Les tombeaux de métal

Siri, jeune femme de quatre-vingt-huit années, entendit quelque chose toquer à sa porte et comprit que c’était la fin pour elle. 

Elle rejoignit la porte d’entrée et regarda à travers l’ouverture. Un homme —ou une femme, avec toutes les modifications, elle avait de plus en plus de mal à le dire— se tenait sur le perron de la porte, un grand sourire aux lèvres. Siri nota bien sa peau synthétique cuivrée, ses yeux émeraudes artificiels, son corps d’Apollon sans aucune imperfection. En somme, une personne bien ordinaire, ennuyeuse même.

Siri ouvrit la porte et grommela : « Épargnez-moi les formules de politesse, et faites vite.

— Je suis navré que vous le prenez ainsi, répondit son visiteur en secouant la tête. Nous vous assurons que ceci nous fait autant de peine à vous qu’à nous.

— Je n’en doute pas, railla Siri. »

Siri s’écarta, et son interlocuteur pénétra chez elle comme un ami. Il regarda autour de lui, notant le mobilier dépassé et le manque flagrant de ménage, et se tourna vers Siri qui ajouta d’une voix espiègle :

« Je vous sers quelque chose à boire ? Je n’ai plus d’huile de vidange, mais je peux vous servir de l’eau si vous voulez.

— Décidément, vous nous laissez aucune chance, soupira l’invité. Vous ne pouvez pas nier que vous nous avions été particulièrement cléments avec vous.

— Je n’appellerai pas « clémence » foutre les gens dehors, prendre leur appartement et les reloger au fin fond du…

— Vous êtes en retard de six mois sur votre loyer, répliqua l’homme en perdant légèrement son beau sourire robotique. Il est naturel de laisser cet endroit à un nouvel habitant qui, lui, respectera ses engagements.

— Vous appelez habitant une compagnie entière ?  Le monde devient fou ! »

Quelque chose craqua en elle. Siri s’avança vers l’homme, les poings fermées. Son visage se grimaça sous la rage. L’homme ne recula pas, impassible : il savait parfaitement qu’à la moindre agression, ses muscles artificiels hypertrophiés ainsi que ses os solidifiés lui donneraient un avantage absolu.

« C’est de votre faute, cracha Siri et tapant le bout de son doigt sur le front de l’homme. Depuis des années on me refuse tous les postes, depuis des mois on me regarde avec méfiance et pitié. Je ne peux pas faire dix mètres dans la rue sans être regardée comme un singe dans un zoo ! Je n’ai pas d’amélioration biomécanique, et alors ? J’ai vécu toute ma vie sans, et je ne vais pas changer parce que la nouvelle génération se détruit le corps avec ces saletés !

— Êtes-vous religieuse, madame ? demanda l’homme d’une voix doucereuse.

— Ah ah, l’obscurantisme, bien sûr ! Vous pensez que je vais vous traiter d’hérétique ? Vous pensez que je refuse les implants parce qu’une religion me l’interdit ?

— Je m’excuse si j’ai froissé vos croyances.

— Mon cul, renchérit Siri en le bousculant. Mais puisque vous voulez le savoir : oui, je suis croyante, comme toute personne sensée devrait l’être ! Je suis une humaine pure souche et fière de l’être ! Ce n’est pas un morceau de plastique ambulant qui va me forcer… »

Siri ne comprit pas tout de suite ce qui lui arriva. À un moment elle était debout et poussait rageusement l’homme ; une seconde plus tard elle était à terre, sur le ventre, l’homme monté sur elle et lui tordant le bras dans son dos. Tout cela à une vitesse surhumaine, ou plutôt surhumaine pour Siri et ordinaire pour eux tous.

« Vous me menacez, articula lentement l’homme, et j’exerce mon droit de défense en toute légalité. »

Il se pencha en avant et chuchota à l’oreille de Siri : « Une humaine pure souche ? Amusant. Votre dossier de santé mentionne une modification de votre code génétique à votre naissance. Pourquoi pensez-vous avoir cette forme et ce physique à quatre-vingt-huit ans ? Cinq fruits et légumes par jour ? Vous pensez que les humains antérieurs à l’ère eugénique vivaient comme vous ? »

Il sentit Siri trembler sous lui, impuissante sous sa force, humiliée. Il se sentit un peu coupable, et essaya de calmer la pression de ses membres cybernétiques. « Je ne vous accuse de rien. C’était une autre époque : je suppose que vos parents ont modifié votre code sans que vous ayez votre mot à dire. Mais cessez de m’insulter. J’ai fait le choix de m’améliorer parce que c’est la chose intelligente à faire. »

L’homme lâcha Siri et se releva. Il épousseta sa veste et s’éloigna d’un pas impassible.

