Lost - The Cranberries

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/_y8gNZYR3HM

Cela faisait cinq ans que j’étais seul. Ce garçon m’avait quitté, il m’avait laissé partir après un désastre familial sous un soleil d’été. Ainsi, j’ai trébuché, je suis tombé face contre terre, enfonçant mes doigts jusque dans les entrailles du désespoir, enlaçant contre moi les fantômes du vide et de l’absence. Mais cela faisait cinq ans désormais, et depuis lors j’avais réussi à me relever. À force de pleurer et de boiter, j’avais appris à vivre seul, silencieux parmi les vagues. Je suivais ma route, du mieux que je pouvais, traversant les foules sans un regard en arrière. Maintenant que l’amour et le reste m’avaient quitté, tout ceci me semblait n’être que de bien funestes blagues.

 

Je me suis très vite rendu compte que je ne pouvais plus tomber en amour de nouveau. Désormais debout, jamais ma chair n’acceptait de se remettre en équilibre et risquer de se briser dans une chute incertaine. Mon corps était droit, il était fixe, il était solide. Et bien que le printemps s’était installé dans les rues de ma ville, où enfin les parcs commençaient à s’ouvrir et la vie à reprendre, mes pieds restaient de glace face aux flagrances de l’amour. Pour continuer de marcher, il ne fallait pas se laisser distraire.

 

Mes écarts d’années de solitude étaient sans histoire, sans lendemain. C’était le seul contrat que j’étais capable d’accepter. Si mon cœur se risquait à fondre pour une chaleur corporelle, la peur le frigorifiait aussitôt. Mais ainsi, je ne vivais pas trop mal. Mes ombres de nuit ne s’intéressaient de toute manière pas à moi pour le jour. Comme des papillons butinant une fleur, tout était éphémère et incertain à la lumière, d’une discrétion silencieuse. Et comme jamais, j’en étais résigné. Après tout, qui donc pouvait bien s’engager à aimer une fleur aussi abîmée, ternie et blessée que moi ?

 

Mais alors que je traversais un parc, quelqu’un m’a répondu. Moi, je le veux. Il avait une voix douce et un sourire d’ange. Des mains fines aux mouvements maladroits de ceux qui sont sincères. Dès lors, la peur glacée qui m’enserrait le cœur ne fut plus assez forte. Et sans vraiment m’y attendre, ni le contrôler, je suis tombé à nouveau, pour la première fois depuis si longtemps.

 

La chute ne fut pas aussi plaisante que l’on pourrait l’envisager. Certaines angoisses ne comptaient que sur cet instant de faiblesse pour se manifester. Je pensais qu’il allait partir, fuir bien loin de moi et de mon monstre de terreur qui me faisait mal à la poitrine. Mais il n’en fut rien. Il resta dans les nuits sombres, à répéter constamment ces mêmes mots en réponse à mes incertitudes. Moi, je le veux. Et en me raccrochant à son espoir et son assurance, j’acceptai non sans doute de lui faire face et de réchauffer mon être gelé contre lui.

 

Cela ne faisait pas si longtemps que nous nous connaissions, que je dus m’en aller pour Tours, vers les orages et les rivières, pour retrouver ma sœur qui s’était établie loin de moi. Il était resté en arrière pour son travail : je fis donc, perdu dans mon brouillard, sept heures de voiture en somnolence, allongé sur la banquette arrière, à regarder le ciel recouvert de nuages à l’envers. Mon père conduisait, ma mère dormait, et mon téléphone était coincé sur le dernier album posthume d’un de mes groupes favoris. In the End, de The Cranberries.

 

C’était un album que je n’avais jamais pris le temps de l’écouter. La mort de Dolores O’Riordan avait été soudaine et choquante, et même si je ne suivais pas de près leur activité, cet album aux teintes sombres me faisait peur tout autant qu’il m’attirait. Y trouvant enfin le courage dans mes longues heures d’ennui, je lançais sa lecture sur mon casque. Mais dès le deuxième titre, au premier son de guitare, je laissais tomber l’idée de l’écouter en entier pour mettre ce morceau en boucle pour les heures qu’il me restait. Lost, de The Cranberries, venait de transpercer mon esprit.

 

Les notes esseulées des guitares électriques répondaient à lourdes tenues de basse et violoncelle, qui enveloppaient mon corps entier dans un univers étrange, sensitif. Ce n’était pas du rock, fort et lancinant. C’était un monde de pluie, plongeant dans les profondeurs d’un cœur perdu et brisé, comme une forêt vierge impossible à déblayer. La douce voix de Dolores O’Riordan donnait l’impression de peiner pour passer au-dessus de tous ces non-dits musicaux. Derrière des mots simples, répétitifs, se cachait un vrai sens que si je ne pouvais l’exprimer plus clairement, je comprenais parfaitement.

 

« I feel I’m dwelling in the past I know the time is moving fast. And you know… »

Avec ces sentiments de pur bonheur et d’amour que je pouvais enfin ressentir, se mélangeait ce que cet amour avait pu être et n’était plus. Cette pulsion qui m’avait tenu captif lors de longs moments d’horreur, qui m’avait donné foi en vain, qui ne m’avait laissé que des espoirs blessants. Et bien que j’aimais, je ne pouvais plus croire. Je ne pouvais plus m’envoler avec la légèreté de celui qui ne sait pas que tout ceci a une fin. Pourtant, cette fois-ci n’était pas auparavant. Il était sensiblement différemment, et je n’étais plus le même. Si le sentiment était identique, rien en lui ou autour de nous ne pouvait se comparer aux tumultes du passé.

 

« I’m lost with you … and I’m lost without you… »

J’étais trop épuisé pour pleurer. Mais j’avais le besoin d’entendre ces mots, encore et encore. Ils reflétaient une réalité bien trop dure pour moi. Même si j’avais peur, même si j’étais déboussolé, je ne pouvais plus faire machine arrière. Mais si moi j’étais caché, recroquevillé sur la banquette d’une voiture, les mains sur mon casque pour mieux écouter, Dolores, elle, avait le courage de chanter et crier ces paroles depuis l’autre monde. Je m’imaginais alors le faire avec elle. Me débarrasser de ces sentiments qui s’entremêlaient entre euphorie et désespoir, aplanir ces montagnes russes qui me donnaient l’impression de trébucher trop bas à chaque pas. Mais j’étais sur l’autoroute, quelque part entre Alès et Tours, incapable de produire un son. Ce fut donc qu’en visualisant cette voix forte qui aurait pu être la mienne, que je m’endormis sans le réaliser.

 

Pour la première fois, une histoire que j’écris ici n’a pas de fin. Je n’ai pour l’instant que son début, son amorce. Malgré tout, cela reste une histoire, et c’est bien plus que tout ce que je pus avoir ces longues années précédentes. Ainsi, malgré les doutes et les perditions, je prie pour que ce commencement d’histoire ne connaisse jamais de point final.

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