Le message

Par Raza
Notes de l’auteur : Nouvelle sur le thème "la vie est un combat".

Cristallin, hybride pur, intersection d’imagination humaine et des hasards de la nature, le plant quitta le camion incubateur pour plonger ses racines minérales dans le sol de Mercure. Entouré de ses multiples compagnons, il tentait une aventure que d’autres avant lui avaient déjà échouée. Lui-même ne durerait peut-être pas, mais, après les croisements et manipulations qu’il avait subis, il pouvait espérer survivre plus que ses prédécesseurs.

Collé à la bandoulière du générateur de gravité portatif, le cœur de Gregor battait avec force. Gregor avait beau être un chercheur chevronné, il avait toujours cette impression d’envoyer ses enfants à l’assaut d’une forteresse imprenable. Debout, engoncé dans les multiples plis de sa combinaison Tureg, les yeux protégés par une lourde visière noire, il regardait son équipe planter méthodiquement leurs centaines d’expériences. Partout sur la surface de Mercure, d’autres comme lui menaient des groupes identiques, dans l’espoir de rendre la planète habitable.

Chacune de ces formes de vie, longues, basses, hautes, fines, épaisses, sèches ou grasses, avait quitté l’environnement contrôlé, pour tenter sa chance dans le vrai monde. Gregor les avait préparées à la dure : elles avaient déjà subi une fausse année mercurienne, grillées à 400 °C, refroidies à -180 °C, dans un sol stérile, avec pour seule aide le soleil, et une eau versée au compte-goutte. Pourtant, en bon scientifique, il savait qu’aucun laboratoire ne recréait l’univers dans sa complexité, comme le lui avaient cruellement rappelé les sept essais précédents.

— Venez, on fait la photo !

Carl, son assistant, s’occupait des soutiens sur Terre. Le groupe, encapuchonné, les plants en fond, rendait toujours bien sur les réseaux. La dizaine de chercheurs et chercheuses se rassemblait au centre du champ.

— Un, deux, trois, nous y voilà !

Gregor inspira un grand coup. Des projets différents cherchaient à les supplanter par du spectaculaire et du grandiose, mais il savait que leur manière était la bonne. Il fallait accepter d’être patient, accepter de comprendre la planète plutôt que la saccager.

Carl démarra le camion, tandis que tous les autres montaient à l’arrière. Gregor devait aussi maintenir le moral de l’équipe. Si lui se sentait nerveux, ses collègues devaient l’être tout autant.

— Bon travail ! Vous avez réussi en peu de temps, et nos plants ont des capacités bien supérieures aux générations d’avant. Je suis persuadé que nous obtiendrons de beaux résultats.

Quelques mouvements de tête approbateurs lui répondirent. Le reste de leur court voyage, Gregor regarda le paysage, ses dunes et ses cratères gris. Non, cette planète ne voulait pas de la vie, mais la vie saurait trouver son chemin. Et il serait là pour l’aider.

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Le plant se dressait, triomphant. Ses filaments incarnés de silicium se déployaient sur plusieurs mètres carrés, tandis que ses tiges parasols remontaient en une dentelle verte aux éclats de soleil.

Chaque cycle, Gregor regardait la croissance de cette merveille avec émotion. Soixante-dix-sept pour cent des sujets tests avaient succombé, mais ceux qui restaient le remplissaient de joie. Il l’avait senti, cette génération avait quelque chose de plus. Pourtant, cette joie ne semblait pas partagée par tous. Au loin, une chercheuse longeait une rangée, la tête basse, et donnait parfois quelques coups dans le sol. Intrigué, Gregor se rapprocha d’elle.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je… J’ai perdu mon dernier plant.

Chacun des membres de son équipe avait son lot, sa manière, son idée. Gregor savait ce qu’il coûtait à un jeune de voir ses rêves détruits, et de devoir repartir à zéro.

— Ce n’est pas important, tu auras peut-être un meilleur résultat à la prochaine plante. Ce qu’on doit comprendre, ici, c’est Mercure. Quelle est son identité, quelle est sa manière d’être, qu’est-ce qu’elle nous raconte. Alors, une fois que nous l’aurons écoutée, entendue, nous pourrons embrasser sa réalité, et les plantes que nous ferons survivront.

