Plume d'Automne

Notes de l’auteur : Cette histoire s'inspire d'un fait réel. Le basculement dans le fantastique lui est, bien entendu, totalement inventé. Quoique...

Laurent Carrare

 


PLUME D’AUTOMNE

(Tiré d’un fait réel)

Sainte-Agnès de Marcilie, le 4 avril 2024
C’est un petit livre posé sur un socle de bois improvisé juché sur une pile de vieux journaux. Plutôt de la taille d’un carnet de notes en fait, un peu comme ceux sur lesquels on griffonne ses idées du jour, ou ses listes de courses. Sa couverture est sombre, presque noire, on peut y voir les deux mots de son titre se détacher en marron clair. Mais pas sur la tranche, celle-ci est vierge : il s’agit d’un auto-édité, sa fabrication est moins soignée qu’un vrai produit de maison d’édition. Il trône au milieu de la petite vitrine du tabac presse, au centre du village.
On peut également le trouver dans les rayons de l’épicerie « Panier Frais », exposé au milieu des articles de pêche et des sachets de semis, ou sur les étagères de la boutique du garage Renault situé au bout du village, calé entre un bidon d’huile et une bombe anti-crevaison. En revanche, curieusement, il n’est pas proposé dans la petite librairie solidaire pourtant bien approvisionnée en bouquins de toutes sortes.
On le trouve aussi posé sur la commode du salon de Madame Letiers, certaines pages cornées d’avoir été lues et relues. Un rayon de soleil matinal caresse sa couverture cartonnée à travers les rideaux ajourés des fenêtres aux vitres étoilées de pluie. Les mules de la propriétaire des lieux se balancent doucement au-dessus de lui. L’une d’elles, à demi déchaussée, pourrait presque le toucher. Le tic-tac de l’horloge comtoise rythme la plainte de la poutre ployant sous le poids du corps qui se balance doucement, enveloppé dans une robe de chambre d’un autre âge.
Dehors, les poules affamées caquètent dans la cour à la recherche du moindre grain de blé oublié hier. Elles n’osent pas encore franchir le seuil, malgré la porte laissée entr’ouverte, qui les attire pourtant comme un aimant. Roulé dans sa niche le setter dort toujours profondément, rêvant de ses belles années passées.  
La jeune factrice, dont la fourgonnette vient de s’engager sur la route de terre battue menant au domicile de la veuve Letiers, ne sait pas encore qu’elle est sur le point de vivre un des événements les plus marquants de sa carrière débutante…
***

 

 

 