« Votre appartement, ainsi que tout l’immeuble, a été acheté par la BOM Inginery. Tous les papiers sont en ordre. Leur passif est irréprochable. Ils vont faire de cet immeuble une nouvelle entreprise cybernétique, et j’en suis bien content. On n’arrête pas le futur. »

Il s’arrêta, entendant des petits bruits. Il pensa qu’il s’agissait à nouveau d’une invasion de rats —ces saletés étaient partout— puis se rendit compte que cela venait de Siri. Celle-ci sanglotait, toujours par terre, vaincue.

 

***

 

Le futur s’élança, sans jamais regarder en arrière. Les années devinrent des décennies, et avec elle les industries fleurirent. La Terre devint une forêt de gratte-ciel, de routes, de lotissements, de ponts, de souterrains. Le monde devint plus gris et les humains plus colorés. Les peaux vertes et les yeux tricolores devinrent ordinaires, le surhumain devint l’humain. Le futur laissa dans son sillage une constellation d’innovations, de guerres, de progrès, de sacrifices, d’espoirs. La course s’accéléra, et l’ère du métal atteint son âge d’or plus vite que quiconque ne put le prédire. C’est de la même manière que sa chute fut retentissante.

 

***

 

Seliane courait à en perdre l’haleine, remontant le quatorzième niveau souterrain sans prendre de pause. Il sentait toutes ses articulations cybernétiques grincer sous l’effort, mais il savait qu’elles ne lâcheraient pas. Elles n’ont jamais lâché.

Il peinait à maitriser son sourire euphorique. Il allait enfin lui montrer, à son père, qu’il avait raison ! Les installations grisâtres défilaient autour de lui. Il grimpa les escaliers déserts quatre à quatre et fila sur les escalators vides. Tout était immobile autour de lui, comme une immense machine abandonnée. Les seuls bruits étaient les échos solitaires de ses pas et le grouillement des rats. Seliane en avait cure : quels crétins resteraient dehors plutôt que connectés au Réseau ? 

Moi, grommela Seliane en s’approchant du point de rendez-vous, et mon père.

Devant lui se trouvait une large cavité rectangulaire épargnée par le béton et les diverses installations métalliques. Une lampe à UV était fixée sur le plafond caverneux et projetait une lumière jaunâtre sur des arbres tordus et des parterres de fleurs ternes. Un sentier sinuait entre les plantes et se terminait sur un petit banc métallique.

Une silhouette était assise sur le banc, tournant son dos de platine à Seliane qui s’approcha doucement. Seliane savait que les capteurs sonores de son père l’avaient déjà repéré. Il grogna et s’assit sur le banc, cherchant à reprendre son souffle.

« Tu es essoufflé alors que tu n’as couru que quelques kilomètres, fit son père. Tu passes trop de temps dans le Réseau, Seliane.

— Peut-être, fit Seliane avec un sourire narquois, mais au moins j’ai appris la grande nouvelle avant toi. Je ne perds pas mon temps dehors, moi. Tu sais qu’est-ce qu’a dit le gouvernement ?

— La conversion totale.  Tu croyais me surprendre ? Je travaille pour le gouvernement, Seliane. » 

Déçu de ne pas voir le visage de son père se décomposer sous le choc, Seliane poursuivit : « Alors ? Tu vois que j’ai raison de passer tout mon temps connecté ! 

— Vraiment ?

— Tout le monde fait comme moi ! Je ne comprends pas pourquoi tu perds ton temps ici, dehors. Quand tu es sur le Réseau, tout est instantané ! Papa, tu as toute la connaissance du monde à portée de main, tu peux rencontrer et comprendre n’importe qui, tu peux aller où tu veux, avoir les projections sensorielles de tout ce que tu veux !

— Je ne remets pas en cause le réseau mais ta dépendance.

— Et le gouvernement ? Il est dépendant, lui aussi ?

— Pire, il est désespéré. »

Seliane cligna plusieurs fois des yeux, interdits, tandis que son père tourna vers lui son regard perçant : « Selon toi, pourquoi cette décision a été prise ?

— Le projet était en débat depuis plusieurs décennies, bredouilla Seliane.

— Pourquoi l’ont-ils approuvé maintenant ?

— Parce que le réseau… est trop bien.

— Ses avantages sont immenses, oui. Mais tu sais quelle est sa plus grande qualité ?