— Vous dites ça parce que certains plants restent encore debout. Quel que soit celui qui réussit, vous serez sur la photo finale… mais si ça n’était pas le cas…

— Nous serons tous sur la photo finale. C’est un travail collectif. Et si tous les plants étaient morts, cela voudrait dire qu’on n’aurait pas compris quelque chose, et qu’il faut recommencer. Tu vois, dans le désert, sur Terre, la vie trouve sa voie. Dans les hautes montagnes, la vie trouve sa voie. Dans les abysses, il existe des endroits dans le noir absolu, sans oxygène, et là aussi, la vie trouve sa voie. Chaque fois, l’évolution l’a poussée à s’optimiser. Dans cet environnement qu’est Mercure, on doit l’accélérer, la guider, mais au final, ce sera l’évolution qui déterminera quel plant reste, et quel plant meurt. En respectant Mercure, sa terraformation sera la plus belle qui soit.

La jeune chercheuse se redressa un peu, perplexe. Carl, qui avait entendu le sermon de Gregor, posa la main sur la combinaison Tureg de sa collègue.

— Gregor est parfois grandiloquent, mais il a raison. Pas la peine de trop s’en faire. Regarde les progrès qu’on a faits !

— Pourtant, le projet Déméter a quelques arguments. Vous ne croyez pas qu’on fait fausse route ? Nous, et tous les autres groupes ?

— Ne mentionne pas cet immonde projet.

Gregor avait senti tout son être se tendre. Il savait se contrôler, mais il ne fallait pas dépasser certaines bornes.

— Comment peux-tu être ici, avec nous, et envisager cette solution ? Tu dois comprendre Mercure, pas la brutaliser.

— Je…

— Si tu ne crois pas en notre travail, tu n’as qu’à rentrer chez toi. Les pertes sont acceptables, c’est la méthode la plus douce, celle de l’évolution.

Carl tira la jeune chercheuse par la manche.

— Viens, on va aider les autres à vérifier leurs plants…

Gregor les regarda s’éloigner. S’il avait des gens qui pensaient comme ça dans ses rangs, qu’est-ce que ça devait être sur Terre et Vénus ? Pauvre Vénus. Quelle horreur, ce qu’ils lui avaient fait.

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Enfoui dans sa propre structure, le plant sommeillait paisiblement. Son être avait stocké dans ses racines tout ce dont il avait besoin pour résister à la nuit de Mercure. Ce mois de noir et de froid brisait nombreux de ses voisins, mais de subtiles mutations, incomprises de ses concepteurs, lui donnaient le petit avantage nécessaire à survivre sur cette planète haineuse.

Pour la visite cyclique, Gregor s’orientait grâce à un projecteur bioluminescent, qui diffusait un faisceau pâle, tout juste suffisant pour activer sa visière. Il ne s’agissait pas d’aider ou détruire les plants par une perturbation lumineuse trop forte, seulement lui permettre d’examiner ses rejetons.

Et pour les examiner, Gregor les examinait. Que ce soit à travers les relevés spectraux, les mesures de pH, l’hygrométrie, les prises de tensions, il les scrutait, les scannait, les évaluait. La baisse de température des derniers jours avait généré beaucoup de pertes parmi ses préférés, mais il restait plus de dix pour cent encore viables. Mercure lui enseignait l’humilité : son intuition et son expérience n’étaient rien comparées à la réalité du terrain. La production d’oxygène de ces plants était malheureusement faible, mais chaque problème en son temps.

Carl enregistrait une vidéo à côté de lui.

— Vous voyez, ici, le plus vigoureux. Nous n’avons pas autant de succès que l’équipe de l’emplacement 88, mais avouez que c’est pas mal quand même ! Trente centimètres de haut, des graines, ici et là, il essaie même de coloniser l’espace laissé par ses congénères disparus. Nous avons la bonne méthode, celle qui respecte Mercure. L’évolution est ce qui a donné la vie sur Terre, elle continuera à donner des résultats !

Gregor soupira. Leurs soutiens baissaient, malgré les efforts parfois effrayants de Carl.

— Vous constaterez que la structure en étoile alvéolée, ici sur cette branche morte, a permis de tenir le choc des températures chaudes. Désormais, elle est mise à mal par le froid. Le mécanisme de transformation sur ce plant le prépare au changement. Pendant le crépuscule, il a accumulé du matériel du sol, il s’est densifié, et les cellules de plantes, à l’extérieur, sont rentrées plus à l’intérieur d’une carapace. À la prochaine aube, il se relèvera, et la structure reprendra sa forme initiale. Pensez à nous soutenir ! Je compte sur vous !