JOUR 1
Bourges, rue Joyeuse.
La machine à écrire posée sur le bureau matérialise un reproche net, muet et permanent. Trophée d’un autre âge, elle lui rappelle ses moments de gloire et son entêtement à résister à l’usage du traitement de texte pendant de longues années. Elle est également le témoin muet de ses rêves de célébrité enfuis, dissipés par le souffle puissant de la réalité. Pris d’une impulsion subite, il se lève et la soulève avant de la remiser dans l’armoire de chêne sombre. A présent fourrée sous une pile de draps, il espère qu’elle cessera d’exercer cette fascination morbide dont l’écho le poursuit parfois jusque dans la nuit.
Il allume sa cigarette électronique et se dirige vers la fenêtre. La vue sur la rue pavée aux maisons médiévales blotties les unes contre les autres et aux façades de guingois le rassérène un peu. Le ciel, maussade, semble tarder à se décider entre automne et hiver. Les rares passants arborent des parapluies prudents ou dissimulent leurs visages sous des capuches. Une camionnette de livraison rebondit lentement sur les pavés glissants, son logo proclamant fièrement le nom de l’entreprise de plomberie à laquelle elle appartient. Cela lui rappelle le fonctionnement capricieux des robinets de la douche ; il faudra qu’il pense à le signaler à la propriétaire de cet appartement, au charme certain quoique légèrement humide.
Province, province, murmure-t-il, finalement tu m’as manqué… Province et non région, sourit-il, comme le veut la mode d’aujourd’hui qui en bannit l’usage, et encore moins « territoire », ce terme abscons utilisé dans tous les sens et même, à contresens, par les aménageurs du territoire, justement. Alors que Province… cela infuse un air de douceur de vivre, d’opposition à la frénésie parisienne, de paysages bucoliques versus blocs de béton et immeubles sans âme… En quoi est-ce infâmant ?  
Muni d’un mug de café il s’installe devant son ordinateur et le ranime de sa veille prolongée. Sa boite mail lui signale trois courriers récemment arrivés : l’un d’eux consiste en une pub sans intérêt, le second est une tentative d’arnaque manifeste émanant d’une banque dont il n’est pas client. Un phishing grossier bourré de fautes, ricane-t-il en l’envoyant à la corbeille. Le troisième est un message de son nouveau rédac’ chef. Il l’ouvre, intrigué. Ce dernier lui avait pourtant promis de lui laisser quelques jours, le temps pour lui de s’installer dans son nouveau home et de déballer ses cartons. « Tu sais, lui avait-il déclaré, un brin gêné, lors de leur entretien téléphonique, Il n’y a pas vraiment d’urgence à traiter ici pour le moment, je pense que tu t’en doutes… » ;
Le message ne fait que quelques lignes :
« Bonjour Louis. Je sais que je t’ai laissé quartier libre mais figure-toi que l’improbable s’est produit : il s’est passé quelque chose d’intéressant par chez nous ! Alors, puisque tu es des nôtres à présent, j’ai pensé que je pourrais te mettre sur le truc. Passe-me voir cet après-midi vers 15 heures, je t’en dirai plus. Tu verras, je pense que tu ne le regretteras pas… ». Denis Hachard.
 Dubitatif, il referme le portable et se rend dans la salle de bain.
***
Bourges, rue Moyenne.
Les locaux de l’Echo du Pays Fort sont vieux. Vieux et assez moches, juge-t-il en les découvrant. On le fait patienter quelques instants dans une salle aux relents d’humidité. Inconfortablement assis sur un siège en plastique, il sourit en regardant les unes du canard affichées au mur. On y a sélectionné les plus « vendeuses », entre les visites de personnalités en virée dans le coin où les inaugurations de lieux emblématiques, tels que monuments aux morts, casernes de pompiers et autres stations d’épuration… Et puis il y a les affiches du festival de musique de printemps, une différente par an. Certaines sont très réussies, voire belles, d’autres à l’inverse sont moins heureuses. Louis vapote en se remémorant les grandes années du festival, celles où des têtes d’affiches de premier plan attiraient des milliers de spectateurs. Dont lui, Sophie et leur bande de potes.
