Inexorable et impassible, le temps dévorait les corps.
Implacable et patient, il asséchait les âmes.
Impitoyable et impavide, il tuait les femmes et les hommes qui tentaient de le défier.
Le temps, invulnérable, ne souffrait d'aucun adversaire. Tôt ou tard, il triomphait.
Dix années s'étaient évanouies sur la grande horloge du royaume de Milsden.
Dix années qui s'écoulèrent aussi impétueusement que les torrents fougueux des Montagnes du Nord.
Dix années qui s'étirèrent aussi lentement que les placides ruisseaux des plaines luxuriantes de l'Est.
Dix années de guerre sans paix.
Dix années de chaos.
***
Depuis des centaines d'années, la mystérieuse tour blanche de Cyryul étincelait sous le soleil brûlant du désert des Maelstroms. Elle fut tour à tour, un palais royal, un antre de voleurs et un édifice religieux célébrant la divine Auxane. Pourtant, derrière le sublime de ses façades laiteuses se terrait des ombres plus sombres que les ténèbres du plus profond des puits.
Aux abords de la tour, une litanie éreintante vrillait les oreilles d'Iria et Arcis. Ils levèrent les yeux vers le globe blanc qui trônait au faite de l'édifice.
C'est sublime.
On est pas là pour admirer le paysage.
Arcis tu es un rabat-joie.
Le visage dissimulé sous la capuche de sa toge blanchâtre, personne ne vit le sourire du jeune homme.
La tête baissée, les deux compagnons avançaient lentement au sein d'une longue procession. Les futurs adorateurs s'apprêtaient à affronter le rituel de passage pour obtenir le droit et le privilège de prier la déesse. Une fois entrés, seuls les vainqueurs des épreuves auraient la chance de ressortir, les autres disparaissaient à jamais.
Encadrant la longue file, les Auxats surveillaient le troupeau. Vêtus de toges noires, ils étaient celles et ceux qui avaient atteint le plus haut niveau de méditation. L'entrée de la Tour luisait de mille feux. Sur le chambranle était encastré une multitude de pierres d'ambre du désert qui étincelait au soleil.
C'est impressionnant! Ce sont des pierres d'ambre! Je n'en ai jamais vu autant. Sur les marchés des Terres extérieures avec papa parfois on en trouvait.
De la poudre aux yeux!
Je t'ai déjà dit que tu étais un rabat-joie? Détend toi Arcis.
Ce que l'on fait est trop important pour que je fasse preuve de légèreté et tu devrais en faire autant.
Parfait monseigneur.
Iria regarda Arcis et songea au parcours accompli depuis dix ans. D'enfant craintif et traumatisé, il était devenu un véritable guerrier aux réflexes exceptionnels mais son âme était marquée au fer rouge. Son passé lui avait laissé une plaie profonde qui ne se refermerai sans doute jamais. Le jeune homme se focalisait sur un seul objectif, retrouver son père.
Personne ne savait s'il était vivant ou mort. L'ignorance avait créé la certitude chez Arcis qu'il avait survécu. Iria n'y croyait pas mais elle irait jusqu'au bout quitte à perdre la vie. Sans Loup elle se serait vidée de son sang et n'aurait jamais connu celui qu'elle...Sa gorge se serra quelques miettes de temps. Elle lui devait tout.
Les deux intrus franchirent le grand portail et entrèrent dans une grande pièce. En face d'eux une centaine de portes. Le plafond montait à perte de vue et une lumière déferlait des cieux éclairant divinement les lieux. Chaque étage correspondait à un degré d'élévation vers Auxane. Plus on montait, plus on touchait du doigt la pureté de la déesse. Cette symbolique basique, Iria la détestait. Les Dieux sont dans le ciel, les démons dans la terre. La jeune femme n'avait pas besoin de superstitions pour diriger sa vie et c'était au delà de ses forces de tenter de comprendre cette dévotion aveugle. Elle pensa à son père Neyol qui lui avait enseigné comment être libre.
Un Auxat leva les mains pour arrêter le troupeau et les adeptes stoppèrent sans mot dire. D'une voix solennel, il s'adressa à son assistance déjà transie d'admiration.
— Chacun doit passer par le vestibule de purification. Vos vêtements, remparts de prières, doivent être ôtés.
Et toutes et tous obéirent. Iria et Arcis se dissimulèrent dans la pénombre sous le petit escalier qui montait au premier étage de l'ascension.
Attendons que tout le monde soit monté.
J'espère qu'ils ne vont pas vérifier les vestibules.