Gregor espérait que cela soit vrai. Les plants à transformation avaient le vent en poupe, ici comme dans d’autres emplacements, mais peut-être trop. Si tous se mettaient à faire la même stratégie, et qu’elle se révélait mauvaise, l’évolution ne fonctionnerait pas et le projet serait anéanti. Fort heureusement, lui et d’autres avaient anticipé cela. Certains travaux des jeunes, un peu fous sur leurs principes, donnaient des résultats intéressants. Il avait effectué des plants intermédiaires, en dehors du planning, pour les valoriser. Comme l’avait bien dit Carl, ils n’avaient pas autant réussi que 88 en taille, ou en nombre, mais ils avaient un pool génétique plus diversifié. On n’affronte pas le monde réel avec une seule arme.

Pendant son inspection, il tomba sur une zone morte. Il se rappelait la chercheuse à qui il avait suggéré de partir, et qui s’était enfuie. Quel gâchis. Dans tous les emplacements, des hommes et des femmes retournaient sur Terre ou sur Vénus. Plus que les soutiens extérieurs, vivre l’abandon de ses propres troupes le blessait profondément. Ceux qui restaient, en revanche, commençaient à voir comme lui. Lors des échanges avec les autres groupes, sa vision d’une compréhension douce de Mercure se répandait, surtout grâce aux réseautistes tel que Carl. Sans lui et ses semblables, le projet n’aurait jamais pu aller aussi loin, pourtant, Gregor se méfiait d’une trop grande cohésion autant qu’il se méfiait de la discorde. Les idées sont comme les plants, sans variantes, elles sont vouées à dépérir.

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La nuit se terminait, les réserves du plant s’étaient vidées au point où certaines parties de sa belle structure s’étaient effondrées. Elles avaient été absorbées à nouveau, mais le processus lui avait tiré beaucoup d’énergie. Il avait désormais un besoin urgent de soleil, et de ses rayons nourrissants.

Loin du plant, dans le laboratoire de l’emplacement 57, Gregor et Carl avaient un tout autre sujet d’inquiétude.

— Comment ça, les vaisseaux ont reçu l’autorisation de lancement ? Ils ne peuvent pas faire ça.

— Ça me révolte, mais c’est bien le cas. Bientôt, le projet Déméter volet A débarque.

— Alors que le jour se lève pour nous ? Que nous allons savoir si oui, ou non, ça marche, pour la dernière génération ?

— Leur proposition de contrôle de la gravité a toujours été populaire. Peu de gens accepteraient de vivre comme nous, avec un générateur en permanence sur soi.

— Mais ils risquent de tout détruire !

Gregor n’arrivait pas à le croire. Neuf barges de colonisation avaient quitté les spatioports de la Terre, leurs noyaux régulateurs de gravité prêts à être installés sur Mercure.

— Est-ce qu’on a les emplacements et rayons d’action ?

— Je ne sais pas, je regarde. Les réseaux sont en ébullition, entre nos soutiens et ceux de Déméter.

Gregor se sentit las. L’humanité n’avait jamais été patiente. On ne pousse pas la vie, on ne la brutalise pas. Elle vous brutalise. Il quitta son bureau et se dirigea vers le hangar.

— Si tu veux me suivre, je pars faire un tour de vérification. J’ai besoin de m’aérer l’esprit.

— Je ne peux pas, je dois me battre pour défendre notre position. Quelques-uns de leurs réseautistes sont vraiment agressifs. Heureusement qu’avec les autres emplacements, on fait bloc, parce que sinon on se ferait écraser.

Gregor soupira.

— Ne te blâme pas trop. Je reviens quand j’aurai les idées claires.

Gregor avait toujours perçu le hangar et ses trois camions planteurs comme la salle d’attente d’une personnalité excentrique. Il se devait de respecter le protocole à la lettre, avant d’enfin pouvoir rencontrer Mercure et ses caprices. Gregor vérifia son générateur de gravité, puis enfila la combinaison Tureg. Il ajusta sa visière et enclencha le lien avec le réseau local. Ses constantes biologiques s’affichèrent dans son champ de vision, ainsi que la température extérieure, les températures de surface et d’intérieur de la combinaison Tureg, le réservoir d’oxygène et l’énergie restante. Il entra dans le camion, et ouvrit la porte qui le séparait de la capricieuse célébrité.

