Þ. Molosse sur la rive. Grogne, gronde, fouine. Notre piste dans le pif depuis le dernier camp, lui le meilleur des renifleurs de la P®olice. Il chasse les êtres humains pour une croquette. L’animal se tient droit et fier sur les rochers rejetés par la rivière. Les oreilles dressées et le port altier. Son maître l’avait revêtu d’un gilet épais doublé de kevlar, un émetteur GPS clignotait sur son collier. Un clebs pare-balle trimant pour un carré de sucre.
Entre lui et nous, les flots tumultueux de la rivière. Des gorgées de pluie qui m’innondent la bouche quand mon bras faiblis. Mon épaule tétanisée, l’eau glacée, et chacun de mes doigts fusionnés à cet anneau rouillé sous le pont en ruine.
Šissé arrimé à mon cou, il s’accroche, il grelotte et le courant gonflant nos sacs. Maintenir la tête hors de l’eau et la sienne avec, un effort continu et surhumain. Pour éviter les chasseurs et ne pas mourir noyer dans notre fuite.
Voilà ce qu’il en coûte de vouloir se libérer de la misère. Ils viennent récupérer leurs outils et si par malheur ils finissent par nous attraper, je perdrais plus que ma vie.
Vue parfaite sur la bête. Elle a perdu notre trace, enfin, le renifleur se lasse. Souple et leste, il se détourne. Loup filant dans les bois, une autre biche au bout du museau. Šissé devenait lourd, nos corps ankylosés l’un à l’autre, je tiendrais. Nous n’étions plus qu’une branche accrochée à un arbre mort, les flots s’écoulant entre ses jambes.
- Ben, dit-il en murmurant. Il faut qu’on se sorte de là.
- Tiens bon. Ils sont encore là. Je le sens.
Il ne pipa mot et serra les dents. Je ne pouvais rien de mieux sinon enfermer son corps dans mes jambes, refermer plus fort encore sur son dos la prise de mon bras.
- Je te tiens, lui dis-je.
- Je sais.
La rivière débordante, le soleil gagnant l’horizon, Šissé lutta chaque seconde contre le froid. Il tint, de toutes ses forces il s’accrocha et quand elles menaçaient de le quitter, il mordait dans la sangle de mon sac de toutes ses forces en fermant les yeux. Les étoiles qu’il percevait alors le firent tenir coûte que coûte.
Le plus dur n’est pas de rester dans la rivière tumultueuse, mais d’en sortir avec nos muscles transit de froid.
Chaque mouvement était un coup de couteau, chaque inspiration était une brûlure. Le ciel était une vague, la mer, le froid, tout à la fois se mélangeait.
Puis la rive. A l’endroit exact où le chien s’était arrêté des heures auparavant, Šissé se recroquevilla sur lui-même et tout ce que j’ai trouvé à faire c’est de me serrer contre lui. De le tenir en boule compacte dans l’angle chaud.
- On ne peut pas rester là, il faut trouver un abri.
- Je ne sais pas si je pourrais me lever, claquait-il entre ses dents.
- On se relève ensemble ou ne se relève pas.
J’ai attrapé ses bras, faisant basculer nos deux corps et puisque nous étions plus que la somme de deux hommes fatigués, ensemble nous fûmes droits. Raides sous les feux du crépuscule.
Bras dessus-dessous, nos sacs évidant des quantités folles d’eau en ruisseau formant des lacs miniatures dans les traces de nos pas.
La terre nous tint chaud, une couverture de mousse et de branches, un épais manteau de végétaux sur le dos et la nuit fut ténèbres salvatrices.
Au réveil, mon corps tout entier me faisait mal. Šissé immobile dans mes bras respirait profondément. Il s’était enroulé sur lui-même, ses bras accrochés à mon dos pour mieux s’en approprier la chaleur.
Le soleil se levait et nous étions encore libres. Assez pour dormir jusqu’au zénith, assez pour fermer les yeux quelques instants et écouter le chants des oiseaux.
Dans l’intimité de ce silence apaisant, j’adressais une prière à toutes les divinités des eaux et de la terre.
J’étais ivre de cette aventure, ivre de marcher à pas de joie vers la liberté.
Ou bien mon corps n’était encore tout à fait remis de sa journée de supplice…
Je me levais maladroitement, les vêtements encore humides, l’esprit pourtant vif et parfaitement sec.
- Šissé ?
Il grogna dans son sommeil. Etait-il si confortablement installé qu’il ne voulait plus partir de notre terrier ?
Je le secouais d’une épaule, il s’enroula plus serré, la souplesse du chat en moins. Puis il ouvrit un œil, le regard perdu, des branches et de la mousse recouvrant ses tresses et ses jambes.
- Il est déjà si tard !
Scandalisé, il bondit bien plus vite que moi de son lit.
La terre avait formé sur nos vêtements une croûte de boue, épaisse et salvatrice, elle nous avait été grandement utile pour nous réchauffer. Mais à présent, elle était lourde, usante à soulever.
Nettoyer nos vivres, nos outils et nos vêtements pris le reste de la journée.
Bientôt la nuit de nouveau et le chemin s’ouvrait devant nous.
- Tu as dit que tu avais un plan ?
Il me suivait sans sourciller depuis le levé de lune. J’étais surpris de la confiance qu’il m’accordait. Surpris surtout de lui retourner cette faveur. Nous étions ensembles pour le pire et le meilleur. Surtout pour le pire.
- Tu veux aller à la nouvelle Carthame. Je connais un paseo.
Je pouvais sentir son regard sur ma joue droite, comme la brûlure d’une question qu’il n’osait poser.
Une inspiration.
- Les anciennes mines du Sacré-Cœur, lui dis-je.
- Le cimetière, souffla-t-il avant de s’interrompre.
Devant mon silence assourdissant, il comprit. Comme toujours, il comprenait les mots coincés dans ma gorge.
- Tu y étais ?
Je n’ai jamais parlé à personne de la révolte. Quinze ont passé et je revois encore les cortèges. La guérilla dans Carthame, nous colonisions les toits et les ruelles, chaque fleur était un étendard et chaque pavé une arme. Il y a ceux qui sont morts pendant les frondes, sûrement les plus chanceux de tous. Puis, le Comité a laissé faire. Plutôt que de gaspiller de précieuses munitions, il nous a laissé occuper l’éco-cité. Il préparait sa riposte.
Le réseau d’approvisionnement s’est effiloché tandis que le CDE ne cessait de faire arrêter les complices des révoltés. Une guerre est une question de logistique, non ?
Puis l’hiver est arrivé et le CDE a lancé son assaut. Acculés, nous nous sommes réfugiés dans notre dernier bastion, les anciennes mines du Sacré-Cœurs. Deux sources nous octroyèrent un sursis. Une survie sommaire. Sans approvisionnement, la faim fit son œuvre. La folie, la rage puis la mort. .
Les corps n’ont jamais été évacués des mines, c’est pourquoi sur ce qui reste d’une large bûche sculptée accroché au fronton de l’entrée, on peut encore lire : Le peuple libre vous salue.
Je retins mon souffle à mon premier pas et puis comme on entre dans la maison d’un vieil ami, je leur ai soufflé ces quelques mots :
- Bonsoir, mes frères.