Un jeune homme dégingandé s’inscrit dans l’embrasure de la porte.
-    Louis Banon ? Le grand sachem vous attend.
Le bureau du rédac chef est vaste, bien éclairé par trois fenêtres qui donnent sur la rue et très encombré. Des piles de dossiers et de paperasses penchent un peu partout sur le moindre coin de table ou de meuble. La pièce sent le renfermé et l’odeur de tabac froid.
-    Salut Louis, l’accueille l’homme d’une cinquantaine d’années avachi dans un fauteuil de bureau hors d’âge. C’est bien que tu sois venu. Tu veux un café ?
-    Bonjour Denis. C’est pas de refus, j’ai acheté du déca par erreur et je suis en manque de caféine.
-    Stevie, tu veux bien… ? fait le rédac chef en se tournant vers le jeune homme.
Celui-ci acquiesce silencieusement et sort en refermant la porte.
-    Dire que te voilà aujourd’hui là, en plein Berry… je te jure. On n’a pas fini de payer la fin de la liberté de la Presse, hein ? Tiens assieds-toi-là, si, si, vas-y, fous moi ce carton par terre. Tu fumes toujours ? Ah, tu vapotes, bon… Ça ne t’ennuie pas si moi je fume une vraie clope ?
Louis s’installe sur une chaise à roulettes après l’avoir débarrassée de son carton. Son nouveau chef allume une cigarette après l’avoir tapotée sur le bureau.
-    Sont même plus bien remplies comme avant maintenant. Elles crament en un rien de temps. Bon, ça va, t’es bien installé ? Le quartier est sympa, t’es en plein centre-ville, en plus.
Une odeur de tabac blond envahit la pièce. Louis tête goulûment son bout de plastique pour ne pas être tenté de replonger en quémandant une sèche.
-    Oui, oui, ça va. J’aime bien l’appart et il y a même un troquet sympa au coin de la rue, alors ça baigne.
-    Oui, Le Sancerrois… Bon, tant mieux.
Quelques instants de silence s’étirent et se mêlent aux volutes du tabac. L’homme semble se décider d’un coup :
-    Bon, écoute, je sais que c’est un coup dur pour toi. J’imagine que tu n’es pas très heureux de te retrouver là, hein. Ça doit être super gonflant. Mais d’un autre côté tu sais que je n’y suis pour rien.
Le jeune homme revient avec une tasse de café qu’il pose sur un endroit du bureau encore libre. Louis le remercie d’un pouce levé.
-    Pour tout te dire, j’ai même tenté de plaider ta cause, poursuit le rédac chef. Mais tu te doutes que je n’ai guère de poids… Et puis ils étaient bien remontés hein, Charles-Albert crachait des flammes, je l’ai senti même au téléphone, c’est pour te dire ! Du coup, ben je l’ai mis en veilleuse et je me suis dit qu’on allait bien te trouver quelque chose à faire ici. Le temps que ça se calme quoi.
Louis lève les mains en signe d’apaisement. D’abord parce qu’il n’accorde guère de crédit aux propos de Denis Hachard, ensuite parce qu’il ne souhaite pas épiloguer sur le sujet. Le rédac chef cache sa gêne en écrasant sa cigarette à peine entamée. Le silence perdure entre les deux hommes, Louis n’est en rien pressé d’y mettre fin, souhaitant voir comment son nouveau responsable va se sortir d’affaire.
-    Bon, fait enfin ce dernier, j’ai quelque chose à te mettre sous la dent.
-    Oui…
Hachard ouvre un tiroir de son bureau et en sort un mince dossier de carton souple. Il l’ouvre, révélant quelques feuilles de notes manuscrites.
-    Une histoire un peu dingue… fait-il, penché sur ses feuillets, un truc bien dingo. Ah, attends, j’oublie le plus important.
Il se penche et fouille dans une pile posée au sol. Le tas s’effondre par strates lorsqu’il saisit une sorte de carnet noir qu’il tend à Louis.  
-    Un truc de dingue, vraiment…
Le carnet s’avère être un livre imprimé, de facture assez grossière, avec une couverture cartonnée. Peu épais, il doit comporter un peu plus d’une centaine de pages, il dégage une odeur de neuf et de colle. Le titre sur la couverture se compose de deux mots en caractère gras :
Plume d’Automne

