Pas de chapitre

Par alxf

Deux hommes discutaient autour d’une table basse en verre dans ce restaurant guindé.

L’un, affalé sur un canapé de velours, fumait un cigare. La fumée s’élevait lentement, dissimulant par instants son visage sous un nuage opaque. Orlov. Sénateur. Tout le monde connaissait son nom, ses diatribes hargneuses, son mépris affiché pour ses adversaires politiques.

L’autre, assis en face sur un fauteuil droit, était un inconnu du grand public. Un homme petit, aux yeux perçants. Des cheveux blancs comme la neige et une peau mate, creusée par le soleil.

— Dis-moi tout. La voix d’Orlov fendit le silence.

L’homme haussa légèrement un sourcil, puis répondit, impassible :

— Demain, 13 h. L’aéroport du district 7. Un avion cargo. Des centaines de containers réfrigérés.

Orlov siffla entre ses dents avant de tirer nerveusement sur son cigare. Une bouffée de fumée s’étira entre eux, formant une brume intime où les mots avaient plus de poids que les regards.

— Des pièces de collection.

Le sourire d’un requin fendit son visage.

« Pièces de collection. » Une jolie expression pour des foies, des reins, des cœurs et peut-être aussi quelques cerveaux premium, prélevés sur des corps encore tièdes, songea Orlov en observant son interlocuteur.

Ce dernier avait fait un effort : il portait un costume. Pas très bien taillé, mais acceptable. C’était déjà une concession. Un sénateur ne pouvait pas s’afficher avec n’importe qui.

Orlov l’écoutait d’une oreille distraite, mal à l’aise malgré lui. Il avait du mal à le cerner, à le mettre dans une case, et il détestait ça. Une anomalie. Une ombre fluide qui lui échappait.

Alors, il fit ce qu’il savait faire de mieux : il reprit le contrôle.

Il inspira lentement, marqua un silence, et lança comme un verdict :

— Disons 7 % d’augmentation sur mes parts habituelles.

L’homme esquissa un sourire sans chaleur.

— Tu n’es pas facile, Orlov.

Un silence. Une brève suspension dans l’air.

— J’en parlerai, ajouta-t-il avec un regard appuyé. Mais souviens-toi que tu travailles pour nous.

Orlov leva un sourcil.

— Ne me menace pas, répondit-il sans attendre.

L’autre ne broncha pas.

— Je ne fais que rappeler un fait que tu ne dois pas oublier, finit-il par dire.

Sans un mot de plus, il se leva, abandonna son verre intact sur la table, et ajusta sa veste sur son avant-bras. Puis, sans un regard en arrière, il quitta le restaurant.

Orlov, lui, resta immobile quelques secondes, le cigare suspendu entre ses doigts.

Une sensation étrange lui effleura l’esprit. L’ébauche d’un doute.

Puis il haussa les épaules.

Un avion cargo. Des centaines de containers

Une transaction de plus.

Rien ne pouvait lui arriver.

* * *

Orlov, allongé sur le lit, croisa les bras derrière la tête et regarda Selena sortir des draps. Nue.

Une jolie blonde. Jeune. Énergique.

Elle était encore étudiante, en journalisme.

Une caste de pourris. Comme les politiques… comme lui.

Il tendit la main vers sa table de nuit et attrapa ses lunettes. Un geste mécanique.

L’appartement, décoré avec soin, respirait le luxe sans exubérance. Il payait le loyer. Comme tout le reste.

Elle ne couchait avec lui que parce qu’il était sénateur, parce qu’il avait plus d’argent qu’elle n’en verrait jamais. En échange, elle devait obéir.

Pas de secrets. Pas d’écart. Pas d’histoires.

Discrétion absolue.

Selena ne pouvait rien lui cacher. Orlov le savait. Il savait tout.

Et ce soir… quelque chose clochait.

Elle était distraite, ailleurs. Elle ne l’avait même pas regardé dans les yeux.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. 22 h 30.

Il hésita à rester, puis changea d’avis. Cette petite sotte l’agaçait.

Demain, il enverrait un de ses hommes. Voir s’il n’y avait pas quelqu’un d’autre.

Si elle jouait avec lui, elle apprendrait. Comme les autres.

Il se leva, enfila sa chemise lentement.

Elle était dans le salon, perdue dans ses pensées.

— Je vais y aller, Selena. On se verra demain ?

Un sursaut, comme si elle avait oublié qu’il était là.

— Oui. Demain. Bien sûr.

