La toile respire.
C’est une impression fugace, un frisson de matière sous la caresse du pinceau. Le peintre s’arrête un instant, le souffle suspendu, le cœur battant d’un rythme qu’il ne reconnaît pas. Sous la lumière tamisée de son atelier, l’odeur âcre des pigments et de la térébenthine flotte comme un murmure ancien.
Il recule d’un pas.
Sur la toile, une femme est figée dans un instant suspendu. Elle se tient sur une plage balayée par le vent, ses cheveux soulevés en vagues d’ombre et de lumière. Sa robe claire danse autour de ses jambes nues. Dans sa main, un ballon d’hélium rouge s’élève, comme prêt à se détacher du monde.
Ce n’est pas un souvenir à lui.
Quelqu’un lui a raconté cette scène, une voix lointaine dans une conversation qu’il ne parvient plus à situer. Il avait écouté, fasciné par le détail du ballon rouge vibrant dans l’azur, et sans réfléchir, il avait saisi ses pinceaux.
Et maintenant…
La plage n’est plus une simple image figée sur la toile. Il y a une brume salée dans l’air, une fraîcheur ténue qui n’existait pas un instant plus tôt. Quelque chose bouge au coin de son regard.
Il détourne la tête. La femme est là. Pas sur la toile. Pas dans l’ombre tremblante des pigments.
Elle se tient devant lui, réelle, si réelle que le ballon rouge, toujours attaché à son poignet, oscille légèrement sous un souffle d’air imperceptible. Il recule brusquement, heurte le chevalet. La toile vacille. Son souffle s’accélère. C’est impossible.
Un vertige le prend. Une sensation de vide, comme si un fil invisible venait d’être tiré en lui, dénouant quelque chose d’essentiel. Une absence. Une perte. Il ferme les yeux, cherche un repère dans le chaos de ses pensées. Puis il tente de se rappeler. Quelque chose a disparu.
Et il ne sait même plus ce que c’était. Sous la lumière tamisée de son atelier, l’odeur âcre des pigments et de la térébenthine flotte comme un murmure ancien. Il passe une main sur son front, tâchant sa peau de bleu outremer. L’épuisement, sûrement. Il peint depuis des heures, peut-être des jours. Mais il y a ce trouble persistant, une dissonance dans l’air.
Il recule d’un pas. La toile est là, devant lui, et pourtant…Quelque chose a changé. Il plisse les yeux. La femme semble passer la porte, se diriger vers le jardin. Il voit le ballon rouge s’élever jusqu’au plafond. Mais c’est impossible, n’est ce pas ? Cette femme, ce ballon, les embruns… Ils ne peuvent pas être reéls ?
Un doute s’immisce en lui, insidieux, coulant dans ses veines comme une encre froide. Il tend la main. Ses doigts effleurent la ficelle, le ballon frémit sous la tension appliquée. Il la retourne entre ses paumes. Elle est réelle. Indéniablement réelle. Son souffle se brise. Ce n’est pas possible.
Il se lève d’un bond, vacille. Une nausée étrange le prend, comme si un fil invisible venait d’être tiré en lui, dénouant quelque chose d’essentiel. Il ferme les yeux, cherche un repère dans le chaos de ses pensées. Puis un vide. Une absence. Il fouille dans sa mémoire, mais une brèche s’est ouverte. Une partie de lui s’efface, s’effiloche sans qu’il puisse en saisir les contours.
Il ne sait plus.
Il ne sait plus ce qu’il a oublié.
*
Le lendemain, l’atelier lui semble différent.
Il ne sait pas pourquoi. Quelque chose flotte dans l’air, un décalage infime, une respiration qu’il ne reconnaît pas. Il balaye du regard la pièce encombrée de toiles inachevées, de pinceaux laissés en suspens dans l’eau trouble des pots. Tout semble à sa place. Pourtant, une sensation le ronge, tapie sous la surface de sa conscience.
Il s’approche du chevalet.
La toile de la femme au ballon rouge est toujours là, immobile, figée dans la peinture séchée. Mais il y a autre chose. Juste devant le chevalet, une trace légère dans la fine couche de poussière du plancher. Une empreinte.