Louis l’ouvre à la première page. Pas de mention de l’auteur(e) mais une phrase de dédicace imprimée en style manuscrit en haut de la page :
« Aux braves gens de Sainte-Agnès de Marcilie, si concupiscents… »
-    La grande classe…
Hachard émet un ricanement qui se mue en toux.
-    Oui, hein ? crachote-t-il. Mais ne va pas plus loin, je préfère que tu découvres le contenu à tête reposée.
Il tousse dans sa main puis, après avoir repris son souffle :
-    Je préfère d’abord te situer le truc dans son contexte.
-    A savoir ?
Hachard saisit une des feuilles manuscrites posées devant lui et se met à lire.
-    C’est une vraie bombe, ce truc. En fait, il s’agit de l’œuvre d’un corbeau qui dénonce toutes les turpitudes sexuelles des habitants d’un village situé en plein Berry, Sainte Agnès de Marcilie, situé vers l’est par rapport à ici, précise-t-il avec un vague mouvement de main vers les fenêtres. Presque tous les habitants ont droit à leur lot d’histoires gratinées. Un vrai catalogue de Kâma-Sûtra rural !
Louis ne peut se retenir de lâcher un petit rire.
-    Cocasse.
-    Oui, ça pourrait l’être. Mais figure-toi qu’il y a deux jours, on a retrouvé une femme suicidée, chez elle, avec ce truc posé bien en évidence à côté.
-    Non ?
-    Oui, alors figure-toi que de cocasse le truc passe à tragique. Au début, on avait eu vent de l’histoire du livre et j’avais mis Alma là-dessus, juste pour aller flairer le terrain et voir ce que l’on pouvait en tirer dans la rubrique « Faits divers ». Mais depuis ce suicide, on change de dimension.
Louis examine le livret.
-    Alma ?
-    Oui, une jeune fille que j’ai prise pour quelques mois, à la sortie de l’école. Elle a raté sa dernière année, mais comme elle est native du coin, elle souhaitait faire ses premières armes ici, en stage. Une fille bien, je la trouve très mature pour son âge.
Hachard allume une nouvelle cigarette. Il se lève pour aller entrouvrir une fenêtre. Une bouffée d’air frais balaye le bureau, éparpillant quelques papiers aux quatre coins de la pièce. Louis apprécie d’un hochement de tête.
-    Il y a eu enquête je suppose ?
-    Ouaip. La gendarmerie de Sancoins. La thèse du suicide n’a pas été remise en cause. Comme tu t’en doutes tout le monde se demande à présent qui est le corbeau… Les gens se regardent en chiens de faïence, maintenant, dans le village.
-    Oui… j’imagine.
-    Je sais que Le Berry Libéré prépare un papier là-dessus.
-    Un truc sérieux ?
Hachard hausse les épaules.
-    Bah, un article « Faits Divers », je pense. Faut bien qu’ils remplissent aussi, hein ?
-    Mmmh. Et donc, moi là-dedans ?
-    J’aimerais que tu mènes l’enquête. Que tu trouves le corbeau.
-    Ou la corbeau, réagit Louis.
-    Ah ouais, tiens. Peut-être, pourquoi pas ? Mais on peut dire ça : la corbeau ?
-    Peut-être plutôt la corneille, alors.
Ils rient tous les deux.
-    J’aimerais que tu trouves l’habitant, ou habitante, du village qui a écrit cette saloperie, fait Hachard en écrasant sa clope.
-    Qu’est-ce qui te fait croire que c’est forcément quelqu’un du village ?
Le rédac chef remise les feuilles dans le dossier qu’il tend ensuite à Louis.
-    Tu vois, c’est pour cela que je veux que ce soit toi. Moi, j’avais bêtement pensé qu’il s’agissait forcément d’un homme résidant sur la commune mais, comme tu le suggères, c’est peut-être faux… (Il consulte sa montre). Viens, je vais te présenter Alma, j’aimerais que tu la prennes avec toi, ça participera à sa formation. A cette heure-ci elle doit être installée à L’Européen, en train d’écrire le papier que je lui ai demandé sur la rénovation du Lycée de Sancerre.

