Le prix à payer

 

Le Val Noir était un royaume de sombres desseins et d'infamie. Il y a des siècles de cela, la noblesse du royaume, de vieilles dynasties familiales dont les origines se perdaient dans les limbes du temps décidèrent que la morale, l'éthique et le bien-être des populations seraient des freins à leur quête de pouvoirs et de plaisirs. Ainsi tous les moyens furent bons pour obtenir la puissance de réaliser leurs désirs maudits, y compris l'usage des formes de magie les plus maléfiques.

Et pourtant même au sein de cette société de noirceur, il y avait bien peu d'êtres pouvant se vanter d'être aussi infâmement réputé qu'Aldherazan le Fléau de Toute Vie, nécromancien séculaire, conquérant sans pitié et protecteur du Val contre toutes les forces de la Lumière. 

C'est pourquoi quand elle sut qu'il désirait la choisir elle comme apprentie, elle avait exulté de joie. Issue d'une branche mineure et moribonde d'une famille de seconde zone, elle n'avait à priori jamais eu les qualifications requises pour le poste. Alors bien sûr elle était prête à faire montre de la plus grande cruauté envers tout rival potentiel et même à offrir son premier né en sacrifice si besoin, mais ce ne fut pas nécessaire. À la suite de l'annonce par Aldherazan de sa volonté d'avoir à ses côtés un nouvel apprenti, un successeur, elle n'avait eu qu'à postuler, puis attendre, pour recevoir une réponse positive via une missive qui sentait bon la mort et la putréfaction.

Elle n'avait dès lors pas hésité un instant pour tout abandonner derrière elle et suivre le messager mort-vivant à travers le Val, jusqu'à l'antique demeure d'Aldherazan, dans une vallée encaissée encerclée de pics griffus et menaçants. La route d'accès au bastion du mage, bien entretenue, fut plus simple à suivre et la vallée plus agréable qu'elle n'aurait pu l'imaginer, certes peuplée de morts vivants, mais afférés à cultiver la terre et récolter les fruits murs des vergers alentours. Seule l'approche de l'immense palais ténébreux du nécromancien lui rappela le terrible monstre qu'elle venait rencontrer. Une limite claire marquait le début de son territoire d'influence, au-delà rien ne poussait, l'air avait un goût de cendres, et la terre s'effritait à chaque pas. 

Elle pénétra sans encombre dans l'immense palais nécrotique dont les portes restaient constamment ouvertes et traversa de longs corridors vides de toute vie. Suivant toujours son guide au pas lancinant et saccadé, elle accéda finalement à la salle du trône, à peine éclairée par des fenêtres en meurtrières. Pourtant, malgré la pénombre, il était impossible d'ignorer la présence malfaisante qui trônait magistralement dans le grand espace vide tant son aura était écrasante.

Et c'est ainsi qu'elle se retrouva un genou à terre avant même de l'avoir voulu, la tête baissée face à l'immense trône d'os et de pierre volcanique du maitre des morts.

La voix d'outre-tombe de l'antique nécromant résonna alors le long des voûtes monumentales du palais impie : « Relève toi... »

L'apprentie s'exécuta sans attendre, libérée de la pression maléfique, elle déploya son corps puis leva les yeux en direction du maître des lieux. Un être sans âge, une silhouette rabougrie, marquée par le temps, mais dont on ne pouvait nier ni la puissance ni la dangerosité. 

« Donne-moi ton nom... »

« On m'appelle Mandragore de Cendreplaine maître ! »

Aldherazan se redressa légèrement faisant cliqueter l'armure d'ossements qu'il portait par-dessus sa robe de ténèbres et planta son regard froid dans celui de sa future apprentie.

« Mais ce n'est pas là ton vrai nom, n'est-ce pas ? »

Elle baissa subitement la tête devant le regard glaçant de son maître. Son nom, elle avait tout fait pour le faire disparaitre, à coup de hache s'il le fallait. Mais elle n'ignorait pas qu'Aldherazan avait eu nombre d'apprentis au cours des siècles, et aucun d'entre eux n'avaient su satisfaire le maitre. Ils composaient sûrement à présent une partie de son armée de pas-tout-à-fait-mort, alors il lui parut préférable de ne pas se montrer trop tatillonne cette fois ci.

« Non vous avez raison, pardonnez-moi maître... Mon vrai nom est... C... Capucine Dupré. Je... viens d'une très ancienne famille du Sud du Val, là où poussent la belladone, dans... de grands prés alors c'est ainsi que ma famille se nomme depuis des générations... Même si j'ai fait en sorte que ce nom ne se perpétue pas. »

Un silence pesant s'en suivit.

« Bon... Mandragore ce sera très bien aussi... »

Le magicien se leva avec beaucoup plus de facilité que son âge n'aurait dû le permettre et attrapa son sceptre maudit, amalgame improbable d'os, de crânes et de griffes. 