Il ferme les yeux. Il veut se rappeler.
Mais il n’y a rien.
Un vide.
Il secoue la tête, chasse l’impression d’un geste nerveux. Peut-être est-ce la fatigue, une illusion née de la fièvre créatrice. Il faut peindre, encore. L’acte de créer l’apaise, lui donne un point d’ancrage dans cette confusion sourde.
Il s’installe devant une nouvelle toile, mélange les couleurs avec une précision presque mécanique. Ses mains savent ce qu’elles font avant même qu’il ne formule une pensée.
Des tiges fines émergent sous ses coups de pinceau. Des pétales immaculés s’ouvrent lentement sous ses gestes. Un bouquet de roses blanches.
Pourquoi ce choix ? Il se souvient. Une jupe qui tourne sous le soleil, un rire rauque de pure joie. Sa sœur. Il se souvient de cette jeune femme solaire, enlevée par cet américain, exilée volontaire, qu’il ne voit que très peu. Il a peint ces fleurs car elles sont ses favorites, car elles sont liée à ce rire de pure joie.
Devant lui, sur la table vide, se met tout d’abord à flotter un doux parfum, au dessus du fantôme d’un vase bleu. Le peintre cligne des yeux, regarde ses mains, se pince… Et les tiges, ces mêmes tiges qu’il a créées, se solidifient dans le vase. La table était vide. Elle était vide, ce matin. Jusque là, jusqu’à l’apparition de ces fleurs, de ce parfum, et, dans le lointain, du son d’un rire de joie pure.
Un écho flou lui parvient, une réminiscence à la lisière de la conscience. Quelqu’un aimait ces fleurs. Il le sait, il en est certain. Une présence douce, une voix lointaine qui riait à demi-mot en effleurant les pétales.
Mais qui ? Le pinceau lui échappe des doigts. Son souffle se coupe. Il ne sait plus.
Son cœur bat trop vite. Il essaie de fixer son esprit sur le souvenir, de le retenir, mais il s’effiloche, se délite, comme une brume balayée par le vent. Il serre les poings, cherche un repère.
Il ne se rappelle plus d’avoir eu une sœur.
*
Il a besoin d’un ancrage. D’un refuge.
Depuis combien de temps se sent-il ainsi, à la dérive, érodé par quelque chose qu’il ne comprend pas ? L’oubli s’insinue en lui comme une marée silencieuse, emportant des fragments qu’il ne sait plus nommer. Mais il ne peut pas laisser faire.
Alors il s’installe à son bureau, ouvre un carnet vierge, et commence à écrire. D’abord, son nom. Pour s’assurer qu’il est encore lui-même.
Puis ce dont il se souvient encore : son atelier, l’odeur des pigments, la toile de la femme au ballon rouge. Il note aussi ce qu’il a perdu, ce dont il a conscience : un livre aimé dont le titre s’est effacé, une sensation fugace liée à des roses blanches. Mais au fil des lignes, il s’arrête.
Il relit ce qu’il vient d’écrire. Une impression de manque l’étreint. Des trous. Des phrases incomplètes, des souvenirs qu’il pensait posséder mais qui lui échappent. Il veut noter un lieu où il aurait grandi… mais aucun nom ne vient. Il tente de dessiner un visage, mais la silhouette reste floue, comme une esquisse abandonnée. Un frisson le parcourt. S’il continue ainsi, que restera-t-il de lui ?
La pensée le fige. Son regard glisse vers ses toiles, ces œuvres qui naissent au prix de son existence. Il voudrait arrêter, mais une force obscure en lui réclame de peindre encore. Comme une nécessité. Comme une malédiction.
Un bruit soudain. Trois coups frappés contre la porte. Il sursaute. Son cœur cogne contre sa poitrine. Il n’attendait personne. Un instant d’hésitation. Puis il se lève, traverse l’atelier, sa main tremblant légèrement lorsqu’il tourne la poignée.
De l’autre côté, une femme se tient là. Elle le regarde comme si elle le connaissait. Comme si elle attendait ce moment depuis longtemps.
— Tu ne te souviens pas de moi… n’est-ce pas ?
