Dimmida avait attendu le retour de son époux et de ses fils. Jamais ils n’étaient rentrés de la guerre.
Désormais seule, elle s’occupait de sa demeure pour passer le temps. Tuer le temps. Cela faisait des années qu’elle vivait en solitaire. Son unique réjouissance était de préparer le grand babeurre, ce lait à la consistance épaisse que sa famille adorait jadis. Instinctivement, la vieille femme disposait à sa table un verre pour son époux, et trois autres pour ses fils, et leur servait un peu de la boisson chaque fois qu’elle en préparait. Elle espérait intimement qu’ils reviennent un jour pour le boire, ou du moins que leurs âmes contemplent son labeur depuis l’au-delà.
Elle versait le lait dans la calebasse, puis la berçait et chantait pour elle, pour faire ce bon babeurre. Cela pouvait durer des heures. Quand elle était elle-même petite, elle avait regardé sa grand-mère ainsi que ses tantes faire de même, car selon elles l’amour pouvait donner bien meilleur goût au babeurre. Dimmida donnait à ce lait l’amour qu’elle avait donné à ses fils, mais aussi l’affection qu’elle ne donnerait jamais à ses petits-enfants.
La guerre était finie depuis bien longtemps, mais les séquelles perçaient encore le cœur de Dimmida. Elle se consolait en parlant du passé avec les autres anciennes du village, se réconfortait en voyant vivre heureux les adultes de l’âge qu’auraient dû avoir ses fils, et se remontait le moral en passant du temps avec leurs enfants, ceux qu’elle considérait au plus profond d’elle-même comme ses petits-enfants.
Une nuit, une femme du village vint à elle, paniquée. Son jeune fils était malade, et personne n’avait su comment le guérir de ses maux. Dans son désespoir, elle était venue lui demander secours.
— Je dois avoir quelques herbes médicinales, lui dit Dimmida en la faisant entrer.
Elle tenta une ancienne recette de ses aïeules, en vain. L’enfant était toujours malade et son état empirait. La jeune femme lui demanda de surveiller son fils tandis qu’elle irait demander de l’aide au médecin. Dimmida ne put qu’accepter. Le garçon s’épuisait à vue d’œil, ses paupières se faisaient lourdes. Dans un geste de désespoir et avant qu’il ne soit trop tard, la vieille essaya de lui faire boire un peu de son babeurre. Le petit en but quelques gorgées, puis s’assoupit. Après cela, Dimmida veilla sur lui en attendant le retour de la mère.
À l’aube, quel ne fût pas l’étonnement de cette dernière lorsqu’elle vit son enfant remis sur pied ! Le médecin qu’elle était parvenue à trouver était lui même troublé. Lorsque Dimmida leur raconta ce qu’elle avait fait durant la nuit, il secoua la tête :
— Je ne sais pas si c’est la chance ou votre lait, mais cet enfant est plein de vie. C’est le plus important.
— Merci, Dimmida ! s’exclama la jeune femme. Que Dieu vous préserve.
— J’ai seulement fait tout ce que j’ai pu, répondit l’ancienne avec modestie.
La nouvelle se répandit rapidement au sein du village : la vieille Dimmida avait un lait qui guérissait les malades. Bientôt, plusieurs personnes se rendaient à sa demeure chaque jour pour lui en demander un verre. Elle donnait généreusement, sans contrepartie. Et pour faire plaisir à ceux qui venaient lui rendre visite, elle travaillait plus de babeurre pour en faire la plus douce des boissons.
On parla bientôt de miracles, puisque les habitants qui avaient bu de son lait recouvraient vite la santé.
Ainsi, la nouvelle se répandit encore dans les villages aux alentours, si bien que Dimmida se retrouva les bras chargés de lait pour en distribuer à qui le désirait. Elle eut aussi des retours de ses précédents visiteurs ; presque tous revenaient avec des victuailles, des vêtements et des tissus pour la remercier de ses dons. Son visage fût bientôt connu de tous et on la traita avec un immense respect. Chacun la surnommait la dame au lait magique.
Dimmida éprouvait un bonheur immense à aider son prochain. Son lait qui autrefois avait réuni toute sa famille, l’unissait désormais avec le village.
Elle tirait satisfaction de voir les autres heureux et en bonne santé, ainsi que de constater que son lait serait toujours utile. Dimmida ressentait que le vide dans son cœur s’était refermé, car elle avait trouvé sa famille dans celui de chaque individu qu’elle rencontrait.