« Puisque je t'ai choisie, tu es dès à présent l'héritière de mon art, tu seras la maîtresse des morts à ma suite et il te faut pour cela sans attendre apprendre la véritable force d'un nécromancien, ce qui te permettra d'atteindre la quintessence de la voie nécrotique... »

Il leva en l'air son sceptre et une aura malsaine s'en dégagea alors qu'une plainte lancinante s'échappait des crânes qui le couronnaient.

« La compétence première d'un nécromant, sa plus grande force mais aussi son plus grand défi, celui qui l'accompagnera des siècles durant c'est... la GESTION ! »

Le dernier mot, déclamé avec force, se réverbéra à travers la grande salle, comme recraché tour à tour par les bouches déformées des gargouilles décorant la moindre colonne d'obsidienne.

Dans la tête de Capucine, les idées s'entrechoquèrent, alors qu'elle essayait de comprendre le sens des mots de son maître. Elle se redressa, hésitante, mais osa poser une question afin de démontrer qu'elle savait être une élève appliquée et un brin fayotte : « Vous parlez de la gestion de votre immense puissance magique maître ? »

Aldherazan baissa son sceptre.

« Absolument pas ! Je te parle de la gestion administrative disciple... »

Capucine resta interdite, elle ne comprenait pas et le maître le saisit bien vite.

« Bien sûr que tu ne comprends pas... Suis-moi si tu veux tout savoir... »

Aldherazan descendit de son trône et s'enfonça au cœur de son antre, suivit de la longue traine de sa robe maudite, de deux gardes mort-vivants et de Capucine.

Après une longue marche dans un silence de mort, ils arrivèrent devant une grande arche décorée de scènes de tortures infernales, une composition très charmante selon Capucine.

« Le pouvoir d'un nécromancien réside dans son armée de morts, il a accès à la vie éternelle grâce aux sacrifices de mortels et son pouvoir corrompt jusqu'à la terre qu'il foule... Or tout cela a des conséquences... »

Tout en parlant Aldherazan franchit l'arche, derrière laquelle se dévoila une pièce encore plus grande que la salle du trône, remplie de rayonnages sur plusieurs niveaux se perdant dans l'obscurité et croulant sous des livres épais, sombres et à l'aura maléfique

Les yeux de Capucine s'écarquillèrent, elle pénétrait dans la bibliothèque du maitre de la mort, un endroit absolument unique à travers le monde et que peu de vivant pouvait prétendre apercevoir un jour. Certainement ici résidait la quintessence du savoir nécromantique, la source d'un pouvoir qu'elle n'aurait jamais pu imaginer obtenir sans l'invitation du maitre.

« C'est ainsi là la bibliothèque contenant votre savoir impie maître ? La réserve de vos secrets les plus puissants ?»

Aldherazan se mit à rire, un bruit proche de l'os rencontrant la scie du médecin légiste.

« Ce que tu cherches, les livres de sorcellerie, les grimoires ou encore le récipiendaire de mon âme, se trouve là-bas... » expliqua-t-il en désignant d'un doigt griffu une petite alcôve poussiéreuse, quasiment obstruée par des piles de livres et de caisses.

« Le savoir magique s'acquiert facilement... Quelques décennies tout au plus... Il suffit pour cela oublier la morale, avoir de la volonté et quelque peu de cervelle... Non, ce qui fait la puissance du nécromancien c'est sa capacité à gérer son cheptel de morts et de vivants... Nombreux sont les mages malfaisants qui ont parcouru ce Monde, mais bien peu ont survécu et prospéré, par manque d'organisation... Alors tout ce que tu vois devant toi, ce sont mes archives ! »

Un éclair zébra le ciel à ce moment-là, et la lumière vive perçant l'obscurité maladive du palais exposa un bref instant les dimensions improbables de l'endroit, un dédale de papiers, de parchemins, et même de tablettes qui auraient rendu fou le plus zélé des archivistes.

« Il y a là des livres de comptes pour le fonctionnement courant, les états des lieux hebdomadaires de chaque cadavre à mon service, car les morts le sont pour l'éternité mais leur corps est périssable. Ici se trouve les listes de la contribution potentielle de mon armée à l'effort de guerre du Val noir, dans cette section tu trouveras les factures des taxes sur les terres corrompues par ma magie et le montant compensatoire à l'infertilité des territoires conquis, ici encore les autorisations d'importation de sacrifices par espèce, leur recensement et leur date de péremption... »

Aldherazan parcourait les allées de sa nécropole documentaire, dérangeant le travail d'une armada de morts vivants en plein rangement de nouveaux documents.

« La magie nous offre la vie éternelle il est vrai, mais elle ne résout pas tous les tracas du quotidien et voilà pourquoi parmi tous les candidats potentiels, je t'ai choisi toi Mandragore... »

Capucine suivait tant bien que mal son nouveau maître, mais les morts vivants ne lui cédaient pas la place et elle devait les éviter ou les repousser constamment pour ne pas risquer de se perdre à jamais dans cet océan de mètres linéaires.

