Vendredi 7 février, 17h16. Le Diable apparaît dans un nuage de souffre parfumé.
LE DIABLE
Désolé, mais il faut que je m’énerve un peu. Je reviens tout juste du boulot. Pas eu le temps de prendre une douche. (Une odeur de bouc envahit la pièce au fur et à mesure que le nuage de parfum s’évapore.) Je fulmine.
À cause des pécheurs chez moi en Enfer. Ils font un foin pas possible. Ils me rendent fou. Grrr… Il me faut quelque chose à boire.
À boire ! (Il vide le verre d’eau qu’elle lui tend en une grosse gorgée.) Glouglouglou glouf… Vous pouvez laisser la fenêtre ouverte. Un peu d’air frais, ça fait du bien après cette journée à diriger des fainéants pour pelleter le fumier. Oui, pelleter ! Ce n’est pas comme si je passais toute la sainte journée installé confortablement dans un fauteuil avec une bouillotte, comme vous. Non, Madame ! Je pellette. C’est éreintant, croyez-moi. Oui, merci. (Il enroule ses pattes autour de la tasse de thé qu’elle vient de lui préparer.) Même si j’aurais préféré un whisky au lieu de cet insipide breuvage.
Les pires ce sont les enfants et les politiciens. De vrais fumistes ! Et après, ils font les innocents. C’est comme ci. C’est comme ça. J’avions rien vu. Rien entendu. C’était pas moi ! (Il trempe furieusement le sachet tel un yoyo dans son thé.) Et personne ne se demande qui va presser tout ce fumier passé ! Tout le gros tas jusqu’au ciel.
Non, vous avez bien compris, pour une fois. Le fumier passé doit être pressé. (Il entortille la ficelle du sachet de thé autour de son doigt poilu.) Tout cela se passe dans une grosse usine à fumier dont je suis le Directeur en chef bien entendu. (Il aspire bruyamment une gorgée de tisane pour dissimuler son air fier.) C’est là que le fumier passé devient du fumier pressé.
Le fumier passé est un fumier pressé par un presse-fumier. Autrement dit : une passoire géante. La substance qui en résulte est pratiquement liquide et sans particules impures. (Il essore le sachet de thé en le serrant bien dans son poing.) En principe, on peut dire que le fumier passé est du pur fumier. Puis il est mis en bouteilles ou en conserves pour être vendu. Du recycling pour ainsi dire. Vous savez à quel point le développement durable et l’environnement me tiennent à cœur. (Il fait voler le sachet par la fenêtre.) Je vous demande pardon ?
Quoi encore ? Mais c’est pourtant bien connu que les sachets de thé sont biodégradables ! Vous n’avez aucune tolérance ! Si vous me laissiez expliquer tranquillement au lieu de m’interrompre sans arrêt, nous en aurions déjà terminé ici. Bon, où en étais-je ?
Là. (Il fouine sous sa cape.) Je vous ai apporté comme preuve une bouteille de Fumier Passé. (Il dévisse la bouteille.) Hummm. Sentez-moi cette pure odeur de purin. Délicieux.
Une petite goutte sur une terre infertile et voilà que tout y pousse. Croyez-moi, il y en aurait assez pour faire pousser du blé et faire du pain pour le monde entier. Du super bon pain. Grâce à mon fumier pressé. (Il aspire le fond de la tasse.) Slurp.
Est-ce que vous en voulez une goutte sur votre tapis b… Ah bon, l’odeur vous incommode ? Pas la peine de faire la dégoûtée. Attendez donc.
Là. (Il refouine sous sa cape.) Je vous ai aussi apporté une bouteille de Fumesque Passion. (Il appuie sur le pulvérisateur.) Hummm. Maintenant, toute la pièce sent mon odeur. Délicieux.
Une petite goutte sous les aisselles, et hop, une douche d’économisée ! C’est qu’il est très important de ne pas gaspiller d’eau et d’offrir malgré tout une apparence soignée à ses interlocuteurs.
Dommage pour vous, je le remporte avec moi, faudrait pas pousser le bouchon trop loin ! Dans ma grande magnanimité, je vous offre cette bouteille pour votre jardin au printemps prochain. (Il lui tend la bouteille de Fumier Passé.) Je vous mets au défi de trouver un meilleur engrais. Il fait vraiment tout pousser ! Même des fleurs dans le désert.
Il quitte la pièce, tout fier de sa générosité. Elizabeth pose la vaisselle sale à la cuisine et la bouteille de Fumier Passé dans la salle de bain.