Le sac de danse baignait dans une mare de sang. Près de lui gisait la tête de Baptiste, son jeune propriétaire décapité par la violence du choc. Ses yeux écarquillés trahissaient un dernier instant de terreur face au camion qui fonçait sur lui. De l’autre côté de la rue, une douzaine de petites danseuses de dix ans, témoins malheureuses de l’accident, gravaient malgré elles cette image dans leur mémoire traumatique. Mademoiselle Patricia, leur professeur de danse, aurait dû les faire rentrer dans son école, les protéger de la vue horrifique de leur camarade que les pompiers n’avaient aucune chance de sauver. Mais elle ne pouvait se résoudre à détourner le regard du corps désarticulé de son petit protégé. Il avait chuté avec la grâce d’un danseur étoile ; il était magnifique.
— Rien ne peut préparer à la perte d’un enfant. Puisse le jeune Baptiste Messaoud reposer en paix, conclut solennellement l’officiant.
Un sanglot déchira le silence. Le père du garçon, incapable de se contenir, resserra son étreinte autour des épaules de sa femme hagarde. Incommodée par un tel débordement d’émotions, Mademoiselle Patricia se tenait à l’écart. Elle observait les jeunes danseuses en robes noires : aucune n’osait regarder le cercueil qui rejoignait les profondeurs, au risque de réveiller le fantôme ensanglanté de leur ami qui les hantait chaque nuit depuis l’accident. Elle s’attarda sur Célia, inconsolable, sûrement, de perdre celui avec qui elle était censée danser en duo lors du spectacle de fin d’année la semaine suivante... Mademoiselle Patricia tâta son chignon du bout des doigts, contrariée. Si ce n’était que ça ! Baptiste aurait dû être l’apothéose du spectacle. Celui qui éblouirait ses anciens professeurs du Conservatoire, qu’elle avait invités pour l’occasion, et qui lui apporterait, en qualité de professeure dévouée, la renommée qu’on lui avait toujours refusée. Pourquoi fallait-il qu’un conducteur imprudent vienne tout gâcher ?
Le lendemain de l’enterrement, Mademoiselle Patricia ruminait encore la disparition inopportune de son petit protégé lorsqu’elle tomba dans une embuscade tendue à l'entrée de sa salle de danse.
— Vous devriez annuler le spectacle. Nos filles sont encore sous le choc ! déclara une mère inquiète, les bras croisés.
— Alors pourquoi avoir ramené la vôtre pour cette dernière répétition ? cingla la professeure avant d’entrer dans sa salle.
La mère se précipita à sa suite, bientôt suivie par une demi-douzaine d’autres parents qui salissaient sans vergogne le parquet de leurs chaussures boueuse
— Moi je pense qu’au contraire, cela pourrait leur faire du bien, contredit le père de Célia, principal donateur de l’école de danse. Et puis, Mademoiselle Patricia a invité ses anciens professeurs du Conservatoire, qui y enseignent toujours. Ce spectacle pourrait être déterminant pour l’admission de nos filles l’année prochaine.
Les parents se consultèrent du regard, indécis. Derrière eux, les fillettes attendaient sagement leur dernière leçon de l’année. La professeure tâta son chignon avec un sourire crispé. Il était bien dans ses intentions d’annuler la représentation plutôt que de se ridiculiser avec un spectacle minable. Aucune de leurs filles n’arrivaient à la cheville de Baptiste. Mais cela valait-il la peine de risquer perdre les financements de son école en contrariant le père de Célia ?
— Et si nous demandions aux concernées ? proposa la professeure, certaine que ces empotées ne seraient que trop heureuses de se défiler. Qui souhaite faire le spectacle ?
Aucune des jeunes danseuses n’osa prendre position jusqu’à ce que Célia lève le doigt.
— Pour rendre hommage à Baptiste, dit-elle d’une petite voix.
Les autres filles hésitèrent avant d’acquiescer de la tête, au grand désarroi de Mademoiselle Patricia.
— Dans ce cas, le spectacle de fin d’année aura lieu ce samedi, comme prévu, se résigna-t-elle. Libre à vous de laisser votre enfant participer ou non.
Et la professeure espérait bien que certaines des petites danseuses les moins talentueuses s’abstiendraient de monter sur scène.
— Le cours va bientôt commencer, si vous voulez bien.
Elle invita les parents à sortir et claqua la porte derrière eux avant de prendre place au piano.
— Allons-y jeunes filles, à la barre ! Et un, et deux, plié…
Mademoiselle Patricia jouait sans entrain. Elles étaient si… quelconques. Uniformes. Avec leurs petits chignons, leurs jupettes roses et leurs collants blancs, elles ressemblaient à des millions d’autres petites danseuses qui rêvaient de danser sur pointes. Son cher Baptiste était tellement plus prometteur…
— Bras tendu et... Non, vous êtes bien trop molles. Si vous voulez monter sur scène samedi, il faudra faire mieux que ça. Passons au jeu de la marionnette, en espérant que ça vous dynamise un peu.