— …la place ? »

Seliane sentit un pincement de fierté lorsque son père hocha la tête. 

« Exactement. Le gouvernement a décidé qu’il s’agissait de la meilleure solution contre la surpopulation. Une simple puce peut contenir les données de plusieurs centaines de personnes. Des tours entières seront la solution pour rassembler au même endroit les consciences des milliards d’habitants de cette pauvre Terre.

Et tu es contre ça ? hésita Seliane, craignant la réponse.

— C’est la fin de l’homme, Seliane. Nous ne serons plus que des données informatiques piégées dans des immenses cercueils de métal.

— Mais alors tu connais la solution pour le surpeuplement et la pollution ?

— Il doit en avoir une autre. »

Seliane repensa avec horreur à une projection scolaire sur ces groupes de personnes qui, incapables d’accepter le progrès, se rattachaient désespérément à des idées et des modes de vie dépassés. 

« Papa. Tu ne vas pas… m’empêcher de me convertir au réseau ? »

La voix de Seliane n’était qu’un murmure apeuré. Le visage de son père grimaça :

« Seliane, tu es libre. Le gouvernement l’autorise, et si là est ton désir, soit. Ta mère est contre de moi de toute façon. Je sais qu’elle va se convertir elle aussi, et qu’elle sera là pour toi.

— Et toi ?

— Je vais continuer ma vie de tous les jours, je suppose, soupira son père. Qui sait : peut-être pourrai-je trouver la solution miracle ?

— On se reverra dans mille ans alors.

— Très drôle. Plus sérieusement, je pense qu’il faudra toujours quelques humains actifs à l’extérieur pour assurer la maintenance des tours de données.

— Mais tu travailles dans le département des sciences !

— Justement, je suis sur un nouveau projet. Le gouvernement n’est pas stupide. Crois-moi, on aura bientôt une armée d’employés spécialisés dans la maintenance et la protection des ordinateurs…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Seliane avec des étoiles dans les yeux.

— Si tu restes dehors avec moi, je te le dis, répliqua son père avec un sourire. »

Leurs éclats de rire résonnèrent, se propageant sans fin dans les tunnels mécaniques et sans vie uniquement perturbés par le couinement des rats.

 

***

 

Après une âpre et très longue lutte, Ellison se réveilla dans l’enveloppe biomécanique poussiéreuse. Iel se leva avec difficulté, mouvant ses membres un à un, reprenant l’habitude de bouger dans un corps physique. 

Ellison parvint se lever, grognant, scannant ses environs avec ses capteurs infrarouges et écholocatif. Iel était dans un immense couloir bordé de plusieurs capsules de verre à taille humaine. Tout était plongé dans l’obscurité et la poussière. Un sentiment d’abandon total régnait, même si Ellison savait très bien que ce n’était qu’une illusion : toute l’humanité se trouvait dans le même immeuble.

Ellison grommela des insultes et examina une des capsules à côté de lui. Elle contenait chacune un corps biomécanique comme le sien. Un spécialiste —comme iel, malheureusement— devait parfois se reconnecter à un corps biomécanique pour s’assurer que le maintien des ordinateurs et des locaux. Ellison considérait que c’était une perte de temps, que les Serviteurs s’occupaient très bien de tout. Iel n’était pas lea seul.e : l’humanité ne s’était pas déconnecté du Réseau depuis des années, voire des décennies. 

Quelque chose n’allait pas.

La capsule était brisée, et le corps biomécanique étaient complètement mis en pièces, déchiré de toute part. Sentant la panique lea gagner, Ellison regarda toutes les capsules une à une. Elles étaient dans le même état. Les corps étaient inutilisables, alignées sur des centaines de mètres comme des cadavres dans une morgue.

Ellison se força à se calmer et quitta la pièce, errant dans les couloirs abandonnés. Il n’y avait personne, et aucune trace ne témoignait la présence d’un quelconque organisme hostile. Iel repensa à la raison de sa présence dans le monde physique : le réseau commençait à montrer des bugs, des ralentissements suivis d’une baisse de résolution. Certains humains avaient même commencé à disparaitre, comme définitivement coupé du réseau. Parce que le réseau était immensément vaste, on ne s’était rendu compte de ses disparitions que très récemment, et il avait fallu encore plus de temps pour réunir le courage de se connecter dehors, dans une enveloppe physique.

Ellison frissonna. Quelque chose bougea au loin, une forme fugitive dans les ténèbres. Iel hurla « Qui va là ? » d’une voix synthétique qui heureusement ne laissa pas transparaitre sa peur.

