L’homme qui marche
Qui connaîtra la souffrance de mes pas ? Quelques lignes dans un journal intime que sans doute personne ne lira. Quelques lignes qui ne sont là que pour poser, déposer les craintes et les doutes qui encombrent mon esprit. Seulement quelques lignes, c’est tout ce qui reste quand la vie s’éloigne.
Je ne peux pas rester immobile, alors je marche, je marche, je marche. Je ne sais où je vais, je me souviens plus du chemin, je marche. Je ne sais qui je rencontre, je ne sais pas si d’autres personnes sont sur ma route, je marche. Le ciel est-il bleu ? Est-il gris ? Ou bleu gris ? Je ne sais pas, je marche.
Fatigué, je rentre. Assis, épuisé. Télévision allumée, puis éteinte, pas d’intérêt, je reste là. Il est midi, cuisine, réfrigérateur, peu de choses. Je n’ai pas faim, je le ferme. Peut-être demain. Mon corps a tout perdu, mes muscles, mon ventre, plus rien. Même mon cerveau a maigri.
Seul, je suis seul, je m’allonge seul sur le divan. Attente, le sommeil vient, un instant. Rêve de mouvement, d’ambiance, de convivialité. Rêve de musique sonore, entraînante. Rêve de rires, de gaîté. Réveil, seul. Salon, un livre qui traîne. Ma main le prend. Titre étrange : « Être heureux malgré soi ». Les yeux volent sur les lignes, vont et viennent. Mon cerveau ne reçoit rien. Étrange. Rien ne passe. Pourquoi les mots lus n’ont-ils pas de sens ? Pourquoi ces lignes deviennent-elles inutiles ? Comment a été guidée la main qui les a écrites ?
Disque posé, le tiroir se referme. Concerto pour violon, Tchaïkovski. La musique pénètre par mes oreilles, par tous mes pores. Extase fugitive, le corps s’assouplit. Images d’une belle femme blonde qui sauve le concert. Film vu à deux, moment heureux… Fin du concerto, la musique se calme et s’étire. Silence, recueillement.
Mon cerveau bruisse sur un tempo lent de sons graves, entêtants. Aspirine comme une bouée lancée au seuil de la douleur. Attente, retour au calme. Les amis sortent de la mémoire, entrent dans l’esprit. Où sont-ils aujourd’hui ? Je suis seul, vide. Je me souviens d’eux, je les ai aidés, ils en avaient besoin. Maintenant, ils sont heureux, tant mieux ! Que suis-je pour eux ?
Fauteuil rugueux, inconfortable, je me lève. Mon corps, trop raide refuse le repos. Mes jambes s’allongent raides, trop minces, peu solides. Au vestiaire, blouson, écharpe rejoignent mes épaules ténues. Palier, escaliers, porte cochère, c’est la rue. Espace animé de fantômes étranges, spectres incertains. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Peu m’importe.
Je marche, marche encore. Les rues, le parc. Ombrage avec jeux d’enfants. Petit garçon qui tombe. Cris, pleurs, maman est là, elle console. Câlins, silence. Même les arbres sont en fleur, beauté entraperçue, subtile et enivrante. Portillon, sortie du parc, rue commerçante. Je suis bousculé. Ces contacts, ces coups sont agréables, humains. Vitrines décorées, aguichantes, dommage, je n’ai besoin de rien. Je n’ai envie de rien. Je marche encore, fin de la rue, je tourne à gauche, j’avance. Les marches de pierres descendent vers la rivière, un bateau passe. Vers quel rêve est-il poussé ?
Bordure fleurie, pierres glissantes, le pas hésite. Sur la rive, des algues flottent, vertes. L’eau coule sans bruit, froide. Je suis là, las, au bord de l’eau, mon ombre et mon image dans l'eau se confondent. Je fais un pas, je me mêle à elles.
La civière est dure, rêche, j’ai froid, l’eau de mes vêtements trempés ruisselle sur mes membres. La couverture me réchauffe. Des mots rien que pour moi, sourire d’une femme en blanc, une main se pose sur ma joue. Il est interdit de mourir aujourd’hui me dit-elle. La vie est là sur le chemin, tantôt bordé d’épines, tantôt bordé de fleurs. Mon corps accepte le repos.
Chambre blanche, l’infirmière pose sa perfusion. Gestes précis, calmes, humains. Comme s’il n’était plus relié à ma tête, mon corps se laisse aller, confortable. Le téléphone sonne, c’est un ami. Veux-tu que je vienne ? Oui, viens je t’attends.
© Pierre Delphin –
Merci pour ce beau texte au style enlevé, en toute sincérité.
Se livrer est une délivrance. Comment la poésie passe hors du corps quand le corps ne nous porte plus comme avant. J'aime le rythme qui ouvre la voie petit pas par petit pas.
Belle continuation à toi.
Superbe texte ! J'aime beaucoup l'idée d'écrire en partant d'une œuvre d'art, c'était un plaisir de découvrir les mots que la statue t'a inspirés.
Le style est très particulier et colle parfaitement avec l'idée de pensées qui passent, chassées par d'autres.
Un plaisir de découvrir ta plume !
Bien à toi (=