Des années auparavant, quand Gregor avait accepté le poste et qu’il habitait encore sur Terre, il se figurait Mercure comme la Lune au soleil. Cependant, les photos et vidéos qu’il avait vues à l’époque ne l’avaient pas préparé. Elles n’avaient pas capturé le poids de la combinaison sur ses épaules, le mouvement des drapés autour de lui, le filtre noir sur ses yeux. Elles ne lui avaient pas non plus fait éprouver la toute-puissance du rayonnement solaire, ce rayonnement qui écrasait toutes les perspectives, montagnes et cratères dans des ombres tranchées. Depuis, il avait vécu la violence de son environnement, la rigueur de ses jours, l’austérité de ses nuits.

Le camion s’élança jusqu’au site principal. Gregor avait besoin de voir le plant. Le plus beau, celui qu’ils appelaient « le bosquet ». En ce moment, il allait mal. Peut-être avait-il senti le lancement du projet Déméter ? Gregor secoua la tête. Qu’est-ce qu’il allait imaginer ? Il perdait le sens commun.

Le champ, brûlé de lumière, dessinait des milliers de nuances de couleurs, à la manière des vitraux d’une église nouvelle. Une fois sur place, il n’avait toujours pas réussi à s’enlever l’image des vaisseaux qui détruiraient toute son œuvre. Il se mit à parcourir les plants pour penser à autre chose.

D’un pas lent et mesuré, il s’avança jusqu’à leur premier succès, scanner en main. Les feuilles étaient minuscules, presque des épines, le tronc beige d’un pâle de macchabée, mais elle avait tenue toute la nuit. Les racines s’étaient profondément enfouies, bien au-delà de l’humus qu’ils avaient importé de la Terre. Le microbiote qui courrait sur ses branches et à ses pieds vivait bien, il avait même proliféré depuis l’apparition des rayons, une bonne nouvelle.

Sur les neuf plants suivants, seul un avait rendu les armes. Sur l’un des plus vigoureux, Gregor observait des schémas étonnants : certains bourgeons « respiraient », dans un mouvement répétitif lent. Un peu plus loin, il alla rendre visite aux gladiateurs, comme le groupe les avait baptisés. Deux des plants se vouaient une haine mortelle, et chaque centimètre de terrain voyait des tiges s’entremêler dans un combat à mort. Gregor n’aimait pas trop ça, parce que dans un écosystème riche, se battre les uns contre les autres avait du sens, mais dans cet environnement si dur, il fallait mieux garder son énergie pour autre chose. Ils auraient dû espacer davantage, et il le nota également.

Un élan de mélancolie lui traversa le cœur. Il voulait comprendre cette planète, et la protéger d’une défiguration violente, mais son propre discours peinait désormais à le convaincre. Quel était donc le message que lui envoyait Mercure ? Chaque grain de cette fine atmosphère semblait lui murmurer : « vous n’êtes pas les bienvenus ! Rien ne poussera jamais ici. ».

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Le plant avait senti l’arrivée des machines. Les ondes de choc, à peine perceptibles pour un humain, avaient toutefois fait vibrer ses tiges. Sa structure mathématiquement imparfaite lui avait offert la protection dont il avait besoin. Quelques-uns de ses voisins s’en trouvèrent affecté dans leur être, mais ils ne devaient cette défaillance qu’à leur faible constitution. Lui, survivait, comme il avait toujours fait.

Pour Gregor, l’arrivée des machines du projet Déméter fut moins catastrophique qu’attendu. Des kilomètres carrés de cratères et dunes s’étaient fissurés sous l’influence du nouveau champ de gravité, et des vents violents se mirent à courir sur toute la surface de la planète, mus par des forces auparavant inexistantes. Contrairement à ce qu’avaient pensé certains des partisans, tout avait été fait pour respecter les emplacements, en conséquence, Gregor et son équipe travaillaient toujours à gravité personnelle.

Carl s’était assis sur le bord d’une parcelle, et tenait une branche éclatée dans la main. Gregor vint se poser à côté de lui, il savait son assistant très affecté par les réseaux. Il le regarda dans les yeux, et, après quelques secondes d’un silence pesant, Carl se mit à parler.