Le silence lea répondit. Iel se remit à avancer, traversa des corridors à n’en plus finir, semblant se perdre dans un immense labyrinthe dilapidé. Plus iel avançait, plus le sol était sale, couvert de toile d’araignée, certaines parois entièrement effondrées, une puanteur plus rance. Où étaient donc passés les Serviteurs ? 

Ellison atteignit enfin la salle des serveurs. Les dizaines de tours remplissaient l’immense pièce d’une centaine de mètre de côté. Ellison regarda avec une fascination teintée de fierté les immenses machines noires s’élever jusqu’au plafond, véritables Yggdrasils informatiques, refuges de toutes les données du monde. L’Humanité. 

Quelque chose bougea à nouveau, mais cette fois si tout autour d’Ellison. Iel regarda aux alentours, ses capteurs ne pouvant que déceler un cercle grouillant qui se resserrait dangereusement autour d’iel.

« Qui est là ? hurla-t-iel, au bord de la panique. Répondez ! »

Ellison n’avait pas d’arme. C’était une simple mission de maintenance, et iel ne s’était pas battu depuis des siècles. Dans le réseau, où toute le monde était que de données immatérielles, la violence n’était plus une option. L’Humanité était entrée dans l’ère numérique, alors que les crimes et les guerres n’étaient que les affreuses reliques d’un passé barbare.

La masse grouillante dans l’ombre se mit à émettre un son strident, comme des milliers de craies qu’on faisait crisser sur un tableau. Ellison parvint à détecter des yeux vitreux, des dents aiguisées, des pattes équipées de griffes, un pelage touffu. Sa respiration se faisant plus haletante, iel hésita à se reconnecter sur le Réseau…

Alors un ennemi se rapprocha assez pour qu’Ellison puisse l’identifier. 

Sa peur se mua en confusion, puis en agacement.

« Vous ? s’écria-t-elle. Merde, alors ! Ne vous approchez pas de moi comme ça, vous m’avez fait peur ! »

La rangée de Serviteurs s’arrêta d’un même mouvement, certains reniflant l’air de leur museau crasse, d’autres regardant Ellison avec perplexité. 

« En tout cas, je ne vous félicite pas, poursuivit Ellison. Vous avez fait un travail merdique. Les lieux sont déplorables. »

Ellison n’avait jamais aimé être en présence des Serviteurs. Iel se rappela de ses projections scolaires : avec l’essor des villes, les rats s’étaient multipliés partout, devenant l’officieuse espèce dominante de la Terre. On ne parvint jamais à se débarrasser de tous les individus tant ils se reproduisaient rapidement et se révélaient surprenamment malins. Avec l’essor de l’Ère Numérique, le gouvernement avait décidé de prendre un petit nombre de rats et de les dresser pour faire d’eux les agents de maintenance parfaits. L’eugénisme permit d’améliorer leur intelligence tandis que la biomécanique les rendit plus forts et plus habiles. On avait instauré chez eux, après des générations de dressage intensif et de manipulation biologique, l’impératif absolu de s’occuper de la maintenance et de la protection des serveurs. Les humains n’auraient plus jamais à se déconnecter, et en plus les Serviteurs pourraient se débarrasser des autres rats ! On n’arrête pas le futur.

La ligne des Serviteurs se remit à avancer, se rapprochant d’Ellison. Iel porta sur eux un regard courroucé. 

« Ça suffit ! Je suis votre supérieur.e, et je vous ordonne de vous mettre au travail. »

Les Serviteurs ne s’arrêtèrent pas. Ils semblaient partout, comme une mer grouillante et velue. L’agacement d’Ellison se mua peu à peu en terreur. Iel remarqua alors, chez le Serviteur le plus proche, quelque chose d’anodin au bout de ses pattes.

Un des doigts se mouvait indépendamment des autres, se palpant les autres doigts et la paume. 

Un pouce opposable. Le Serviteur ouvrit sa gueule putride et émit un couinement pitoyable qui se mua avec difficulté en différents sons qu’Ellison prit, avec horreur, comme une sorte de langage oral.

« Non ! Arrière, vous n’avez pas le droit ! J-je suis votre supérieur ! Stop ! »

Les rats se jetèrent sur iel, lea recouvrèrent en quelques secondes et lea mirent en pièce. Ellison vit son corps biomécanique réduit en morceaux, pitoyable, complètement dominé. Iel hurla, et s’enfuit vers la seule issue possible : le Réseau, foyer de son peuple, qui l’attendait dans les grands tombeaux de métal.

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