Nouvelle

 

 

 

Depuis la tombée de la nuit, une lueur persistait à se jouer de l'obscurité. Elle éclairait inlassablement l'atelier du jeune artisan Hyacinthe que beaucoup considéraient comme un étrange personnage. Penché au-dessus de sa nouvelle création, il assemblait avec minutie les derniers éléments du mécanisme formant le cœur de sa belle danseuse. Ses doigts filiformes entrelaçaient les tiges d'un acacia, symbole d’élégance, à celles d'un laurier rose, pour l’immortalité. D'une main, il ouvrit une cage suspendue à son établi et saisit un rouage doré arborant de majestueuses ailes de papillon. Mécontente, la pièce essaya de s'envoler, mais l'artiste accentua la pression sur les dents métalliques. En prenant garde à ne pas froisser ses voilures, il l'obligea à se mêler aux plantes qui s'y enroulèrent comme par enchantement. Il souffla au creux de sa paume et une multitude de petits papillons firent frémir leurs membranes scintillantes. Encore quelques ajustements et il pourrait insuffler l'énergie nécessaire pour que l'organe s'anime lorsque le mécanisme de la danseuse s'activerait.

Un tintement de verres en cristal retentit à sa droite, mais il conserva toute sa concentration quand vint l’instant délicat de placer l’enchevêtrement d'or et de végétaux. Il l’installa au centre de l'abdomen d'une humaine à la vie fanée puis s’attaqua aux diverses soudures. Un léger nuage de vapeur lui obstrua la vision. Contraint à relever le nez, il réprimanda le perturbateur, un petit hibou aux plumes d'acier :

— Oscar, grésilla sa voix. Ce n'est pas le moment de m'importuner. Le temps s'en va aussi vite qu'une étoile filante. Je dois remonter cette demoiselle avant la prochaine nuit si je veux l'emmener au bal organisé par notre princesse.

Des jets de fumées opaques s'élevèrent de l'animal agacé par son inactivité. Un terrible sentiment de jalousie le tiraillait depuis que son maître s'affairait sur la danseuse.

— J'en ai bientôt terminé, Oscar. Ensuite, nous partirons admirer la dernière lune avant la fin du monde et contempler le lever de l'ère nouvelle. Je te le promets. En attendant, virevolte jusqu'à la musique, elle contient une surprise juste pour toi, mon ami.

Le hibou sautilla dans la direction désignée, faisant cliqueter ses engrenages, puis déverrouilla la boîte renfermant son précieux cadeau. Une douce mélodie s'en échappa immédiatement et une petite danseuse étoile tournoya sur elle-même dans un ballet hypnotique. Au fond, l'oiseau découvrit une paire de lunettes rondes miniature qu'il s'empressa de porter à la place des carreaux grossiers lui servant de loupe.

— J'espère que tu me feras l'honneur de m'accompagner au palais pour sa renaissance.

Heureux, Oscar entama un sifflement improbable de rossignol qui ravit Hyacinthe. Ce fut dans cette chaleureuse ambiance musicale qu'il acheva l'assemblage du cœur. La liaison aux divers organes humains et mécaniques exigea plusieurs heures. Au dernier moment, il choisit d’implanter un morceau en provenance de la boîte à musique ; la figurine perdit ainsi une part de son âme.

Au petit matin, les deux compagnons s'attelèrent à la tenue de la jeune femme, un détail auquel Hyacinthe avait accordé une grande attention. La délicate robe en dentelle laissait transparaître les ailes des rouages papillon couvrant une partie de sa poitrine. Il agrémenta les longues mèches rouges de ses cheveux de rubans blancs puis lui offrit un pendentif en forme de fleur.

Il apprécia quelques instants le résultat de ses nuits de travail avant d'attraper une clef semblable à une manivelle. Il s’apprêtait à l’insérer dans le dos de la danseuse quand le petit hibou la lui déroba. Le volatile déposa l’objet sur le bureau puis agrippa la chemise de son maître surpris par son attitude.

— Eh bien, Oscar, pourquoi tu t’agites ainsi ? Oh, mais bien sûr, je ne suis pas présentable !

L'artiste revêtit son plus beau costume, rangea une vieille montre à gousset dans sa poche et mit difficilement ses boutons de manchette. Il était conscient que ce vêtement datait d'une époque révolue, mais il aimait la qualité la noblesse du tissu. Son fidèle ami trouva une place de choix sur son épaulette confortable. Cet accoutrement atypique dénoterait à la cour, l’artisan extravagant s’en réjouissait d’avance.

