J’avais 6 ans, et je crois que notre maîtresse de CP avait essayé de nous traumatiser. Nous étions à la fin de l’année, nous réussissions à lire de courts textes, elle nous donnait alors de faux livres en papier racontant de toutes petites aventures avec beaucoup d’images, en noir et blanc car c’était elle qui les avait imprimé et plié. Le dernier thème de l’année était le chat, si bien qu’elle décida de nous faire lire une histoire de chat, ainsi que de nous apprendre et de nous faire écouter beaucoup de choses en rapport avec l’animal. Mes souvenirs de petit enfant de CP étant ce qu’ils sont, bien des éléments se sont mélangés dans ma tête, au point de ne plus savoir ce qui s’est vraiment passé ou non cette année-là. Mais je suis presque sûr que ce que je pense est la vérité.
Cela tombait bien, mes parents appréciaient beaucoup le travail de Steve Waring. Nous avions plusieurs CD de lui, que nous écoutions très souvent dans la voiture pour occuper les voyages. Ses paroles étaient drôles, la musique réfléchie, sa voix exceptionnelle. Mais il est aussi à l’origine de deux de mes angoisses d’enfance. La première était causée par « Les Grenouilles », mettant en scène la traduction des croassements des batraciens en utilisant sa voix de manière très originale, pour les imiter au mieux. Savoir que des crapauds pouvaient parler le langage humain m’avait terrorisé à tel point que je n’osais plus approcher celles qui vivaient dans mon jardin, de peur qu’elles me hurlent dessus. Puis, il y avait cette chanson, que pourtant chantait très souvent mon père, et sur laquelle on avait travaillé en classe, en comparaison avec l’histoire lue du chat que nous avait passé la maîtresse avec son livre en papier. « Matou Revient ».
Je suis persuadé d’en avoir vu des illustrations. Les paroles sont simples, absurdes, cruelles dans une ambiance country digne de la Pennsylvanie. Une guitare un peu swing, un chœur de femme soufflant dans les oreilles, réagissant aux faits racontés. Soit j’avais vu des images de cette musique, soit son pouvoir était si puissant que je les ai imaginées comme si elles avaient été représentées. Et j’y voyais beaucoup de choses horribles.
« Le voisin de Tompson commence à s’énerver… Il prend sa carabine et la bourre de T.N.T. Le fusil éclate ! La ville est affolée ! Car une pluie de petits morceaux d’homme commence à tomber… » Mais… Le refrain en swing, constitué de deux phrases, entrait tellement dans le crâne que j’étais obligé de chanter. Et mon frère, ma sœur, mon père avec moi, le faisaient également, comme si cette chanson était un parasite infectieux.
« Le matou revient, le jour suivant ! Matou revient, il est toujours vivant… ! » Le fait que l’animal se sorte toujours indemne des pires atrocités était en même temps rassurant et encore plus effrayant que tout ce qui était raconté. Quand mon cerveau d’enfant chantait ces deux phrases, tout le reste me criait : mais pourquoi ? Seulement, même dans le sourire malicieux de Steve Waring, il était impossible de trouver la réponse, une réponse que seuls les chats possèdent.
Des chats, chez moi, il y en avait plus d’un. Des fois, je les regardais et mon père sifflait le « Matou revient ». Et malgré toute l’absurdité étrange et dérangeante de cette histoire terrifiante, j’y découvrais en plus quelque chose qui me rassurait. Après tout, mes chats aussi étaient des matous. Eux aussi, reviendraient toujours.
Je pense qu’aucune autre chanson n’a pu développer en moi des sentiments autant contradictoires. Entre l’horreur, le dégoût, la peur, l’amusement, le soulagement, le mystère… J’écoutais cette chanson à reculons, mais quand mon père la chantonnait, je lui demandais de la mettre en entier. Je la fuyais quand je pouvais, mais quand je l’écoutais, je la faisais tourner plusieurs fois avant de m’en lasser. J’en discutais avec mon frère et ma sœur et quand ils essayaient de théoriser sur la façon qu’avait le chat pour toujours s’en sortir, ou du moyen sûr pour s’en débarrasser. Ils m’expliquaient qu’il fallait envoyer le chat sur la lune, dans une fusée qui pouvait exploser dans un cratère. Je les priais d’arrêter, terrifié. Cette musique avait une influence si forte qu’elle m’avait rendu aussi absurde qu’elle.
Le livre en papier que nous lisions en parallèle n’était pas mieux. Il parlait d’un chat dont la colonne vertébrale l’avait transformé en chameau dont personne ne voulait, obligé de fuir les coups de pied des humains qui le trouvaient laid. Comme j’écoutais les deux en même temps, les deux histoires fusionnaient, rendant la chanson encore plus terrible et difforme. Le chat gris qui tentait d’être tué par la ville entière devenait un chat-meau, la violence envers lui plus horrible encore.
Voilà une chanson pour enfant comme il est difficile de refaire. Une musique qui convient à tous et à personne, qui plaît et qui dérange à la fois. Je ne saurai jamais si je suis heureux ou non de l’avoir découvert aussi jeune. Aujourd’hui, je l’écoute pour sa guitare précise et chirurgicale, cette voix qui se transforme au désir de l’histoire, et surtout pour ce refrain entêtant qui jamais ne s’en va, comme à l’image du chat qu’il décrit. Et pour toujours, je pense, je chanterai ce refrain en pensant à toutes les interrogations d’enfant qu’elle a pu me susciter.
Matou revient le jour suivant… Matou revient, il est toujours vivant…
Pourquoi il veut tuer son chat ? Pourquoi le chat revient tout le temps? Pourquoi le monsieur est méchant ? Est-ce que c'est du hachis parmentier de chat que l'on nous fait manger ? L'enfant est mort ?
Aujourd'hui je pointe du doigt les adultes d'hier et ma question est : mais pourquoi nous a-t-on fait écouter cette horreur si petits ?
Le passage du Hachis ou Steve Waring imite les cris du chat, il est terrible oui. Vocalement, en tant que musicien intervenant, c'est très intéressant, on pourrait faire plein de choses pédagogiques dessus. Mais en maternelle CP... compliqué x) Je pense aussi que c'est le côté ambivalent du chanteur ; il avait des choses qui étaient très bien adaptées pour les petits en mater/cp, et d'autres... beaucoup moins ! Mais comme on a tendance à cataloguer un chanteur a une période scolaire données, ça a du donner ce genre de choses...