Lasse de jouer pour des danseuses peu motivées, la professeure lança un morceau sur la chaine stéréo tandis que les fillettes se trouvaient une camarade à diriger au rythme de la musique, actionnant des fils invisibles, comme une marionnette.
— Euh, je suis toute seule, Mademoiselle Patricia.
Célia se triturait les mains, les yeux vissés sur ses chaussons. Sans Baptiste, la pauvre se trouvait désormais en trop dans un groupe au nombre impair. Elle appréhendait visiblement la réponse de sa professeure mais Mademoiselle Patricia vit en elle une opportunité. De toutes ces petites filles et malgré son embonpoint, Célia était la meilleure danseuse, bien que loin derrière son petit protégé.
— Face au miroir, intima Mademoiselle Patricia en se plaçant derrière elle.
L’enfant était douée mais aussi malléable. Jusqu’où pouvait-elle aller ? Pourrait-elle remplacer Baptiste comme clou du spectacle ? La professeure lui fit exécuter des mouvements de plus en plus difficiles, de plus en plus vite. Une arabesque, une pirouette et…
— Aïe !
Sous la pression de sa professeure, Célia avait glissé. Ses camarades grimacèrent à la vue du sang qui imprégnait déjà le joli collant blanc. L’estomac retourné, l’une d’elle ne put s’empêcher de vomir sur le précieux parquet déjà abimé par les chaussures parentales. Mademoiselle Patricia tâta son chignon. Non, Célia ne pourrait jamais remplacer Baptiste. Personne ne le pouvait. Et il était hors de question que le spectacle se déroule sans lui.
Assise à sa table de couture, Mademoiselle Patricia piqua dans le tissu. Cela s’avéra plus difficile qu’elle ne l’avait imaginé mais le fil ressortit de l’autre côté sans arracher de chair. Elle avait les doigts engourdis et encore terreux, mais elle devait se concentrer. Le plus ardu, c’était les mains et les pieds ; naviguer entre les petits os demandait patience et précision. Les genoux et les épaules posèrent moins de difficultés. Au levé du jour, il ne restait que la tête, raccommodée au corps par le thanatopracteur par de vulgaires fils de suture noirs que Mademoiselle Patricia camoufla comme elle put par un élégant foulard. Et puis, il y avait les yeux. Elle hésita un instant. Devait-elle les laisser fermés, en paix, ou plutôt les coudre ouverts, figés dans cette expression de terreur qui lui seyait si bien ? Oui, il était parfait ainsi. Personne ne pourrait détourner le regard de celui de son petit protégé.
Le spectacle allait commencer. Depuis les coulisses, Mademoiselle Patricia observait la foule de spectateurs emplir le petit théâtre. Au deuxième rang, les parents de Baptiste attendaient fébrilement le numéro final en l’honneur de leur fils. Derrière eux, les professeurs du Conservatoire avaient sorti leur carnet de notes. Elle avait hâte de leur faire regretter le refus de son diplôme de fin d’études. Elle adressa un signe à la mère de Célia, qui apporta les dernières touches aux tutus noirs des petites danseuses – seule sa fille était en blanc, en qualité de premier rôle – et envoya les enfants sur scène. La régie se mit en route et la douce musique de Tchaikovsky s’éleva dans le théâtre.
Dissimulée derrière le second rideau, Mademoiselle Patricia attendait patiemment son tour en caressant les touches de son piano. Les numéros se succédèrent, le Lac des Cygnes d’abord, puis la Belle au Bois Dormant. Enfin, un tonnerre d’applaudissements de parents fiers de leur progéniture retentit dans la salle. Les petites danseuses firent la révérence et rejoignirent les sièges qui leur étaient réservés au premier rang. C’était l’heure de l’hommage à Baptiste, de l’apothéose.
Silence.
Noir.
Et rideau.
Les premières notes de la Danse de la Fée Dragée s’élevèrent sous le doigtée de Mademoiselle Patricia, embaumant la salle d’une mélodie sucrée mais étrangement dissonante, tandis qu’un casse-noisette grandeur nature descendait du plafond. Les spectateurs étonnés admirèrent la marionnette reliée par des fils et un ingénieux système de poulie au piano du professeur : elle avait l’air si réelle ! Puis, des cris d’effroi s’élevèrent aux premiers rangs lorsque les pieds de la marionnette touchèrent le sol et que la tête roula macabrement d’avant en arrière, dévoilant de vilaines sutures difficilement camouflées et des yeux cousus ouverts.
Ignorant le tumulte, la marionnette dansait. Les touches du piano actionnaient chacune un fil suturé à un membre, tandis que la tête bringuebalait allégrement au rythme de la musique jouée par la professeure. C’était une danse désarticulée, exécutée avec toute la grâce dont savait faire preuve son petit protégé.
