, comme un personnage secondaire dans un film dont personne ne se souvient. Pas d’adieux, pas de fleurs, juste un sandwich avalé trop vite et une facture impayée posée sur la table. Le genre de mort qui ne fait pas de bruit, mais qui laisse un vide si grand qu’on pourrait y perdre toute une vie.
Sans cérémonie.
Sans témoins.
À petit feu – pas comme une flamme qu’on souffle, mais comme une couleur qui pâlit jusqu’à l’effacement.
Les certitudes s’effritent. D’abord les bords, puis le cœur.
Enfant, j’avalais le monde par grandes gorgées lumineuses. Les jours s’ouvraient comme des portes dorées.
Je croyais. À tout. À rien. À l’évidence que le bien triomphe et que les adultes savent.
Un jour, j’ai compris le mensonge dans les yeux de mon père.
Un jour, j’ai vu la peur derrière le sourire de ma mère.
Un jour, j’ai reconnu la cruauté pour ce qu’elle est – banale, ordinaire, quotidienne.
Le poids arrive sans prévenir. Une responsabilité. Puis une autre. Des échéances. Des compromis. Des choix impossibles.
J’apprends désormais la langue des vaincus – ces phrases brisées que murmurent ceux qui ont trop vu :
« C’est comme ça. »
« On n’y peut rien. »
« Il faut être réaliste. »
L’Innocence (l’enfant) :
Pourquoi tu ne cours plus vers l’horizon ? Pourquoi tu ne crois plus aux promesses du vent ?
Tu disais que les étoiles étaient des clés, que chaque nuit ouvrait une porte.
Tu disais que les méchants perdaient toujours, que les dragons mouraient, que les princesses se réveillaient.
Pourquoi tu as arrêté de croire ?
L’Adulte (en devenir) :
Parce que les étoiles ne sont que des cailloux brûlants, perdus dans un ciel indifférent, et le vent ne porte que des mensonges.
Les dragons ne crachent pas de feu, ils signent des chèques et écrasent les petits. Les princesses ne dorment pas dans des châteaux, elles errent dans des appartements trop chers, avalant des pilules pour oublier qu’elles ne se réveilleront jamais. Le monde n’est pas une fête, tu comprends ? C’est un open space mal éclairé où tout le monde tape sur des claviers en rêvant de vacances qu’ils ne prendront jamais.
Je ne peux plus courir. Mes pieds sont lourds de tout ce que je porte.
L’Innocence :
Mais tu m’avais promis ! Tu m’avais dit que si on était gentils, si on aidait les autres, tout irait bien.
Tu m’avais dit que les héros revenaient à la maison, que l’amour gagnait toujours, que la vie était une histoire avec un happy end. Tu m’avais menti ?
L’Adulte :
Je ne t’ai pas menti. Je croyais à ces mensonges, moi aussi. Mais les héros ne reviennent pas toujours. Parfois, ils meurent en silence, dans des chambres d’hôpital, sous les décombres, ou pire : ils survivent, mais ils ne sont plus les mêmes. Le monde n’est pas une fête, c’est un champ de bataille. Et les armes, ce ne sont pas des épées ou des boucliers, mais l’argent, le pouvoir, l’indifférence.
Je ne peux plus te mentir.
L’Innocence :
Alors on arrête ? On arrête de croire ? On arrête d’essayer ?
Tu vas me laisser partir ?
L’Adulte :
Je ne veux pas. Tu es la seule chose pure en moi, la seule qui me rappelle que je pouvais rire sans raison, aimer sans peur, espérer sans limite. Mais tu es trop lourde à porter. Tu cries trop fort quand je ferme les yeux, quand je fais semblant que tout va bien. Tu me rappelles que je ne suis plus celui qui croyait aux miracles.
L’Innocence :
Mais sans moi, qui seras-tu ? Un robot ? Une machine à payer des factures, à haïr les lundis, à trembler devant les nouvelles ?
Tu vas devenir comme eux ? Tu vas devenir comme eux ? Ceux qui marchent sans regarder le ciel, qui respirent sans sentir l’air, qui survivent sans vraiment vivre ?
L’Adulte :
Je ne sais pas. Peut-être. Peut-être que c’est ça, grandir.
Apprendre à marcher sans toi. À respirer sans croire que l’air est magique. À aimer sans penser que c’est éternel.
L’Innocence :
Tu vas me manquer.
L’Adulte :
Tu me manqueras toujours. Chaque jour, chaque nuit. Mais je dois te laisser partir. Parce que le monde est là, et il ne t’attend pas. Il ne t’a jamais attendue. Il avance, impitoyable, et si je ne bouge pas, il m’écrasera.
L’Innocence :
Alors embrasse-moi une dernière fois. Et promets-moi une chose.
L’Adulte :
Quoi ?
L’Innocence :
Promets-moi que, parfois, tu regarderas le ciel. Et tu te souviendras.
Tu te souviendras que les étoiles étaient des clés, les nuages des bateaux, et que les méchants… les méchants ne gagnent pas toujours. Pas vraiment.
L’Adulte :
Je te le promets.
(Un silence. L’enfant s’éloigne, emportant avec elle les couleurs vives, les rires faciles, les certitudes. L’adulte reste, les épaules lourdes, les yeux secs. Il regarde le ciel. Une étoile clignote. Peut-être une clé. Peut-être un mensonge. Peut-être un espoir.)
Et ainsi, le deuil est fait. L’innocence repose quelque part, dans un coin de mémoire, et l’adulte avance, un pas à la fois, dans un monde qui ne pardonne rien mais qui, parfois, laisse filtrer une lueur. Une lueur qui ressemble à un sourire d’enfant.
Épilogue :
Je marche maintenant avec des pas mesurés. Je parle la langue des désillusionnés, celle qui sait que les promesses sont faites pour être brisées et que les rêves sont souvent trop lourds à porter. Et quand le soir tombe et que le silence s’installe, je lève parfois les yeux. Je cherche une étoile. Une clé. Un souvenir.
Et dans ces moments, je suis à la fois l’enfant et l’adulte.
Celui qui croit et celui qui doute.
Celui qui pleure et celui qui sourit.
Celui qui se souvient et celui qui oublie.
Endeuillé de l’innocence, métamorphosé par elle.
Une métamorphose douloureuse, mais nécessaire.
Pour continuer à avancer.
Pour continuer à vivre.
Et parfois, juste parfois, quand la nuit est assez sombre et que le ciel est assez clair, je revois cette étoile. Et je me dis que peut-être, après tout, les clés existent encore. Quelque part.