« Je ne comprends pas maître, pourquoi moi ? »

« Je connais tout de ton parcours... Héritière d'une branche familiale dont les parents ont précocement perdu la vie, par quelques actes de barbarie, tu as évité la destruction totale des tiens... Seuls deux de tes frères ont été empoisonnés, par ta main bien entendu. La production de poisons familiale s'est avérée plus florissante qu'elle n'a jamais été auparavant sous ta coupe. Puis tu as fait un mariage avantageux avant de reprendre le titre, les terres et la vie des Cendreplaine... Là aussi les activités de ta nouvelle famille n'ont jamais autant prospérées que depuis que tu en as repris la gestion... Tu es celle qu'il me faut, non pas la plus puissante des mages, non... Mais la plus brillante gestionnaire... Crois moi, j'ai une vigueur éternelle mais je suis plus que las de la paperasse... Il faut du sang neuf pour reprendre mon œuvre... »

Aldherazan s'enfonça encore dans son empire de livres de compte, de classeurs et de caisses consignées en exposant ses plans, sa méthode et la rigueur qui jamais ne l'avait trahi.

Il s'aperçut beaucoup trop tardivement qu'aucun souffle de vie ne subsistait dans sa demeure. Il se retourna pourtant, espérant encore trouver sa toute nouvelle disciple dans son sillage. Mais il fallait se faire une raison, elle avait fui elle aussi.

Tout à coup le poids de l'âge sembla s'abattre sur ses épaules. Il poussa un soupir comme il ne devrait jamais en exister puis convoqua l'un de ses minions, un mort vivant à l'allure défraîchie, le dos courbé, un gilet de laine vert sapin et des lunettes en demi-lunes retenues par une cordelette autour du cou.

« Note pour moi : La stratégie consistant à exposer dès le départ la complexité de la profession n'a pas non plus portée ses fruits... » 

Encore une occasion manquée, il réalisa qu'il ne trouverait peut-être jamais de digne héritier de toute l'éternité, et alors reviendraient à lui les siècles des siècles de procédures. Pour tout le mal et la douleur qu'il avait distribué au fil des âges, voilà peut-être enfin le prix à payer. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Oph Ashendown
Posté le 07/03/2025
Hello Plume de Poney !
En guise de remerciement je me devais passer te dire coucou.

Petite coquille repérée dans le résumé de ton ouvrage : "Quand Mandragore appris", le bon passé simple s'écrirait plutôt " Quand Mandragore apprit"

Ta nouvelle est excellente et comme je m'en doutais, tu manies la langue française avec une précision pointue.

J'ai remarqué une répétition ici : "et même à offrir son premier né en sacrifice si nécessaire, mais ce ne fut pas nécessaire." Reste à savoir si c'est ce que tu veux faire transparaître ou non !

Une faute d'accord ici : " Il leva en l'air son sceptre et une aura malsaine s'en dégagea alors qu'une plainte lancinante s'échappait des crânes qui le couronnait." mieux vaut accorder "couronner" aux crânes --> "couronnaient "

Mais sinon je me suis régalée !
Bonne soirée à toi :D
Plume de Poney
Posté le 07/03/2025
Bonjour, merci pour ton commentaire, pour tes compliments et tes corrections!

Visiblement je ne manie pas si bien que ça la langue pour faire tant de fautes sur un si petit texte!

Je corrige ça de ce pas en tout cas.

Bonne journée!
Oph Ashendown
Posté le 08/03/2025
Ne te blâme pas pour quelques rares erreurs ! Il y 'en a forcément qui passent au travers du filet, il ne faut pas oublier que cela demande un grand effort de concentration de tout peaufiner à la perfection (et aucun travail n'est parfait ;) ). Je maintiens ce que je dis, tu manies la langue francaise avec une précision pointue ^^
ZAODJA
Posté le 27/02/2025
Salutations,

Comme c’est malin de réutiliser un personnage existant dans une nouvelle annexe. C’est cette Capucine qui vient se plaindre auprès de Noura, pour des problèmes de cimetière !

Quand je te lis, j’ai toujours une sensation de frustration… C’est tellement court… Cela doit être l’effet « nouvelle ». Ton écriture est fluide. Tes descriptions, morbides à souhaits. Merci pour ce moment passé avec ta vision de la relève nécrotique.

Bonne soirée,

Zao
Plume de Poney
Posté le 28/02/2025
J'avoue j'étais content du nom de Mandragore de Cendreplaine alors je l'ai réexploité sans vergogne. Bon elle même a tendance à exploiter les morts donc elle peut difficilement m'en vouloir.

Merci encore pour ta lecture. Je n'aime pas spécialement générer de la frustration chez les gens mais c'est un beau compliment! C'est vrai que j'ai tendance de plus en plus à faire des textes courts, mais j'ai un quelque chose de plus long que je mettrai peut être à dispo à l'occasion.

Avant ça j'ai de la lecture, c'est assez florissant d'univers divers et variés par ici!

Bonne journée à toi

(P.S: tu n'as pas choisi le nom de ton archimage comme pseudo? C'est pas tout les jours qu'on a la chance de converser avec un grande maître de la magie :0)
Vous lisez