N'y tenant plus, Hyacinthe bascula le buste de sa charmante créature. Il introduisit la clef et remonta le mouvement complexe lui redonnant vie. Après des secondes interminables, les paupières de l'étoile s’ouvrirent pour révéler une incroyable teinte orangée. Son grand regard de poupée se posa sur une ombre se dessinant lentement devant elle. Elle en traça les contours jusqu'à discerner le sourire radieux d'un homme dans la fleur de l’âge. Ses iris gris s'alliaient au masque élégant de fer remplaçant une partie de son visage. Une main affublée d'un revêtement argenté s'approcha de la sienne et la serra avec une douceur infinie.

— Bonsoir, Lovely. Ton cœur bat assez fort ou tu souhaites que j'ajuste ses réglages ?

Elle secoua la tête après avoir écouté le tambourinement de sa poitrine.

— Êtes-vous un ange ? demanda-t-elle d'une voix si fluette qu'elle crut rêver ses mots.

— Peut-être, j'imagine que le paradis ressemble à cette merveilleuse nuit d'été éternelle.

Elle s’aperçut alors qu’elle ne reposait plus sur le sol de la forêt millénaire dans laquelle les ténèbres l'avaient avalé.

— Alors, je ne suis pas morte ?

— Plus maintenant. Une machinerie ensorcelée et l'essence d'une étoile t’offrent le privilège de revenir parmi les vivants. Tu es... ma plus belle réparation.

Elle rougit, mais ses joues conservèrent leur couleur ivoire. Il l'aida à se mettre sur pied, sa grande taille lui permettant de rester ancré dans ses yeux ambrés.

— Ce soir, la princesse donne une réception en l'honneur de son couronnement et je souhaiterais te présenter lors de l'ouverture du bal.

— Je ne sais pas danser, avoua-t-elle timidement.

— Toi, non. Mais, elle, oui, dit-il en lui tendant la boîte à bijoux puis en actionnant la petite ballerine sur son piédestal.

Lovely observa longuement la figurine tourner sur elle-même en silence. Une musique la tira de ses pensées. Elle venait du plus profond de son être, comme si son âme jouait cette douce ritournelle. Elle ferma les yeux pour mieux l'entendre résonner. Ses bras s'élevèrent et son bassin ondula au rythme des notes qui se libéraient de sa poitrine. Transportée, elle avait entraîné son créateur devenu partenaire dans une valse lente. Ils s'immobilisèrent quand le calme reprit ses droits dans l'atelier. Le ressort s'était totalement détendu, ce qui arrêta la rotation du cylindre garni de picots mélodiques.

— Un couronnement ! s'émerveilla-t-elle en s'imaginant le palais en effervescence. Jamais je n'aurais pensé vivre un tel moment.

— Oh ! Nous devrions nous dépêcher de rejoindre la cérémonie, nous sommes déjà en retard. Oscar, aide-moi à déverrouiller les portes.

L'intéressé atterrit sur un gigantesque interrupteur. Il écarta ses ailes et une fine poussière ocre se répandit sur le bouton comme une pluie de perles gelées. La magie opéra et les charnières grincèrent, ouvrant la voie aux derniers invités tant attendus.

Hyacinthe était persuadé que les aiguilles de sa montre s'amusaient à le tourmenter ; les heures défilaient plus vite encore que les minutes. La démarche sautillante de sa belle danseuse ne permettait pas de hâter l'allure, mais sa joie enfantine valait bien tous les sourires de la princesse. Ils atteignirent l’entrée de la Tour des Miracles, surveillée par des gardes de fer aux yeux sans fond, et pénétrèrent dans le hall menant à la salle du trône. Toute la ville avait été conviée, ainsi que son plus farfelu artisan dont l'arrivée fut remarquée. Des mots durs à son encontre filèrent. Certains témoignaient de la curiosité suscitée par la fille aux papillons et aux parfums de fleurs. D'autres éprouvaient le soulagement d'être enfin au complet pour ce grand moment. La majestueuse tête fut couronnée, mais Hyacinthe ne parvenait pas à détacher son regard de celle dont il tenait la main.

Avant même que ne sonne l'ouverture des festivités, il l'entraîna au centre de la pièce pour la faire tourner sur elle-même, encore et encore. Des gardes s'approchèrent, mais ils furent renvoyés d'un signe par la nouvelle régente. Hyacinthe lâcha sa protégée qui poursuivit son ballet gracile sans contenir son euphorie. Son cœur s'emballa et des sons mélodieux s'élevèrent dans l'air. Sur la pointe des pieds, elle laissa libre cours à son imagination. Elle construisit un monde onirique reflétant ses rêves et ceux de la danseuse étoile. Ensemble, elles battirent un empire à partir d'un simple sourire, s'envolèrent vers des cieux plus bleus que les lagons et effleurèrent les nuages.