— Lors du dernier cycle, je me suis dit : peut-être qu’ils auraient dû tout casser. Au moins, on aurait une excuse, un coupable. On pourrait dire : ah, on aurait réussi, on aurait réussi, mais le projet Déméter est arrivé. Mais non, les plants meurent pour d’autres raisons, et je le sais. On échoue. On échoue complètement. Je ne comprends pas, Gregor. Je ne comprends pas.

Gregor soupira. Lui non plus ne comprenait pas. Le bosquet survivait. Les gladiateurs étaient morts, comme il l’avait prévu. Le problème n’était pas tant dans les échecs, mais dans la difficulté de reproduire les rares victoires. Sur les boutures, les taux de succès étaient presque aussi faibles que lors de leurs essais du départ. Il fallait planter des centaines de graines pour obtenir une réussite. Le coût était bien trop élevé. Gregor se réveillait chaque cycle avec l’impression de vivre une inexorable descente vers le néant. Il n’était pas le seul, mais il ne voulait pas laisser Carl dans cet état d’esprit.

— Nous devons être patients. Comprendre comment apprivoiser Mercure.

— Il y a des gens dans les emplacements qui se disent que c’est impossible. Que Mercure ne peut pas être domptée.

— Tu veux parler de ceux qui partent ?

— Non. Même ceux qui restent. On discute pas mal entre réseautistes, et en dehors des réunions de travail, on se pose des questions, sur le sens de ce qu’on fait. Chaque pas ici est un enfer. J’ai l’impression de mener un combat contre l’impossible.

Gregor n’était pas d’un naturel communiquant, et s’il suivait les groupes de travail avec assiduité, il ne supportait pas de passer ses pauses assis en face d’un écran. Carl n’était pas comme lui, il avait au contraire besoin d’échanger. Gregor regarda le bosquet, ses couleurs. Mercure avait fait jaillir sous la contrainte un être d’une incroyable complexité. Était-ce un message d’espoir ? Il s’était attaché à cette plante. Si belle, mais si stérile. Beaucoup d’autres emplacements avaient aussi leur chouchou, leur phare de réussite dans cette mer d’échecs. Lui se sentait comme le marin sur son bateau, dont la vision du feu ne pouvait pas réchauffer les membres transits.

---

 

Le plant avait tenu, tenu, tenu. Ses voisins étaient morts, ses enfants étaient morts, ses clones étaient morts. Il aurait pu s’attendre à ce qu’un coup de froid, un pic de chaleur, un rayonnement plus intense que prévu, un vent plus puissant qu’à l’accoutumée, que n’importe quel phénomène extrême vienne l’achever. Il se contenta de dépérir lentement, pour finir par faner dans de beaux rouges étincelants. Arrivé au bout de sa vie, satisfait de son existence, il s’en était allé.

Quand Gregor descendit du camion, il sentit les larmes lui monter aux yeux. Carl fut plus stoïque que lui, il n’esquissa pas même un geste. Carl lui paraissait presque indifférent depuis quelques cycles. Désormais, il était seul avec lui, et, s’il l’avait aidé au maintien de la culture et du laboratoire, son assistant avait perdu sa vigueur initiale.

Gregor eut envie de prendre le bosquet dans ses mains. Il regardait ce bout de plante minérale, encore un peu vert, encore un peu éclatant, dur comme de la pierre, fin comme de la dentelle. Ils avaient échoué à trouver la voie de Mercure. La tristesse se mua en colère, il jeta la brindille au loin. Carl acquiesça d’un signe de tête.

— Gregor, écoute. Ils ont raison. Je vais les suivre.

— Qu’est-ce que tu dis ?

– Les autres. L’emplacement 41, les premiers à avoir compris.

Gregor bloqua sa respiration.

— Ils… Ils n’avaient pas annoncé qu’ils se retiraient du projet ? Je n’ai plus vu aucun d’entre eux dans les groupes de travail depuis des semaines.

Carl arracha une longue branche du bosquet.

— Oui, mais c’est parce qu’ils ont reçu le message, comme nous venons de le recevoir aujourd’hui, de manière claire.

— Quel message ?

— Celui de Mercure. La planète devait être écoutée, et comprise. Aujourd’hui, je la comprends, comme eux l’ont comprise. Regarde ! Rien ne pousse ici. C’est ça, le message. L’esprit de Mercure, c’est garder la planète telle quelle. On doit repartir. Tous. Il n’y a rien à faire, rien à cultiver, rien à faire grandir.