Il ouvre la bouche, mais aucun mot ne vient. Elle est là, debout dans l’ombre du seuil.
Un instant, il croit reconnaître quelque chose en elle – un éclat dans son regard, un frémissement dans sa voix qui lui parle d’un passé qu’il ne possède plus. Mais dès qu’il essaie d’en saisir l’origine, tout lui échappe.
Elle ne bouge pas. Ne cherche pas à entrer.
— Tu ne te souviens pas de moi… n’est-ce pas ?
Un murmure, presque une supplique.
Il voudrait répondre, mais sa gorge est sèche. Il se contente de la dévisager. Sa peau a la pâleur d’un jour qui tarde à s’éveiller. Ses lèvres tremblent légèrement, comme si elle s’attendait à quelque chose. À un signe.
— Qui es-tu ? finit-il par demander.
Un silence. Un battement suspendu entre eux.
Puis elle sourit. Un sourire triste. Déçu.
— C’est la deuxième fois que tu me poses cette question.
Son souffle se brise.
— La… deuxième fois ?
Elle incline légèrement la tête, l’observe comme on regarde un être aimé qui ne nous reconnaît plus.
— Oui. Mais la première fois, tu as promis que ça n’arriverait plus.
Il recule d’un pas, le cœur battant à un rythme qu’il ne maîtrise plus.
Elle avance d’un pas. La distance entre eux s’efface.
— Dis-moi… Est-ce que tu oublies parce que tu le veux ? Ou parce qu’on te l’a imposé ?
Sa question flotte entre eux, lourde d’une signification qu’il ne peut saisir. Il veut croire qu’il a encore le contrôle sur son don, sur ce qu’il perd. Mais une peur sourde s’installe.
Et si, depuis le début, ce n’était pas lui qui décidait ce qu’il oubliait ?
Un frisson lui parcourt l’échine.
— Je peux entrer ? demande-t-elle doucement.
Sa main est déjà sur la poignée, comme si c’était naturel. Comme si elle l’avait déjà fait mille fois.
Il hésite. Une part de lui lui hurle de fuir. Une autre, plus obscure, murmure que si elle franchit ce seuil… il retrouvera peut-être ce qui lui manque. Ou bien il le perdra à jamais.
*
Le silence s’étire entre eux.
Il sent qu’il devrait dire quelque chose, qu’il devrait poser les bonnes questions, mais il ne sait même pas par où commencer. Son esprit lutte dans un brouillard d’incertitude.
Puis, un détail. Infime.
Un parfum.
Léger, presque imperceptible, mais il est là. Quelque chose de doux, de familier. Une fragrance qui évoque des souvenirs qui lui échappent, comme des ombres glissant entre ses doigts.
Il ferme les yeux une fraction de seconde, tente d’attraper une image, un instant, une émotion qui pourrait lui donner un indice. Mais il n’y a rien. Juste ce parfum suspendu dans l’air, comme un fantôme.
Quand il rouvre les yeux, elle est toujours là.
Toujours silencieuse. Toujours à le regarder.
— Qui es-tu ? murmure-t-il, plus pour lui-même que pour elle.
Aucune réponse. Seulement ce regard.
Alors une autre question s’impose à lui, une question plus insidieuse, plus terrifiante.
— Qu’est-ce que j’ai perdu ?
Un frisson le traverse. L’angoisse d’un vide qu’il ne peut mesurer. Il s’était toujours dit qu’il choisissait ce qu’il sacrifiait. Chaque toile, un souvenir en échange d’une création. Un pacte silencieux avec lui-même. Mais l’a-t-il vraiment décidé ?
Savait-il seulement, au commencement, ce qu’il perdrait ?
A-t-il consenti à cet échange, ou bien l’a-t-on poussé à croire que c’était le prix à payer ?
Il serre les poings. Son regard oscille entre la femme et la porte entrouverte, entre le présent et ce passé dérobé.Elle ne répond pas.
Elle ne cherche pas à discuter, à lui prouver quoi que ce soit. Au lieu de cela, elle avance dans l’atelier, avec une lenteur mesurée, presque douloureuse. Il hésite à l’arrêter, mais quelque chose dans sa posture l’en empêche.