***
Bourges, Place de la cathédrale.

L’Européen est un café d’aspect moderne, assez bruyant mais qui a l’avantage d’avoir une belle façade vitrée donnant sur la cathédrale. La tour massive de l’entrée de l’édifice gothique sert de refuge à un groupe de touristes surpris par une ondée soudaine. Attablés le plus loin possible de l’écran qui diffuse en continu les résultats de la Française Des Jeux, Louis et la jeune fille à l’air déluré assise en face de lui sont plongés dans les documents remis par Hachard. Elle dans le petit bouquin noir, lui dans les feuillets manuscrits. Elle lève les yeux vers lui :
-    Alors, qu’est-ce que vous en dites ? lui demande-t-elle, une fois Denis Hachard reparti après avoir fait les présentations.
-    C’est un peu tôt pour le dire. (Il tapote sur les feuilles étalées devant lui). Vous avez pris connaissance de tout ça ?
-    Pour tout vous dire, c’est même moi qui les ai rédigées. A la demande de monsieur Hachard. Pourquoi, il y a beaucoup de fautes ?
Il sourit.
-    Plein. Mais vous avez une belle écriture, très lisible, c’est déjà ça.
-    C’est pour ça que je n’ai pas choisi médecine, je n’aurais pas été crédible.
Louis rit franchement. Il en est presque surpris lui-même ; cela ne lui est plus arrivé depuis un bon moment.
-    Non, mais plus sérieusement, vous en pensez quoi, de ce truc ? Vous avez déjà eu des trucs comme ça dans votre carrière ? lui demande-t-elle en nouant ses cheveux en queue de cheval avec un chouchou rouge.
-    J’ai tenu plusieurs années la rubrique politique d’un hebdo. Alors, des histoires sordides de sexe, de dénonciations, de bruits de couloir… Rien de bien neuf pour moi. La seule originalité dans tout ça, c’est la dimension villageoise de l’affaire.
Alma a une moue affligée.
-    Ce que je ne comprends pas, c’est ce que vous faites là, dans ce boui-boui. Avec la carrière que vous avez eue…
-    Qu’est-ce que vous connaissez de ma carrière ? grimace Louis, je ne suis pas sûr que…
-    Hé, qu’est-ce que vous croyez ? Je ne suis peut-être pas allée jusqu’au bout, mais j’ai tout de même lu plusieurs de vos articles, et j’ai même commencé votre bouquin. Faudra penser à me le dédicacer d’ailleurs, ça pourra peut-être m’ouvrir des portes plus tard.
Elle termine son bock de bière d’un seul trait et s’essuie les lèvres avec le dos de sa main. Elle lorgne sur le verre plein de Louis.
-    Vous ne buvez pas la vôtre ?
-    Prenez-là si vous voulez, fait-il en poussant le verre doucement vers elle, j’aurai plutôt dû prendre un café, c’est un peu tôt pour moi, l’alcool.  
-    Je vais vous en commander un.
Louis regarde la jeune fille aller vers le bar et appeler le serveur asthénique qui officie mollement derrière son zinc. Avec son jean moulant et son pull bien trop grand, elle lui rappelle les photos de Birkin qu’il avait prises un jour lointain lors d’un concert parisien de Gainsbourg. L’accent anglais en moins bien sûr. Il replonge dans ses notes et plusieurs choses attirent son attention. Notamment le fait que le livre soit mis en vente dans certains commerces du village et pas d’en d’autres l’interpelle. D’autant que la librairie fait partie de ceux où il n’est étrangement pas proposé. Ensuite le titre du bouquin, presque poétique, mais aussi décalé par rapport à la dédicace fielleuse et au contenu graveleux de l’ouvrage. Curieux également.  Enfin, même si l’ouvrage ne compte que 126 pages, cela fait quand même beaucoup de galipettes pour un village de mille habitants.
« Ce qui tendrait à prouver que : soit il y a un nid de priapiques dans ce coin du Berry, soit une grande partie de ces histoires est fausse », se dit-il en prenant des notes. Cette dernière hypothèse lui paraissant, in fine, la plus probable.