L’idée frappa Gregor en plein cœur. Oui, rien ne poussait ici. Ce message lui avait d’abord été glissé subtilement, et il l’avait laissé passer, trop aveuglé par le leitmotiv d’une vie triomphante. Pourquoi Mercure avait laissé grandir une si belle plante, pour la détruire ensuite ? Pour briser son préjugé, de la manière la plus brutale qui soit.

— Tu entends, tu comprends ?

Gregor se sentait vaciller. Oui, il l’entendait. Rien ne doit pousser ici, rien ne peut vivre sur cette planète. Les yeux humides, il se tourna vers Carl.

— Oui.

— Alors, viens avec moi. On va aller à l’emplacement 41. Ils savent ce que nous devons faire, du sens que nous devons donner à notre projet.

— Que veux-tu dire ?

— Ils organisent la résistance. Nous devons faire respecter la voie de Mercure. Nous devons faire repartir tout le monde. Nous devons faire échouer le projet Déméter. Leurs plantes d’importation fleurissent avec une opulence vulgaire, ils violentent Mercure pour la transformer en clone de la Terre, pour faire d’elle une planète défigurée, à l’identité détruite. Cette horreur doit cesser et nous devons nous battre contre cela.

Gregor frissonna.

— Que veux-tu dire par se battre ?

Carl le figea du regard sans âme de sa visière.

— Casser leurs machines, brûler leurs plantes, démolir leurs astroports, voilà ce que nous devons faire. Tu ne comprends pas ? Tu ne comprends pas que c’est notre nouveau combat ? Le sens de tous nos échecs ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je… Je ne te suivrai pas. Mercure me demande d’abandonner, j’ai reçu le message, je partirai. Je ne vois rien de plus.

Gregor, trop occupé par le projet, avait négligé Carl. Comment de telles idées avaient-elles pu lui traverser la tête ? Pire, s’y installer, grandir, proliférer ?

— J’avais peur que tu me dises ça, c’est pour ça que je ne t’en avais pas parlé avant. J’espérais qu’un événement comme celui-ci t’ouvre les yeux. Je ne peux pas prendre le risque que tu dénonces notre projet.

Carl planta la branche cassée du bosquet dans la combinaison Tureg de Gregor. Stupéfait, il s’effondra. Ses constantes vitales se mirent à dériver, tandis qu’il voyait Carl remonter dans le camion, et l’abandonner. Son sang se répandait à travers les plis, et coulait dans le champ. Il resta allongé, jusqu’à ce que la douleur s’estompe soudain. Alors qu’il sentait la mort venir le prendre, un espoir lui étreignit le cœur. Peut-être que Carl avait mal compris le message. Peut-être son sacrifice serait le terreau fertile d’où le bosquet reprendrait vie. Sur cette dernière pensée, uni à jamais avec sa plante, il passa le voile.

 

 

 

 

 

 

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Nakama93
Posté le 22/11/2024
Bonjour Raza !

Déjà pour commencer bravo pour cette petite histoire fort sympathique, avec pas mal de thème profond sur l'environnement.

J'ai bien été embarqué sur mercure et les expériences de l'équipe de Gregor, on a l'impression de faire parti de son équipe guettant nos plantes vivre, ou plus justement survivre pour mourir par la suite.

On sent que l'univers a été bien travaillé avec différents projets pour terraformer les planètes, sûrement que tu en as d'autres en stock.

J'ai quand même été un peu perdu au départ, c'est perturbant de lire le mot plant puis plante.

Mais pour être bien sûr d'avoir bien saisi, le plant, il s'agit du bosquet et les plantes sont d'autres plantes générée par ce plant, c'est ça ?

Sinon j'ai trouvé très étrange la fin, je ne vois pas pourquoi Carl tue Gregor, après avoir travaillé tant d'année ensemble.

Certes Gregor n'est pas d'accord pour commettre des actes terroristes vis a vis du projet Déméter mais il n'est pas non plus favorable à celui-ci.

Je trouve ça un peu extrême qu'il le tue alors qu'ils partage les mêmes idées sur la manière de traiter les planètes.

Après je comprends le choix de faire mourir Gregor avec le bosquet pour la symbolique mais il aurait fallu montrer beaucoup plus de désaccord entre Gregor et Carl de mon point de vue. Ou alors faire mourir Gregor d'une autre manière que par la main de Carl.