Elle éblouissait son créateur ainsi que l'assemblée générale qui paraissait retenir son souffle afin d'apprécier au mieux la musique et la chorégraphie improvisées. Elle était si belle en cet instant. Tel un colibri s'abreuvant au cœur d'un hibiscus, elle pirouettait autour de Hyacinthe qui l'accompagna finalement dans sa transe. Il n'entendit pas les rouages interrompre leur manège, ni même le cylindre cesser son pivotement. Sa poupée devait être remontée pour continuer à les émerveiller, mais le petit hibou conservait la clef à bonne distance de son maître.

Quand ses jambes cessèrent de la porter, il la rattrapa de justesse, comme s'il terminait un pas, et la serra contre lui. Alors, il perçut enfin le désordre des battements fragiles de son âme. Elle ne put s'empêcher de rire et il en tomba follement amoureux.

— Je ne sais pas danser, murmura-t-elle à son oreille.

Son corps s'évapora dans un nuage de papillons pour ne laisser qu’un automatique inerte dans les bras de Hyacinthe. Sa danseuse venait de rejoindre les étoiles.

 

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GaranceDeJorna
Posté le 22/07/2020
Je venais à la base juste pour jeter un coup d'œil, et sans aucun mensonge, les premiers paragraphes m'ont captivée, alors j'ai poursuivi ma lecture jusqu'à la fin. Et je dois reconnaître que dans l'écriture, j'ai reconnu la même minutie que Hyacinthe avec sa ballerine. C'était réfléchi, bien écrit sans faire trop compliqué, et c'est ce qui fait la force du texte. Les mots sont très... cotonneux et légers ? Je ne saurais pas dire, mais la façon dont ils étaient tournés donnait un sentiment de fluidité et de légère très appréciable.

Je trouve toujours quelque chose à redire d'ordinaire, mais là le récit est court est bien mené jusqu'à la fin. J'ai beaucoup apprécié. Bravo pour ton travail, Dream ! <3
UnePasseMiroir
Posté le 16/11/2019
Waw ! C'est vraiment magnifique ! Franchement je suis soufflée. Le rythme de ton texte est juste magique, et les métaphores qui le parsèment, mon dieu, je suis tombée amoureuse de chacune d'elles ! Tu vas trouver ça très étrange, mais j'ai eu l'impression de voler avec tes mots. C'est ce genre de textes que je recherche et que j'adore. Vraiment, félicitations !
La fin est en même temps belle et atrocement triste... mais je n'arrive même pas à en vouloir au hibou d'avoir emporté la clé par jalousie.
Encore une fois, vraiment bravo, et surtout merci de nous partager cette pépite ! ❤
Justdream
Posté le 18/11/2019
Oh, merci pour ta lecture ! J'avais vraiment travaillé ce texte pour un AT, je voulais créer une atmosphère particulière, il semble que ce soit plutôt bien retranscrit. J'avais aimé cette univers, j'y retournerais peut-être un jour.
Fannie
Posté le 17/01/2018
Coucou Justdream,
Un travail d’orfèvre : ces termes peuvent définir ton texte aussi bien que l’œuvre de Hyacinthe. Tu nous livres un récit tout en délicatesse, sensibilité et poésie. On en oublierait presque la tristesse du dénouement : cet amour pour une créature insaisissable, ce rêve abrégé par la jalousie du hibou.
Coquilles et remarques :
à celles d'un laurier rose [laurier-rose]
Cet accoutrement atypique dénoterait à la cour [détonnerait]
Ses iris gris s'alliaient au masque élégant de fer [Je dirais plutôt « à l’élégant masque de fer » ou « au masque de fer élégant » ; c’est l’enchaînement « élégant de fer » qui me fait tiquer.]
dans laquelle les ténèbres l'avaient avalé [avalée]
qui poursuivit son ballet gracile sans contenir son euphorie [métonymie audacieuse ? Ou gracieux ?]
Ensemble, elles battirent un empire à partir d'un simple sourire [bâtirent]
pour ne laisser qu’un automatique inerte [un automate ; « un automatique » se dit pour un pistolet ou un revolver]
Elyon
Posté le 11/01/2017
C'est un bien jolie nouvelle, qui fait très conte steampunk :) L'ambiance est vraiment féerique et ton style est très agréable à lire ! Et j'aime beaucoup la petite chouette qui m'a fait un peu penser à celle du vieux film le Choc des Titans.
Justdream
Posté le 11/01/2017
Coucou ! Merci pour ton commentaire :)<br />Ce n'était pas facile à écrire comme nouvelle, surtout à tenir dans la longueur, mais je suis contente qu'elle puisse plaire.<br />Je ne sais pas si j'ai vu le Choc des Titans... il faudrait que je le regarde à l'occasion.<br />Mercie encore pour ton passage. 
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