"Mes papiers de fantôme" par Augustus Beltram

Par Elias
Notes de l’auteur : Un homme ne sait pas comment mourir. Problème: son meilleur ami doit le tuer ce soir.
(Nouvelle initialement écrite sous le pseudo. Augustus Beltram).

J’ai oublié de mourir. Ou plutôt, j’ai oublié comment les autres font. Et comme je n’ai encore jamais rencontré de morts auparavant, je ne peux pas leur demander de quelle manière ils s’y sont pris, ni s’il y a des papiers à remplir avant d’exhaler.

“Ce n’est pas si grave que ça!” me direz-vous, “Il te suffit de vivre sans y penser! Profiter de ce que tu sais déjà!” Sauf qu’il y a un problème: je dois mourir ce soir, chez moi, aux environs de vingt-deux heures. Comble du drame: c’est mon ami d’enfance, le seul en qui je puisse vraiment avoir confiance, celui avec qui je me suis toujours confondu, qui va me tuer. Celui-là même, encore, à qui j’ai donné rendez-vous la semaine dernière pour prendre un verre dans le bar où, ce matin, le voilà qui déblatère ses soucis conjugaux qu’il rencontre avec sa copine qu’il ‘aime’ depuis cinq ans — et qu’il n’a jamais rencontré. Car Paul Hasch a toujours été seul. Comme moi. Comme vous.

– Elle ne me voit pas… Je n’existe pas, pour elle… Te rends-tu compte de ce que c’est que d’aimer sans pouvoir aimer? D’avoir, au quotidien, une beauté qui marche, qui touche, qui jouit, qui mange, qui danse, qui aime, de l’avoir avec soi, dans son coeur, tous les jours, toutes les nuits, toute de son enfance embellie… mais de ne pas être capable de la regarder?! Est-ce que les Hommes sont trop imbus d’eux-mêmes pour ne pas profiter de ce qu’ils ont sous les yeux?

Je ne l’écoute pas. Je pense à mon meurtre. Et lui dedans. Comment il va s’y prendre..., quelle arme il va utiliser..., combien de temps ça va durer..., est-ce que ça va être douloureux… Ces choses-là auxquelles on réfléchit quand on a vingt ans… Est-ce qu’il s’est décidé…, est-ce qu’il hésite… Pas de doute, il hésite: je suis son ami. Il ne peut pas être aussi certain, aussi arrêté dans sa pensée, alors qu’il s’apprête à tuer un ami!... Est-ce qu’il sera content? Quand il me tuera ce soir, est-ce qu’il se sentira mieux? Oh, bien sûr, je ne peux pas espérer une chose pareille… que ma mort rende quelqu’un heureux… Mais c’est mon ami! Et je veux son bonheur!

Néanmoins, je ne peux pas m’empêcher de ressentir un profond malaise… à le voir rire et raconter sa vie, là, devant moi, alors qu’il va me tuer, là-bas, avec son couteau ou ses mains… J’espère qu’il ne va pas utiliser ses mains: je les ai tant de fois serrées pour lui dire bonjour ou lui souhaiter bonne nuit. Cette idée me terrifie… Au nouvel an, on a l’habitude de se serrer la main… de rire… et aujourd’hui, ce rire et cette main seront détournés… utilisés contre moi… moi… qui ai toujours été le premier à lui serrer la main et à lui sourire…

Maintenant j’ai l’impression qu’il se moque de moi, de ma mort, en buvant un verre à mes côtés. Comme le toréador qui joue avec le taureau avant de l’abattre. Mais un toréador qui, peut-être, est aussi perdu que le taureau… Chacun de ses mouvements, même les plus infimes et que je n’avais pas l’habitude de remarquer jusque-là, me donnent une franche sensation de dégoût… comme une boue qui dégouline sur mon crâne… (Est-ce que c’est le cœur ou le cerveau, qu’il va viser?).