Orlov plissa les yeux.

Il détestait les hésitations.

Lentement, il s’approcha et l’observa.

— Tu as quelque chose à me dire, Selena ?

Un silence. Elle détourna le regard.

— Non. Rien. À demain.

Il la fixa encore quelques secondes.

Puis il partit.

* * *

Il sortit de l’immeuble. L’air de la ville était lourd, chargé d’ozone et de vapeurs de béton humide.

Son chauffeur réagit immédiatement, ouvrant la porte sans un mot.

Il glissa sur la banquette en cuir, confortable, ajusta sa veste.

Dehors, le quartier d’affaires du district s’étalait en hauteur, des tours infinies couvertes d’écrans publicitaires. Un ballet lumineux, hypnotique.

Face à lui, une annonce pour les implants Synthetics.

De la camelote.

Rien ne valait la véritable chair.

Il tendit la main, alluma l’écran intégré à sa droite. L’image s’afficha instantanément.

Un studio, épuré, minimaliste. Une journaliste, assise à un bureau en 3D, en train de présenter les nouvelles du jour.

Brune. Yeux verts.

Orlov la convoitait, il était pressé de la rencontrer.

— Où allons-nous, Monsieur le sénateur ?

La voix du chauffeur était posée, neutre. Un professionnel.

— À la maison. Je n’ai plus rien à faire ce soir.

— Vous allez pouvoir profiter de la soirée.

Orlov esquissa un sourire absent.

— Si on veut.

Le véhicule démarra dans un silence électronique, glissant sans bruit dans les rues du district.

* * *

— Demain soir.

La voix d’Orlov était posée, tranchante, alors qu’il parlait au téléphone.

— Entendu, patron.

— Une centaine de containers. Alors ne déconnez pas. C’est compris ?

— Oui. Tout sera fait comme d’habitude.

Il raccrocha.

Et à cet instant, la porte s’ouvrit.

Déborah entra, silencieuse.

Orlov n’eut pas besoin de lever les yeux pour comprendre.

Il la sentit.

L’orage avant la tempête.

Elle avait l’expression des mauvais jours, les épaules raides, le regard dur. Des yeux qu’il avait appris à craindre.

— Tu rentres tard.

Sa voix n’avait aucune émotion. Juste une constatation.

Orlov l’observa. Ses traits étaient tirés. Ses cheveux, attachés en arrière, ternes.

La robe de chambre en satin mauve ne suffisait pas à masquer ce que le temps avait fait à son corps.

Un contraste cruel avec les jeunes femmes qu’il fréquentait.

Mais elle… elle était différente.

Elle était la seule qui voyait à travers lui.

— Le travail, Déborah. Tu sais ce que c’est.

Elle ne répondit pas tout de suite.

Puis :

— Où étais-tu ?

Orlov fronça les sourcils.

— J’arrive directement de mon bureau. Mais où veux-tu en venir ?

— Ne te moque pas de moi.

Sa voix était plus froide, plus tranchante.

Elle fit un pas en avant.

— Je sais qui tu caches au fond de toi.

Un silence.

Puis en quittant la pièce, elle claqua la porte.

Orlov souffla lentement, se passa une main sur le visage.

Il venait d’échapper au pire.

Si une seule femme l’effrayait dans ce monde, c’était bien elle.

Elle ressemblait de plus en plus à sa mère.

* * *

Le lendemain soir, il était repassé chez Selena.

Elle dormait à poings fermés. Épuisée.

Orlov, lui, ruminait.

Quelque chose clochait. Une sensation étrange, comme un bourdonnement au fond du crâne, un bruit inaudible mais présent.

Il s’installa dans le salon, seul avec un verre de whisky, et alluma les infos en fond.

Rien d’inhabituel. Des catastrophes. Des attentats. Le même monde en ruines.

L’alcool lui brûla la langue. Il ferma les yeux une seconde.

Puis il les rouvrit.

L’écran avait changé.

Un gros plan sur des gyrophares. Des cordons de sécurité. Un hélicoptère.

Un bandeau rouge.

Il se redressa légèrement.

« Dernière minute… »

Les voix des journalistes s’accéléraient. Il capta des bribes de phrases.

Démantèlement… Une grosse opération…

Son cœur se serra.

Ce n’était pas possible.

Il augmenta le volume.

L’image bascula sur un entrepôt immense, entouré de forces de l’ordre. Des dizaines d’hommes cagoulés, enchaînés, les mains sur la tête.

Puis… des containers ouverts.