-    Et voilà, servi ! fait Alma en reptant sur la banquette pour reprendre sa place. Ce sont mes notes qui vous plongent dans cet abîme de réflexion ?
-    Oui, entre autres.
-    Mais vous n’avez même pas encore ouvert le bouquin, remarque-t-elle en le poussant vers lui.
Il le prend et le feuillette rapidement.
-    Je vais le faire, mais tout ce qui me vient avant est important. Ensuite, et bien ensuite je serai peut-être pollué par son contenu.
La jeune fille s’enfile la moitié du bock, renifle, sort un mouchoir fripé de son jean, se mouche, rajuste ses lunettes sur son nez puis tapote d’un doigt sur les feuilles de papier.
-    Pourquoi avez-vous accepté de vous occuper de ce… machin, un type comme vous ?
-    Avec votre carrière…
-    Pardon ?
-    Non, je dis il manque « et avec votre carrière » à votre phrase.
-    Oui, bon. Et alors ?
-    Eh bien je dirais que, compte-tenu des circonstances, je peux aussi bien faire ça qu’autre chose…
Alma termine sa bière d’un seul trait.
-    OK. Vous me raconterez pourquoi on vous a exilé ici ?
-    Possible…
-    En attendant, qu’est-ce qu’on fait pour demain ?
-    Pour demain ? fait Louis en relevant la tête.
Elle fait claquer sa langue.
-    Ben oui, pour l’enterrement quoi.
Louis reste silencieux quelques secondes, puis il s’anime tout à coup.
-    Ah oui, j’imagine que c’est pour cette femme, là… (il revient sur les feuillets), madame Letiers ?  
-    Voilà ! Dites c’est vrai que vous êtes un bon journaliste, finalement, répond-t-elle, moqueuse.
Louis ne relève pas, il poursuit sa lecture.
-    Vous aviez prévu d’y aller ?
-    Je sais pas trop, mais maintenant que c’est vous le chef, vous en pensez quoi, vous ?
-    Oui, allez-y, c’est une bonne idée. Et, en plus… Vous avez un appareil photo ?
-    Vous déconnez ou quoi ? Un appareil photo ? Non. Mais j’ai ça…
Elle agite un mobile gainé de couleurs vives qu’elle a extrait de la poche de son jean.
-    Il fait des super photos, lui. Vous voulez que je fasse un selfie devant la tombe ?
-    Si vous voulez, ça fera un très bon justificatif de frais de déplacement. Mais ce que je voudrais, surtout, c’est que vous preniez des photos des gens présents à la cérémonie.
Louis fait signe au serveur de lui apporter un autre café puis il prend le petit téléphone et l’inspecte en le faisant tourner. Alma va pour réclamer une autre bière mais se ravise au dernier moment.
-    Vous savez cadrer ?
-    Pour prendre un portait ? Attendez-voir, il faut que le visage soit bien au milieu, c’est ça, j’ai bon ?
-    Ce qui serait bien, ce serait de les prendre sans qu’ils ne le voient trop, poursuit Louis, toujours sans relever le sarcasme.
-    Genre espion ou paparazzi ?
-    Oui.
-    Ça commence à me plaire de travailler avec vous. Vous m’expliquez pourquoi quand même ?
-    Promis. Lorsqu’on les regardera ensemble.
-    Bon, fait-elle en soupirant, je vois. Vous êtes du genre mystère et boules de gomme vous.
Il rit de nouveau.
-    Qu’est-ce que c’est que cette expression antédiluvienne ?
-    C’est ma mère qui dit toujours ça…
Elle reprend son mobile et le glisse dans sa poche en se tortillant.
-    En fait, ce que vous voulez faire c’est un genre d’enquête quoi.
-    C’est exactement ça.
-    Vous voulez vraiment trouver l’auteur ?
-    Ou l’autrice, ou les deux, rien ne dit encore qu’il n’y a qu’une main derrière ça. On verra bien.
-    C’est ce que l’on appelle de l’investigation ?
-    Voilà. Bon à un niveau plus que local, hein, mais en gros, c’est ça. Vous en êtes ?
Elle secoue la tête avec conviction.
-    Ça marche, oui. Ça peut même être rigolo. Mais vous, vous allez faire quoi pendant que je serai planquée derrière les chrysanthèmes ?
-    Eh bien, comme vous l’avez suggéré, il est temps que je lise ce bouquin pour voir ce que je peux en tirer.