J’ai honte. De stature allemande, une droite lui suffirait à me mettre K.O. Et j’ai honte de lui imposer ma mort, lui qui peut éteindre mes jours d’un seul coup de poing. Il va être obligé d’acheter un couteau… ou une corde… ou un poison… Ou un révolver. Avant qu’il ne me tue, je veux dire, avant qu’il entre chez moi et qu’il ne me tue, je lui rembourserais le révolver. (Ca ne peut être qu’un révolver! Paul a toujours eu du talent pour tirer, ça se voyait quand on allait ensemble aux cours de tir à l’arc où on s’était inscrit en classe de troisième.) Je lui rembourserais tout; je ne veux pas lui laisser des dépenses inutiles. Et le transport, de chez lui à chez moi? Qui va lui payer? Et pour son enfant qu’il doit faire garder, qui va payer la babysitter? Et après, quand il sera en prison, qui est-ce qui lui achètera sa libération? Je ne veux pas le savoir dans l’embarras. — — —

Tout bien réfléchi, il n’ira pas en prison: je refuse. Je ne peux pas imaginer Paul Hasch, qui a toujours eu le cœur sur la main et la main sur les Hommes, derrière les barreaux… Paul Hasch… Il est trop humaniste pour finir au trou, entouré de criminels et de menteurs… Parce que Paul n’est pas un criminel! Il a été désigné pour me tuer. Et même s’il avait décidé de me tuer, décidé de lui-même je veux dire, il n’aurait pas plus été un criminel que n’importe qui… Parce que c’est mon ami et j’ai confiance en lui…

Il n’ira pas en prison. Je refuse. Il est trop lui, c’est-à-dire trop entièrement humain, pour ça.

Ce qui me dérange le plus, en vérité, c’est d’avoir oublié comment on meurt. En fin de compte, c’est moins le meurtrier que le meurtre, ou tout au moins la mort, qui me met mal à l’aise. Devoir faire quelque chose, quelque chose de définitif et d’important, sans avoir appris à le faire. Et lui… lui qui n’a jamais tué personne… est-ce qu’il va réussir du premier coup ou est-ce qu’il va devoir me tirer tout le barrier avant de me toucher? S’il a été désigné, comme je l’ai dit plutôt, c’est que qui–de–droit connaît les compétences de tir de Paul. Et qu’il a confiance en lui… comme moi… Peut-être est-ce qu’ils se sont déjà rencontrés? Peut-être même que je l’ai déjà rencontré, celui qui veut ma mort, mais que je n’ai pas fait attention à lui? Et maintenant il revient, engage mon ami, de qui, peut-être, il est devenu jaloux, pour me tuer, moi, qu’il n’a pas réussi à avoir… C’est ça! Ca ne peut être que ça!… Mais pourquoi ne pas venir m’en parler directement, face à face, au lieu de passer par une lettre?

Parce que mon meurtre, je l’avais appris la veille dans une lettre, écrite avec soin et distinction, très polie et très douce, qui disait, en post–scriptum: “Demain, vingt-deux heures, Paul Hash te tueras à ton domicile.” Pas de signature. Pas de timbre. Juste un message presque aimant… parce qu’il s’adressait à moi et qu’il le faisait avec une paternité qui me touchait plus que tout.

Sur le coup, j’avais jeté l’enveloppe, croyant à un canular. J’étais allé à mon travail, comme d’habitude. Le soir, en rentrant, j’étais retombé sur l’enveloppe. Quelqu’un l’avait remise sur mon bureau, là où je l’avais lu avant de la jeter. Comme j’habite dans un immeuble où la coutume veut que chacun laisse le double de ses clés à tout le monde (souci de convivialité, j’imagine), je ne me suis pas étonné sur le moment, ni de voir reparaître l’enveloppe, ni de remarquer le vide que formait mes vêtements; que le petit con du troisième avait sans doute volé…

Et la nuit a passé, angoissante et tranchante comme la lame d’un couteau ; blanche et lente comme une robe de mariage froissée… Mais rassurante et calme, comme le regard d’un ami…

Je n’avais pas rechigné, ni ne m’étais plaint à qui que ce soit… Si quelqu’un a décidé de me faire assassiner, qu’il en soit ainsi. Mais faire le choix de la trahison… faire porter le chapeau à Paul… et me mettre dans l’embarras en me faisant mourir… alors que je ne sais pas comment on fait… C’était à la limite de la désinvolture! Voire… de l’impolitesse! Mais c’était orchestré d’une manière si affectueuse, si sensible et avec tant de délicatesse… Une lettre… On ne peut pas rêver mieux, même pour notre propre mort…

– Hé! T’es toujours là?