Elle sait où elle va. Elle contourne les chevalets, frôle du bout des doigts les toiles entassées contre le mur. Son regard se pose sur l’une d’elles, une peinture qu’il ne se souvient pas d’avoir faite.
Elle l’écarte doucement. Derrière, dissimulée dans l’ombre, une enveloppe jaunie par le temps.
Sans une hésitation, elle la saisit et l’ouvre. Une photo glisse entre ses doigts. Le peintre ne bouge plus.
Elle la regarde un instant, comme si elle espérait y trouver une autre vérité que celle qui s’y trouve déjà. Puis, sans un mot, elle ferme les yeux et ses épaules s’affaissent.
Quand elle relève la tête, ses yeux brillent d’un éclat trouble. Une larme roule le long de sa joue. Elle ne l’essuie pas. Elle tourne les talons.
— Attends, souffle-t-il, presque sans y penser.
Mais elle ne l’écoute pas. Elle traverse la pièce comme une ombre, franchit la porte, disparaît dans la nuit. Le silence retombe. Un frisson d’incompréhension le traverse. Il hésite, puis avance à son tour, récupère la photo qu’elle a laissée sur la table. Deux silhouettes figées par le temps.
Lui. Et elle. Enlacés.
Il observe l’image, sentant quelque chose remuer au fond de lui, un écho d’émotion qu’il ne comprend pas. Il retourne la photo, le cœur battant. Un mot est écrit au dos.
Un simple prénom. Marie. Le souffle lui manque. Un nom qui ne lui évoque rien. Un nom qui aurait dû tout lui dire.
Le silence. Seul dans l’atelier, il fixe la photo. Comme si, à force de la regarder, quelque chose allait surgir du néant. Mais rien ne vient. Aucune image, aucun souvenir. Juste un nom vide de sens.
Marie.
Ce n’est plus une question de mémoire. C’est une question d’existence. Qu’a-t-il donné de lui-même, et qu’a-t-il reçu en retour ? Il observe ses toiles, toutes ces œuvres nées de ses mains, de son esprit. Chacune d’elles a une histoire, une vie propre. Chacune a emporté un fragment de lui.
Il se demande soudain combien d’hommes il a été. Si l’on efface un à un les souvenirs d’un homme, que reste-t-il de lui ? Est-il encore celui qui a aimé cette femme ? Celui qui a promis de ne pas oublier ? Celui qui a peint les roses blanches pour une sœur dont il ne sait plus le visage ?
Ou n’est-il plus qu’un vide, une main qui peint sans savoir pourquoi ? Il s’approche d’une toile vierge. L’envie est là, brûlante, familière. Il pourrait peindre. Encore une fois. Reprendre ce cycle absurde, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien de lui. Mais cette fois, il hésite. Son regard glisse vers la photo.
Il pourrait chercher à comprendre. Retrouver Marie. Demander des réponses. Arrêter de s’effacer. Il ferme les yeux, respire profondément. Peindre… ou se souvenir. Créer… ou exister. L’un des deux devra disparaître. Et cette fois, c’est à lui de choisir.
*
Il y a toujours un petit coté pacte avec le diable dans tes histoires, tu leur mènes la vie dure à tes personnages.
Le motif de l’oubli est superbement exploité : il n’est pas seulement une perte, mais une transformation, une dissolution lente et inéluctable du personnage. Chaque toile est une césure dans son existence, une extraction de son être au profit de l’art. C’est vertigineux et terriblement beau.
Le style est fluide, évocateur, porté par un rythme maîtrisé qui amplifie le trouble du protagoniste. Les répétitions subtiles – les odeurs, les sensations, les gestes mécaniques – participent à cet effet de boucle, comme un rêve dont on ne parvient pas à s’échapper.
L’apparition de Marie est un point culminant saisissant. Elle incarne une vérité que le peintre a laissé s’effacer, et son départ silencieux est d’autant plus bouleversant. La fin est magistrale : ce dilemme ultime entre la création et la mémoire, entre l’art et l’existence.
Si tu veux venir voir ce que je lis, ecris un comm aussi stv