***
Sainte-Agnès de Marcilie, 155 rue du Monteil

Hermine Lacauze, juchée sur un escabeau branlant, farfouille parmi les boîtes de café soluble qu’elle s’obstine à ranger tout en haut de son placard de cuisine. Depuis son cadre cerclé de fer, son époux défunt semble lui adresser un regard moqueur. Lui qui la dépassait aisément de la tête et des épaules...
Mais ce n’est pas le café qui l’intéresse, elle repousse les boîtes sans ménagement jusqu’à ce qu’elle trouve l’objet de sa fouille matinale : un rouleau de feuilles tenu par un cordon de tissu. Elle le saisit et redescend de son perchoir avec précautions. Lorsque l’on vit seule et isolée depuis longtemps on apprend à se méfier des accidents domestiques dont les conséquences peuvent s’avérer redoutables.  
Le rouleau lui fait penser à un parchemin antique, comme ceux que l’on peut voir exposés au musée d’Histoire de Bourges. Satisfaite, elle le pose sur la commode à côté du petit livre noir dont elle n’a lu que les pages 53 et 54 ; les seules qui parlent d’elle, n’ayant eu aucun goût ni curiosité pour le reste des révélations exposées.
Le retrouver lui fait du bien. Elle se remémore ces instants joyeux et intenses où l’écriture lui procurait des sensations inconnues jusqu’alors. Ces moments passés avec les autres, tout ébahis de se découvrir capables d’autant de richesse et de profondeur, autant d’affinités et de partage, sans les freins habituels et le carcan de la pudeur des sentiments… de purs moments d’extase vécus sous la houlette stimulante d’Armand.
Puis elle monte à l’étage chercher sa valise, prête depuis la veille. Un dernier tour dans la salle de bain, où elle vérifie sa coiffure et l’ordonnancement de ses vêtements, un ultime regard pour sa chambre, au lit bien fait et à la propreté impeccable, et elle redescend dans le salon attendre le taxi de Sancergues qui l’emmènera à la gare de Nevers.
Elle compte partir pour plusieurs mois, voire pour toujours si son entente avec sa sœur, installée à Roanne, se révèle toujours aussi solide et harmonieuse. Elle se décidera alors peut-être à mettre sa maison en vente, rompant ainsi le dernier lien qui la rattache à sa vie d’autrefois de fille, de femme puis d’épouse et de mère. Phillipe, son fils parti depuis longtemps vivre au Québec, sera sûrement heureux d’en percevoir le fruit de la vente.
Un léger coup de klaxon lui indique que l’heure est venue de quitter cette maison silencieuse, chargée de souvenirs froids ainsi que l’atmosphère de ce village à présent alourdie de haine et de rancœurs. Tout au fond de sa valise, glissé dans une poche de veste, un petit papier plié en quatre et aux bords déchirés, attend son heure…
***
Bourges, rue Joyeuse
Installé devant la fenêtre du salon pour profiter de la lumière du jour, un carnet de notes ouvert devant lui, Louis prend des notes en compulsant le petit livre noir. Celui-ci, sans introduction spécifique ou texte liminaire, se compose de chroniques délatrices identifiées par les adresses des personnes incriminées. Le livre, en effet, ne comporte aucun nom. Chaque annale débute par « L’habitante du 12 rue Morin », ou « Le couple du 34 avenue Verdier » et précise, le cas échéant, l’étage et le numéro de porte lorsqu’il s’agit d’un immeuble. Ce qui est plutôt rare vu la taille modeste du village. Les personnes concernées étant ensuite identifiées par les pronoms « Il » ou « Elle » ou encore « Eux » dans les textes.
Les révélations exposées vont de supposées turpitudes sexuelles à de classiques révélations d’adultères, voire à des pratiques échangistes ou de groupe. Pas de cas de pédophilie, comme l’a redouté Louis en ouvrant l’ouvrage, ni de viols ou même de violences. Il émerge juste du lot un cas de zoophilie perpétré sur de pauvres brebis, à priori non consentantes. Mais Louis doute de ce passage tant le texte s’avère flou et mal rédigé.
Armé de son surligneur, il met en évidence tout ce qui lui semble intéressant à relever et note sur son carnet les passages ou les termes les plus significatifs selon lui. Comme le papier de piètre qualité commence à onduler sous ses biffages successifs, il décide d’opter pour une méthode moins agressive pour l’intégrité de l’ouvrage et passe au simple soulignage de crayon de papier. Dans un premier temps, il ne cherche pas à analyser les informations ainsi relevées, se contentant de les noter de façon un peu mécanique et détachée.
Un bruit d’éclats de voix lui fait relever la tête. En bas, dans la rue, un couple se dispute au sortir d’une boutique. L’homme s’éloigne d’un pas furieux tandis que la femme, les mains sur les hanches, l’apostrophe sur le trottoir. Louis pense à toutes les scènes de ménage et les conflits que ce catalogue malsain de révélations a pu provoquer parmi les habitants de Sainte-Agnès de Marcilie.
Il reprend sa lecture en secouant la tête.  
***

