Le tableau de Sébastien

Par Sabi
Notes de l’auteur : Méditation sur l'acte de création

Splash. Une nouvelle peinture prend forme. Du noir et du rouge, du blanc et du violet. Plic Ploc. Des gouttes s’écoulent sur la bâche tendue protégeant le carrelage. Cela faisait maintenant deux semaines que le tableau était en cours de préparation. L’oeuvre était récalcitrante, elle se démenait, lui résistait. Il devait lutter pour lui arracher un fragment d’inspiration. Cette œuvre était différente de toute les autres qu’il avait pu peindre jusqu’ici. Il lui semblait que quelque chose de plus « pur » voulait s’inscrire sur les couches de peinture qu’il étalait sur la toile.

Sébastien était ce genre de peintre qui ne sait pas ce sur quoi il va travailler. Son inspiration vient par à coup, par flash. Si on lui avait demandé : Seb, pourquoi la peinture ? Pourquoi pas plutôt la sculpture ou la photo ?, il n’aurait pas su quoi répondre sur le coup. Après réflexion, il aurait finit par dire que le fait de recréer des corps est le seul moyen pour lui d’exprimer les messages qu’il ressent.

Oui, les messages. Ses œuvres sont des messages. Ce qu’il porte en lui, et qu’il aimerait transmettre. À qui, quel message, il n’en savait rien. Sébastien ressentait confusément en lui « un contenu » informe, indescriptible, qu’il savait être d’une importance capitale, primordiale.

Seulement, dès qu’il se concentrait dessus, le contenu se dressait devant lui, mystérieux, au-delà de sa compréhension. Sébastien n’avait trouvé que la peinture pour transmettre ce contenu intérieur. La peinture.

Ses toiles étaient suspendues au mur de son esprit. Il les connaissait toutes. Il avait commencé par des figures géométriques abstraites. Puis, il avait commencé à s’approprier le corps humain : une main, des pieds, un ongle. Le tout enrubanné dans des formes abstraites. Puis, des objets. Il avait passé des heures à peindre des feuilles de chêne selon le procédé pointilliste.

Sa nouvelle peinture le faisait suer, transpirer. Il luttait avec elle depuis des jours, des semaines. Il avait l’impression d’y être depuis des millénaires. Rien ne se déroulait comme il le voulait. Rien ne se passait comme il l’avait pensé au départ. Il avait commencé par un point noir au milieu de la toile. Il commençait toujours par un point noir, plus ou moins grand selon son humeur.

C’était sa porte d’entrée. Sa méditation créatrice. Le rien du blanc laissait la place au point noir au centre de la toile. Du rien était né le quelque chose, ce point noir, unique, microscopique. Et pourtant, l’oeil ne voyait plus que lui.

Il voyait ce point noir se précipiter vers lui, il plongeait dans ses sombres profondeurs. Son esprit entrait alors dans un état autre que celui de la veille. Il se voyait en décalage, comme spectateur. La pièce où sa toile se trouvait semblait plus grande, ou plus petite. Le temps s’accélérait, ou ralentissait. Cela dépendait. Il ressentait alors le contenu en lui-même. Toujours aussi immense, toujours aussi intense. Présent comme jamais, comme s’il savait que Sébastien était en train d’ouvrir la porte qui allait lui permettre de sortir. Un tigre en cage derrière une porte invisible feulait dans sa conscience de lui-même. Il en tremblait d’excitation. Un poids semblait sur le point de se lever, un verrou sur le point de s’ouvrir. Le pinceau était suspendu au-dessus du tableau, tremblant sous l’intensité du moment. Seb avait toujours l’impression que son coeur lâcherait sous la pression ardente qui l’assaillait. Comment pouvait-il supporter une telle tension intérieure ?

La mort de ce moment arrivait toujours au moment du paroxysme de la pression. Les digues s’ouvraient dans un fracas de tonnerre. L’eau s’engouffrait et déferlait sur la vallée de son esprit. Le pinceau s’animait avec vigueur.

Splash ! Une vague noire s’abattait sur la toile, masquant le point de départ de l’oeuvre. Quel soulagement, quelle extase, quelle béatitude, quel ravissement !

Le monde se dissolvait, perdait de sa réalité autour de lui. Il semblait alors perdre toute conscience de son environnement. Sébastien s’oubliait, se fondait dans les mouvements créateurs. Combien de temps s’était écoulé depuis le commencement des temps ? Une seconde d’éternité lui semblait-il. Était-ce ça être Dieu créateur ? Compresser des millénaires entiers en une seule seconde ? Disséminer du sens en un seul trait de pinceau ? Quelle économie de temps, de sens ! Un geste, une parole, une lettre, et tout est déjà fait. Dans le Un est le Tout.

 

Sébastien s’égarait dans les méandres des coulisses quantiques de l’univers grâce à ses peintures. Il lui semblait pouvoir accéder au coeur même des mémoires des mémoires. Il ne faisait que reproduire des actes qui avait déjà était fait avant lui. Il se souvenait avoir vu des peintures de Delacroix, des fresques de tombeaux antiques égyptiens. Ah, l’acte de peindre était aussi vieux que le monde. Voilà ce qu’était le plus vieux métier de l’univers.

 

Voilà que le tableau était terminé, enfin. Après des semaines, des millénaires, des secondes entières à se battre contre son contenu, contre lui-même, le tableau était fini.

Sébastien reposa son pinceau.

Parfait.

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