Silence.
Arcis?
Quoi?
Ils vérifient les vestibules.
Merde!
Il vit surgir la tête d'un Auxat en haut de l'escalier
— Pas de fausse pudeur mon jeune ami. Ici tout le monde est sur un pied d'égalité et la nudité empêche tout artifice. Enlève donc cette barrière qui t’oppresse et offre ton corps à la déesse.
Merde!
Qu'est ce qui se passe Arcis?
Un Auxat m'a vu. Surtout tu ne bouges pas avant mon signal, je vais me débrouiller.
Je vais t'aider!
Surtout pas! Tu ne bouges pas.
Le jeune homme ôta ses vêtements et monta par la petite échelle.
Les deux Auxats étaient nus aussi.
Arcis?
Reste ou tu es!
Discrètement, Iria grimpa à l'échelle pour voir ce qui se passait.
Elle sourit à la vision d'Arcis, nu, entouré par deux hommes bedonnants.
Je ne t'avais jamais vu sous cet angle là jeune homme.
Je t'avais dis de ne pas sortir!
C'est pas sympa Arcis, tu m'aurais fait rater ce spectacle.
Il fit un geste discret de la main qui lui signifiait de rentrer dans le vestibule. Ce qu'elle ne fit pas évidemment.
Tu prends celui devant toi et moi je m'occupe de celui de derrière.
Arcis savait qu'il était inutile de discuter avec Iria.
La jeune femme sortit du vestibule et se dirigea, accroupie, vers l'homme qui fermait la marche. Arrivé à son niveau elle l'étrangla jusqu'à ce qu'il perde connaissance, Arcis fit de même avec le deuxième.
Ils les traînèrent sur le sol et les firent chuter dans un des vestiaires.
Je vais récupérer mes vêtements.
Tu es sûr?
Iria sourit. Arcis cacha des deux mains son entrejambe. Il descendit dans le vestibule et se rhabilla rapidement. Iria l'attendait avec un sourire moqueur.
Tu peux arrêter de sourire bêtement Iria. Il faut que l'on s'active. Où est l'escalier qui descend?
Par là! Je viens de le repérer.
A gauche de la grande salle des prières par une petite ouverture, on distinguait des marches qui descendaient vers leur objectif. Une douce litanie monta alors. Arcis s'arrêta un instant et écouta.
C'est magnifique.
C'est parce que c'est beau que c'est dangereux. Viens.
Les marches de l'escalier étaient pentues. Au fur à et mesure qu'ils descendaient la chaleur des Terres brûlées disparaissait et un froid glacial s'installait.
On a l'impression d'être dans les terres sauvages.
Arcis acquiesça. Une lumière vive plus loin leur signifiait qu'il arrivait enfin à destination. Ils pressèrent le pas jusqu'à franchir le seuil de la porte. Une grande pièce s'offrit à leurs yeux, les murs d'un blanc immaculé étaient si brillants que leurs yeux mirent quelques secondes à s'habituer à la luminosité.
Un cercle de Trieste était au centre de la pièce et en face une porte close gigantesque.
Un cercle! J'aurais du m'en douter!
Un cercle qui va nous mener où?
Arcis, On était d'accord? Le plan est qu'il n'y a pas de plan. On improvise.
Je n'aime pas ça.
Je sais c'est pour ça qu'on fait un duo parfait! Moi j'aime ça!
Un grognement animal retentit.
Sauf parfois...
Iria et Arcis se regardèrent et la porte s'ouvrit de volée. Une protection en bois coulissa et recouvrit le portail de Trieste le rendant inutilisable. De l'obscurité, une créature géante couverte de boursouflures fit irruption dans la pièce, le sol trembla.
Un troll!!
Ils esquivèrent la première attaque mais la deuxième projeta Iria contre le mur.
— Iria! cria Arcis
La jeune femme s'était déjà relevée.
J'ai une idée.
Iria se positionna sur le portail fermé et attendit que le troll tente de la frapper. Elle esquiva le coup. Les poings de la créature s'écrasèrent sur la protection en bois qui vola en éclat.
Saute sur le portail. Je vais le distraire.
Non pas sans toi!
Iria regarda Arcis en le pointant du doigt.
Fais moi confiance mon ami. File d'ici, ton père t'attend. Je te rejoins.
Arcis sauta sur le portail de Trieste. Il eut le temps de croiser le regard rieur d'Iria.
Rien ne t'effraie.
Si une chose...
Un éclair de lumière et Arcis disparut.