Paris-Singapour

Par Lislee

La durée d’un vol Paris-Singapour implique 13 longues heures de patience. Ça ne posera aucun problème à Guillaume. Debout, assis, dans le silence ou dans le bruit, son cerveau trouve le chemin du sommeil plus rapidement que le temps nécessaire à l’araignée pour tisser sa toile. Mais l’irruption soudaine d’un passager hors du commun a perturbé sa sieste et aussitôt, la toile s’est défaite.

— Vous vous connaissez ?

S’il savait… Comment pourrait-il s’en douter après tout ? Florian remonte à si loin déjà… La place au hublot, c’est là que Laurie aurait dû être. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas remarqué son arrivée. Maintenant, c’est grillé. La jeune fille est prise en sandwich entre son copain actuel et cet autre, celui qui ne l’a pas été et ne le sera jamais. S’il savait, ce garçon fuyant et énigmatique, ce qu’elle ressentait pour lui quelques années plus tôt, lorsqu’ils n’étaient que d’ordinaires collègues de travail. D’ailleurs, c’est lui qui l’avait formée à son arrivée chez Chronodrive.

— Hello ! Moi, c’est Florian. Tu verras, ce n’est pas bien compliqué. T’as juste à prendre les sacs et à les claquer dans les coffres des voitures. Sois rapide, polie et surtout, ne te plante pas dans les commandes. Ça pourrait te coûter cher.

Elle s’est débrouillée avec ces informations confuses. Ne pas se tromper, être polie. Et puis quoi encore ? Rapide, il t’a dit. Je ne sais même plus son prénom, c’est nul. Son prénom lui est vite revenu, tout autant que son visage, son allure et ses remarques stupides et incessantes. Dans l’équipe, tout le monde le connaissait. Il n’était pourtant pas le plus futé ni le plus beau. Il ne cachait à personne ses excès, mélange d’alcool, de tabac et de cannabis. On le croisait plus souvent en soirée que pendant ses heures de travail. « C’est parce que je vis la nuit », disait-il. Il se vantait d’être graffeur, « le plus mauvais de la ville, mais graffeur quand même ». Un jour, il sera street artiste, de la lignée des plus grands, JR, Jeff Aérosol et le mystérieux Banksy. Et il a fallu qu’elle s’entiche d’un tel spécimen, alors que lui-même se disait infréquentable…

Elle était tombée amoureuse de lui, de son humour ridicule, de ses maladresses légendaires, quand bien même elle avait conscience qu’il ne lui correspondait pas. Toujours en retard, mal habillé. Devant les clients, ça ne fait pas sérieux, mais après tout, il remplissait les caisses et bizarrement, ses collègues l’appréciaient, y compris ses supérieurs. Pendant longtemps, Laurie l’avait détesté. Pourquoi fallait-il sans cesse qu’on la compare à lui ? Pas foutu d’être professionnel une fois dans le mois ! Alors qu’elle s’acharnait à faire bonne figure, quelles que soient son humeur et sa fatigue. Le boulot ça tue, non pas seulement parce que c’est dur, surtout parce que c’est injuste.

— C’est fou tu n’as vraiment pas changé. Toujours la même frange.

Lui, en revanche, la jeune fille a du mal à le reconnaître. Plus d’odeur de cigarette, plus de vêtements sales ou de cheveux gras. Il possède l’air paisible des personnes sûres d’elles. Et à sa gauche, son copain ne bronche pas. Une fois de plus, on l’ignore. Laurie ne prend pas la peine de le présenter ou de lui fournir la moindre explication. L’avion est en plein décollage, sur le point de percer la couche des nuages et elle a l’impression de toucher le fond. 13h de voyage au milieu de ces deux hommes, égarée entre le présent et le passé, larguée comme jamais.

— Toujours aussi calme à ce que je vois…

Elle était à deux doigts de trouver la troisième qualité, celle qui aurait pu faire la différence, la ramener sur terre. Ok, c’est rien, respire. C’est du passé tout ça. Tu t’en fous de ce gars. Il ne t’a jamais rien apporté. Il a abandonné ses études au bout de quelques mois de fac. Tu vaux mieux que ça. Tu l’avais complètement oublié d’ailleurs.

— Voici Guillaume, mon copain.

De lui, au moins, elle est fière. Fière comme on l’est du trophée remporté au cours d’une compétition de rugby, en CM2. Il brille et il est intelligent. Rien à voir avec ce garçon hagard. Qui a dit que les sentiments étaient rationnels ? Dans une vie, il nous arrive de nous perdre. Plusieurs fois, déjà, elle a dû taire ces pulsions maladives qui incitent à idéaliser l’être aimé, plutôt qu’à le considérer tel qu’il est. Que reste-t-il derrière les filtres, les masques et les maquillages ? L’écorce d’un arbre à l’état pur. Avant d’être coupé, arraché de sa forêt, transformé en table de chevet, jeté dans une grande cheminée, décoré de guirlandes lumineuses et de boules en polystyrène…

— Et toi ? Graffeur un jour, graffeur toujours ?

— Ah non, mieux que ça ! Je parcours la planète pour y laisser ma trace. Tu vois, j’ai bien fait de démissionner.

Sur son téléphone, il fait défiler les photos les unes après les autres. New York, Lisbonne, Sao Paulo… De grandes fresques colorées, des portraits poétiques, une lumière nouvelle sur le monde, des rues sombres et tristes transformées en un univers fantastique et géant. Ça y est, elle se souvient d’où lui venait cette fascination. Ce n’était pas lui, son physique ou sa personnalité. Ce qui lui plaisait, c’était son ambition, son envie de casser les codes, bousculer les frontières, jeter des confettis sur sa route, certainement pas de perdre sa vie à déposer trois packs d’eau dans le coffre d’une Peugeot. Finalement, il a tout ce que Guillaume n’a pas. Guillaume est… ennuyant. Non sérieux, tu n’as rien trouvé de mieux ? Ce n’est pas parce qu’il est du genre silencieux qu’il n’a pas de projet d’avenir. Ressaisis-toi, tu finiras bien par la déceler cette troisième qualité !

Dans l’avion, Laurie compte les heures. Voilà quatre fois, déjà, qu’elle se lève pour aller aux toilettes et l’eau fraîche ne lui suffit plus. Elle a besoin d’air. Maintenant, tout de suite. Pas de sédatif PC, de Xanax, de Doliprane, de calmant quel qu’il soit. Juste de l’air, un peu d’oxygène pour aérer son cerveau.

— Vous vous arrêtez combien de temps à Singapour ? Deux heures seulement, dommage… J’aurai kiffé peindre votre portrait sur un mur. Vous n’avez jamais pensé à faire de la photo ?

S’il pouvait se taire, par pitié ! Une photo de quoi d’abord ? De leur prétendu amour ? Le portrait de l’hypocrisie incarnée ? Assez ! Elle ne veut plus rien entendre. Les robes blanches et les parcs bucoliques l’exècrent. Seuls comptent les paysages de Bali, les montagnes volcaniques, les rizières et la chaleur… Juste une courte évasion, le temps de remettre ses idées en place, d’y voir enfin clair dans le marécage de ses pensées…

Alors en attendant d’y être, elle a enfoncé dans ses oreilles deux écouteurs et augmenté le volume de son téléphone. Guillaume ne va pas tarder à sommeiller et, on ne sait jamais, il est préférable que quelqu’un reste éveillé, au cas où l’avion viendrait à se crasher… Non pas qu’elle redoute que cela se produise. Simplement, le destin lui a prouvé que tout, désormais, est susceptible d’arriver.

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