Une rangée de sacs cryogéniques.

Lentement, le journaliste annonça :

— Un trafic d’organes de grande ampleur vient d’être mis au jour. Une enquête fédérale, en collaboration avec plusieurs agences internationales…

Le souffle d’Orlov se coupa net.

Il était foutu.

Lentement, très lentement, il posa son verre.

Il ne devait laisser aucune trace.

Sur la pointe des pieds, il retourna dans la chambre. Se saisit de ses vêtements, sans un bruit.

Selena ne bougea pas.

Sans un regard en arrière, il disparut dans la nuit.

* * *

Le chauffeur attendait déjà.

Orlov ouvrit la portière d’un geste sec.

— Au bureau.

Aucune autre explication. L’employé ne posa pas de question.

La voiture démarra.

Le paysage urbain défila sous ses yeux.

Des immeubles gigantesques, couverts de publicités lumineuses. Un monde saturé de couleurs artificielles, de slogans creux.

Il n’avait jamais ressenti la moindre peur en traversant ces rues.

Mais ce soir…

Ce soir, la ville lui semblait différente.

* * *

Son bureau se trouvait au sommet d’une tour de verre, aussi haute que son ambition.

Il aimait le penser. Mais ce soir, cette idée ne l’effleura pas.

Il traça jusqu’aux ascenseurs. Le premier qui s’ouvrit, il s’y engouffra.

Silence.

Le trajet lui parut interminable.

Quand les portes glissèrent enfin, il avança d’un pas rapide, traversant la salle d’attente richement décorée.

Les lumières s’allumaient sur son passage.

Une poignée de porte.

Froide.

Il inspira profondément.

Un bruit.

Il se figea, ne percevant rien d’autre que sa propre présence.

Orlov poussa la porte.

Et il sarrêta brusquement dans une expression grotesque.

Un homme était assis à son bureau.

Même costume. Même cravate.

Et surtout, même visage, le même que lui.

— Qui es-tu ?! hurla Orlov, la voix étranglée.

L’homme leva les yeux, un sourire cruel.

— Ça ne se voit pas ? Son ton était calme, assuré. Je suis le sénateur Orlov.

Un frisson glacé le traversa.

— Comment… pourquoi… ? balbutia-t-il.

Son double l’observa comme on observe un insecte.

— Ton heure a sonné.

Orlov recula d’un pas.

Le clone posa une arme sur la table.

— Arrête-toi.

Orlov s’immobilisa. Son regard alla de l’arme à son double.

— Que me veux-tu ?

— À ton avis ? Le clone haussa un sourcil. Tu es devenu gênant. Il faut te remplacer.

Que les affaires reprennent.

Il secoua la tête.

— L’affaire est foutue ! Il n’y aura bientôt plus rien à contrôler !

Le clone ricana.

— Une diversion. Pour donner un os à ronger aux flics. Il haussa les épaules. Toi, bien sûr, tu t’en sortiras sans la moindre égratignure.

Pause.

Son sourire s’élargit.

— Enfin… Moi.

Orlov sentit sa gorge se serrer.

— Tu ne vas pas tuer l’original… ! hurla-t-il dans un dernier sursaut.

Le clone pencha légèrement la tête.

— Qui te dit que tu es l’original ?

Détonation.

Le coup fut étouffé par le silencieux.

Orlov s’effondra sur la moquette.

Le clone se leva lentement, ajusta sa cravate.

Il sortit un datapad, effleura l’écran du bout des doigts.

Nouvelle identité confirmée.

Il était Orlov, désormais.

Il s’approcha du cadavre encore chaud. Baissa les yeux.

Un rictus.

— Trop ambitieux.

Il saisit son verre de whisky sur le bureau, et le leva à son propre reflet dans la vitre.

— Santé, sénateur.

 

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Fidelis
Posté le 15/02/2025
C'est un one shot alors ? C'est dommage le début est prometteur, pour y batir une histoire même une nouvelle.

Bon le coté cyber punk je ne retrouve pas trop, sinon tu as un souci avec les paragraphes ? t'aime pas ça on dirait.
Padbol
Posté le 08/02/2025
Wow, c'était très prenant! Ce mélange de cyberpunk et de biopunk, avec ce style d'écriture, c'est franchement prometteur. J'espère qu'il y aura une suite =)
alxf
Posté le 08/02/2025
Merci pour ce retour ! J'ai prévu d'écrire d'autres petites histoires de ce style, j'explore un peu la forme courte.
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