– Je crois… Et toi?

Il ne me répond pas.

Derrière nous, des soulards se renversent sur leurs chaises. Leurs yeux empestent l’alcool et leur folie redouble d’intensité à chaque rire gras gueulé. Dehors, des Cord L–29, des Bentley 8, des Vauxhall 14–6 et des Cadillac V–16 crissent leurs pneus contre l'asphalte. On entend les couples mariés et les autochtones nocturnes sortir des caisses et s’aller perdre où le travail les appellent…

Tandis que je rêvasse, mon ami demande un second verre au barman et me sort une carte postale. Dessus, il y a une plage et des gens qui sourient à la caméra. On se demande s’ils sont réels, tant ils sourient fort et semblent comme déterrés… Exprès pour la photo.

– T’as pris des vacances, ces derniers temps? T’es complètement crevé…

Ça me faisait mal de l’admettre, mais il avait raison: je n’avais pas dormi de la nuit. D’un autre côté, qui peut bien dormir sur ses deux oreilles alors qu’il vient d’apprendre qu’il va mourir? Même de la main d’un ami, même de la part d’un inconnu, aussi délicat puisse-t-il se montrer? Personne. Personne ne peut s’avancer, là, dans la foule et me dire: “Moi, je pourrais!”. Parce que rares sont les individus qui connaissent pareille situation… et reçoivent pareille attention… Quelqu’un veut me faire tuer… Ça me remplit le cœur… Parce que quelqu’un pense à moi! Quelqu’un a pris de son temps pour m’écrire et m’annoncer qu’il allait engager Paul, Paul mon ami, pour me faire assassiner! Paul! Moi! Quelque part… oui… quelque part… ça ressemble un peu à de l’amour… ou alors à une amitié discrète. Et pourtant si franche!

– Si on allait chez toi? me demande Paul, sans préambule. J’en ai marre de ce bar et j’en ai marre de papoter sur rien et avec personne… Tout seul… Comme dans le noir…

Il me fait l’effet d’un petit enfant. Tout d’un coup, mon amitié pour lui se transforme en lien filial. Presque paternel. Sur le moment, je me dis que je dois le protéger, le consoler. Je ne sais pas vraiment pourquoi je pense ça ni pourquoi je le ressens aussi fort, là, dans mon coeur… que lui-même va faire arrêter ce soir… Mais le fait est là: j'ai comme une envie de lui écrire une lettre...

– Oui, tu as raison, je lui réponds, rentrons. De toute façon, je commence à avoir froid… Très froid…

Et nous sortons, bras–dessus bras–dessous… ivres.

Plus tard, sur le chemin, je lui sèche ses larmes. Devant ma porte, je panique… mais ça ne dure qu’une seconde. Il est là. C’est lui qui va me tuer et pas un autre. C’est lui qui va me tuer et c’est lui que je verrais en dernier, avant de m’éteindre. Même si je ne sais pas comment on fait… Mais peut-être que je m’inquiète pour rien. S’il sait tirer… alors je saurais mourir. Et puis, si je ne sais pas, si au moment d’exhaler, je n'arrive toujours pas à trouver la formule… je lui demanderai. Il me montrera...

Il est déjà mort plus d’une fois, vous savez! Il sait comment faire!

Il me montrera, j’en suis persuadé. Tout se passera bien. Et nous serons contents…

 

Tout ce que je peux espérer maintenant, c'est d'avoir assez d'argent pour m'acheter un timbre demain.

 

[16.02.25 — Dix-neuf vingt]

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