Mademoiselle Patricia était fière de lui. Il était magnifique.
Eh bien, tu as visé dans le mille avec l'ambiance Halloween ici ! J'aime bien qu'il n'y ait pas de "danger" (dans le sens où le petit Baptiste est déjà mort, personne n'est maudit ou possédé ou quoi que soit), ça change un peu, et ça rend d'autant plus impressionnant que tu arrives quand même à provoquer ce petit frisson de la bonne histoire d'horreur, haha.
On sent la chute arriver - peut-être même trop ? c'est le seul truc que j'aurais à reprocher à ton histoire, même en cherchant bien, c'est qu'on comprend dès le début que la prof de danse va faire un truc bien glauque, donc même si le texte est concis, cette absence de tension montante me l'a fait paraître un peu plus long qu'il n'est (j'aurais dit 2K mots, j'ai été surpris de voir que c'était ~1500 !). Mais même si on la sent arriver, donc, cette chute, la dernière phrase marche TELLEMENT bien, c'est glaçant à souhait ! Merci du partage !
C'est dommage que tu aies ressenti une absence de tension, ça ne marche pas à tous les coups. J'y ferai attention si je retravaille un jour le texte. Je suis contente que la fin est bien fonctionné néanmoins ;)
Je suis d'accord avec Belisade ; il y a vraiment une touche de Tim Burton et de Frankenstein. On est tout de suite plongés dans cette ambiance un peu effrayante, un peu dérangeante. Mademoiselle Patricia est dans son monde. Je trouve ça intéressant son obsession pour le danseur. Ce n'est pas lui qu'elle voit mais (je suppose) l'incarnation de ce qu'est pour elle la perfection en danse. Je trouve aussi intéressant que cela commence sur un évènement qui frustre mademoiselle Patricia ; on aurait pu croire que c'est elle qui l'a tué alors que le tuer serait contraire à ses plans, mais en même temps, qu'il soit mort ou vivant, ce n'est pas le plus important pour elle xD. Je suis aussi d'accord avec Raza : "Il était magnifique." nous remplit de satisfaction, et d'effroi car on se rend compte qu'on ressent ce que ressent Patricia. Merci pour cette lecture !
Je suis contente que tu aies apprécié ta lecture :)
J'ai trouvé cette histoire horrifique et digne de Tim Burton, bien dans son esprit quand les morts sont recousus. L'idée de la marionnette est assez géniale, à mon sens. Du coup on s'éloigne d'une orientation à la Frankenstein où le monstre est aussi reconstitué à partir de morceaux, à laquelle on pourrait aussi penser. Top. Merci pour ce moment.
En réalité elle est complètement folle et ne s'en rend même pas compte.
Bref, j'ai beaucoup aimé ! :D
Merci de ton commentaire!
Je suis contente qu'elle ait bien fonctionné pour toi.
Une réalité crue, c'est exactement ce que je recherchais ; Mademoiselle Patricia vit dans sa propre vision du monde et ne se rend absolument pas compte de l'horreur de ses actes.
Ce que tu as dit à propos de la dernière phrase me remplit de joie, merci :)
La chute est intéressante et bien amenée, bien exécutée aussi. La seule chose qui me chiffonne est le caractère de la professeure qui ne se révèle morbide qu'à la toute fin. Ca aurait été intéressant qu'elle se révèle un peu déranger au fur et à mesure du texte.
Ton écriture est fluide et la scénographie est franchement très efficace. Bravo pour ce texte !
C'est très bien écrit, j'adore le fait que la prof couse "mal" la marionnette et qu'on reste par conséquent dans quelque chose de "réaliste" acec une prof complètement folle qui ne réalise pas l'horreur que voient les parents.
La construction de l'intrigue, pour faire monter la tension, est très bien réussi. Et le final, à la hauteur de toute la préparation en amont ! Une danse macabre (à prendre ici au pied de la lettre) qui répond à toutes ses promesses, j'ai beaucoup aimé !
J'ai bien apprécié aussi quand elle croise les doigts pour que le spectacle ne se fasse pas. J'étais sûr que ça n'allait pas fonctionner !
Et cette marionnette... je risque d'en faire des cauchemars, je ne te remercie pas ! :P
Merci quand même pour cette danse macabre :D
J'aime beaucoup cette histoire. Elle est halloweenesque au possible.
L'enchainement de scènes marche très bien je trouve. Un début bien choquant, direct, puis une lente montée de tension et de malaise jusqu'à une apothéose bien glauque. très réussi.
Et la phrase de fin est nickel. J'aime se genre de conclusions.
J'ai relevé un petit accros en terme de texte : "A la levée du jour"
Merci pour ce texte :)
Merci également d'avoir relevé le petit accro, c'est corrigé!