Mais il était un individu dont le cœur était empoisonné par l’orgueil et la jalousie. Menzou était un homme du village de Dimmida à qui tout réussissait. Il faisait partie des victorieux qui étaient rentrés de la guerre glorieux et en un seul morceau. Il était marié à une belle et douce femme, avait des enfants enjoués et bien portants… rien ne lui manquait, si ce n’était la satisfaction d’être le seul heureux et de n’avoir personne qui le serait plus que lui. Il ne pouvait s’empêcher de garder un œil sur les autres en espérant toujours rester dans la lumière, car il aimait inspirer l’admiration tout en ayant cette sensation de domination envers ses pairs.
Lorsqu’il apprit que Dimmida et son babeurre faisaient parler d’eux, son visage s’assombrit.
Songeant à la vieille dame qui lui faisait de l’ombre, et au lait magique dont la valeur financière était mésestimée, Menzou eut une idée qu’il crut brillante. Avec son charisme, il parvint à réunir plusieurs hommes et les entraîna dans son complot. Lorsqu’il leur énonça son plan, leurs regards s’illuminèrent. Menzou sut à cet instant que tous le suivraient, quoi qu’il advienne. Il choisit une nuit calme de pleine lune pour mener à bien son intention. Il réunit ses hommes, et ensemble, ils se dirigèrent à la demeure de Dimmida.
L’ancienne était habituée aux visites à toute heure, puisque son babeurre était fort demandé. Ce fût tout naturellement qu’elle ouvrit la porte à ce voisin qu’elle connaissait bien.
— Entrez donc, leur dit-elle. Que se passe-t-il Menzou ? Ta famille va bien ?
— Ma femme et mes enfants sont en pleine forme, répliqua-t-il. C’est moi qui suis malade.
— Que t’arrive-t-il, mon fils ?
Ils n’avaient aucun lien de sang, mais comme Menzou avait grandi avec ses enfants, Dimmida le considérait comme l’un des siens.
Machinalement, elle se dirigea vers sa réserve de babeurre pour lui en servir. Mais son bras se stoppa dans son geste, tandis qu’elle sentit une terrible douleur au dos. Cette dernière se reproduisit à plusieurs reprises, puis la vieille femme tomba au sol comme une poupée désarticulée. Menzou l’avait poignardé jusqu’à lui ôter la vie.
Satisfait du résultat, il ordonna à ses hommes de se débarrasser du corps de l’aïeule, puis se saisit de la grande calebasse qui contenait le babeurre frais. Ils filèrent vers les montagnes dans une euphorie ensanglantée, entachée par l’appât du gain. Menzou tirait de ce méfait la satisfaction d’avoir retrouvé cette supériorité qu’il croyait avoir perdue.
À l’abri des regards indiscrets, les hommes se passèrent la calebasse afin de boire quelques gorgées de ce lait magique. Ils riaient et criaient à la lune, faisant fuir au passage quelques animaux nocturnes.
— Nous serons riches ! s’écria un homme. Les plus belles filles seront à nos pieds.
— Je pourrais enfin aller à la ville et construire une grande maison, soupira un autre.
— La vieille Dimmida n’arrivait même plus à faire un pas sans boiter, déclara un troisième homme entre deux gorgées de babeurre. Elle nous en remerciera, où qu’elle soit.
— Mes amis, murmura Menzou, nous aurons enfin la gloire que nous méritons !
Enivrés par l’instant, leurs barbes et moustaches tachées de babeurre, les hommes continuèrent de fêter leur victoire jusqu’à ce qu’ils s’endorment d’épuisement. Lorsque revint l’aube, aucun d’eux ne rentra au village. Leurs familles et amis effectuèrent une battue afin de les retrouver. Sur le chemin, un homme retrouva la pauvre Dimmida, étendue au sol et ensanglantée, derrière un rocher. On traita sa dépouille avec respect et on se chargea vite de l’enterrer dans les meilleures conditions.
Les jours passèrent sans aucun signe de Menzou et de ses compagnons. Ce fût par hasard qu’un enfant les découvrit dans les bois. Leurs corps étaient durs et froids, les vers avaient commencé leur travail. Près de leurs cadavres, les villageois retrouvèrent l’illustre calebasse de Dimmida renversée au sol. On constata rapidement que son lait magique avait tourné et était devenu le pire des poisons.
Un peu bizarre, le vouvoiement pour passer sur le tutoiement, c'est une erreur ?
Sinon je trouve que le progrès entre les chapitres il est incroyable. Cette histoire-là fait vraiment contée, très symbolique, avec le retournement de fin, sans pour autant donnée cette impression un peu "rapide" que pouvait avoir la première histoire. Vraiment bravo !
C'est sûrement ma petite préférée comme nouvelle (avec celle de Hakima), je suis très heureuse qu'elle t'ait plu :3
Merci !