Un suicide peut-être, ça irait bien avec la phrase mourir pour ses idées xD.

En tout cas merci pour la lecture :), et bravo à toi
Raza
Posté le 22/11/2024
Hello! Merci braucoup d'être passé me lire ! <3
Alors pour plant/plante ce sont juste des synonymes, la nuance étant qu'un plant est un terme un peu plus technique d'horticulture. Je vais réfléchir à ce que je peux faire pour éviter des confusions.
Pour la fin, je vois que les motivations ne sont pas assez claires. Il faudrait que je renforce le désaccord des méthodes. Il n'est pas rare que les terroristes tuent des gens qui sont d'accord zvec le but mais pas d'accord sur les moyens, mais ce n'est pas gratuit non plus, donc il faut que je surlonte cette difficulté !
Merci encore!
Seol
Posté le 27/08/2024
Je me suis complètement laissée prendre par cette nouvelle, très intéressante, avec plein de niveaux de lecture et une tension qui monte qui monte. Moi aussi j'ai été triste quand le plant a fini par mourir.
J'aime beaucoup l'évolution des personnages et l'introspection de Gregor. Je les trouve très attachants et très intéressants.
De même, je trouve que tu réussis à être très crédible dans la recherche sur les plantes et la vie de Mercure, c'est assez bluffant !

Au début surtout, selon moi, quelques unes de tes descriptions manquent de clarté, peut-être en voulant être trop "poétique" :
"le plant quitta le camion incubateur pour plonger ses racines minérales dans le sol de Mercure" Ici je pense comprendre l'idée de voir le plant comme un être vivant à part entière, comme le fait Gregor, mais du coup j'ai imaginé le plant qui sortait lui même du camion pour se planter. Après ce n'est peut-être pas gênant.
"Le plant se dressait, triomphant. Ses filaments incarnés de silicium se déployaient sur plusieurs mètres carrés" Ici je n'ai pas compris tout de suite le temps qui passe. Pourtant, après relecture, je vois bien qu'il a grandit. Peut-être faut-il l'annoncer plus clairement ?
De même, pour moi la description " tandis que ses tiges parasols remontaient en une dentelle verte aux éclats de soleil." manque de clarté, comme si il y avait trop d'information en une seule phrase. J'aime bien l'idée de la dentelle verte et je l'imagine bien, mais pour moi "aux éclats de soleil" ne lui rend pas justice (bon j'ai du mal à être moi-même claire).

"Et si tous les plants étaient morts, cela voudrait dire qu’on n’aurait pas compris quelque chose, et qu’il faut recommencer. " Les temps utilisés m'ont posés questions, "étaient morts" comme si il parlait au passé et pas des plants actuels.
Un autre tout petit détail :
"l’équipe de l’emplacement 88," Je ne sais pas si j'ai bien compris, c'est le même projet mais ils n'ont pas la même méthode ?

"Sans lui et ses semblables, le projet n’aurait jamais pu aller aussi loin, pourtant, Gregor se méfiait d’une trop grande cohésion autant qu’il se méfiait de la discorde. Les idées sont comme les plants, sans variantes, elles sont vouées à dépérir." Super intéressant !

J'ai été un peu surprise de la chute, même si je sens que tu veux nous y emmener progressivement en parlant du désespoir de certains, contre lequel Gregor lutte, le fait que Carl s'y abandonne davantage aussi .. Je ne vois pas de "folie" avant ce moment qui m'y fait penser et du coup je la trouve un peu brutale tout à coup. Mais ce n'est peut-être que moi.

Bravo en tout cas pour cette histoire prenante et pleine de réflexions !
Raza
Posté le 27/08/2024
Merci pour ce commentaire très complet! Intéressant ce que tu me dis sur les descriptions, je verrai si he peux améliorer. Oui pour le projet 88 c'est même but, méthodes différentes. Enfin, pour la folue, je voulais que ça soit une surprise, au sens où Gregor néglige (un peu) Carl et la société autour de lui. Mais si ça ne "mzrche" pas, il faut retravailler!
Merci encore :)
Seol
Posté le 27/08/2024
En vrai ça marche, il y a des indices quand même dispersé et en effet avec le point de vue qui néglige Carl ça se justifie. Je trouve malgré tout que ça arrive brutalement, mais ça vaudrait le coup d'avoir un autre avis je pense
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