 

 

 

 


JOUR 2
Bourges, Place de la cathédrale.
L’Européen est quasi désert en ce début d’après-midi. Assis l’un à côté de l’autre, ils font face à l’écran plat fixé sur le mur qu’Alma vient de pirater pour l’appairer avec son mobile, malgré les protestations du garçon courroucé :
-    Eh, il y a un gros tirage tout à l’heure…
-    T’inquiètes FDJ, le rabroue la jeune fille, on n’en a pas pour longtemps. Sers-nous plutôt deux demis, ça t’occupera.  
-    FDJ ? s’étonne Louis.
-    Oui, La Française des Jeux, FDJ, c’est son surnom ici.
Louis regarde le salmigondis d’images un peu floues qui constellent l’écran. Leur défilé rapide lui donne un peu le tournis.
-    Et alors, ça s’est bien passé ? demande-t-il, vous avez été discrète ?
-    Une ombre. De toutes façons le gros lourd que le Berry avait envoyé était tellement naze qu’à côté de lui c’était pas difficile de se faire plus discret.
-    Il y avait du monde ?
-    Bof, une vingtaine de personnes, en gros.
Les bières arrivent à ce moment-là sur la table. Louis en saisit une par réflexe et s’en octroie une grande gorgée. « Hum, pense-t-il, il faut que je me méfie de cette fille, elle aurait vite fait de me faire replonger ».
-    Et sur la vingtaine, vous en avez photographié combien ? demande-t-il.
-    Oh, tous en fait. Même le curé, j’ai bien fait ?
-    Ouaip, il ne faut oublier personne, on ne sait jamais…
Elle cesse un instant ses manipulations et lui lance un regard aigu.
-    Qu’est-ce qu’on cherche en fait ? Vous pensez que le suicide n’en était pas un et que l’assassin sera parmi eux ?
-    Non, je ne pense pas remettre en cause les conclusions de la gendarmerie. Mais vous savez, poursuit-il en levant son verre tout en tendant son index vers elle, il existe de nombreuses façons de pousser quelqu’un au suicide. Et d’après ce que j’ai lu dans vos notes, le livre était posé juste à côté d’elle lorsqu’elle s’est pendue.
-    C’est vrai. Et ça marche ce truc pour repérer des assassins ?
-    Rarement, mais lorsque ça marche, ça fait gagner du temps.
-    Ah, ok. (Elle revient à ses manipulations). Bon, ça y est, je les ai. On les regarde ?
-    Allez.
Alma fait alors défiler les photos sur la TV. Les premières présentent des hommes et des femmes sans intérêt particulier à noter.  Certains semblent affectés, d’autres moins mais tous n’expriment que la peine ou la solennité du moment.
-    Celui-ci, j’ai cru au début… fait Alma en marquant une pause sur la photo du curé.
-    Et pourquoi donc ?
Elle rit.
-    A cause du petit livre noir qu’il tenait…
-    Alma, enfin, c’est son missel, sa bible quoi ! rit Louis à son tour.
-    Oui, oui, je sais, je suis sotte parfois. Allez, on passe aux suivants, vous me dites si quelque chose vous intéresse. Bien évidemment, je n’ai pas pris le gros naze du Berry.
Plusieurs clichés se succèdent avant que Louis ne lui prenne le bras.
-    Attendez, stop.
La photo d’un homme d’une cinquantaine d’années, légèrement dégarni et barbu occupe tout l’écran.
-    Vous pouvez faire un zoom ?
-    Facile. Y’a qu’à demander.
-    C’est surtout sur le bas, précise Louis en se penchant en avant.
-    Vers le bas ?
-    Oui… Tenez, là, regardez, vous voyez ?
-    Ah oui, la vache, qu’est-ce qu’il fait ?
-    Vous le voyez bien, Alma, c’est pourtant clair, il prend des notes. Discrètement.
-    Nooon, j’avais rien remarqué là-bas, vous croyez que c’est lui le corbeau ?
-    C’est un peu tôt pour le dire, répond Louis en reculant sur la banquette, mais en tout cas, c’est une personne assurément intéressante à rencontrer. Vous savez qui c’est ?
-    Ben non. On n’a pas vraiment fait de présentations, vous savez.
-    Il était seul ou accompagné ?
-    Seul je crois bien, répond-t-elle en plissant le front. C’est sûr que si j’avais vu ça je l’aurais pisté un peu plus…
Louis réfléchit quelques instants.
-    Les autres semblaient le connaître ?
-    Je sais pas. Peut-être… Vous savez, j’avais l’impression qu’ils étaient tous gênés. Ils ne parlaient pas beaucoup entre eux et ils sont vite repartis après la cérémonie.
-    Mmmh. Bon, on verra.
-    En tout cas, c’est de la balle votre méthode là, apprécie-t-elle avec un respect nouveau dans la voix. On trinque à ça ?
Ils entrechoquent leurs chopes.
-    Eh oh, le tirage, c’est dans dix minutes, leur crie le garçon depuis son zinc.
-    T’inquiètes, FDJ, on a fini. Tu vas pouvoir retrouver ton programme culturel, lui répond Alma en désolidarisant son téléphone.
La mire de la Française des Jeux apparaît à nouveau sur l’écran.
-    Bon, on fait quoi maintenant ?
-    On va chez moi, j’ai plein de choses à vous montrer… fait Louis en se levant.
-    Euh, doucement M. Columbo, je monte pas avec n’importe qui.
-    Rien à craindre fillette, se marre Louis, ça restera strictement professionnel. J’ai passé l’âge…
-    C’est ce que je me disais aussi, fait-elle en lui emboîtant le pas. Sauf vot’respect, bien sûr.
Il se tourne vers elle, les mains calées au fond des poches de sa veste.
-    Franchement, Alma, Columbo ? Le dernier épisode a dû être diffusé avant votre naissance.
-    Eh oui, mais ma mère elle a toutes les saisons en DVD.
***
Bourges, rue Moyenne.
La tête de Stevie s’inscrit dans l’embrasure de la porte.
-    Chef, il y a l’indien à six plumes qui veut vous parler au téléphone.
Denis Hachard relève la tête de son ordinateur.
-    Qui ?
-    Dejonquères, bien sûr.
-    Putain, tu peux pas être plus clair ? Bon, passe-le-moi, mais laisse-moi trente secondes avant.
-    Ok chef, répond le jeune homme en disparaissant.
-     Eh, une minute papillon. Je suis quoi moi au fait ?
La tête hirsute réapparait.
-    Ben l’indien à trois plumes bien sûr.
-    Mrrumph, allez, file.
D’un coup de reins, le rédac’chef propulse son fauteuil à roulettes vers son bureau dont il ouvre un tiroir et en sort un paquet de cigarettes. Il en allume une avidement. « Que peut bien me vouloir l’homme de main de Charles-Albert nom de Zeus ? » s’inquiète-t-il.  « Ça doit avoir un rapport avec Louis, j’imagine… ». Le bip de son téléphone fixe interrompt le fil de ses pensées. Il tire une longue bouffée sur sa clope avant de décrocher le combiné.
-    Allo ? Hachard au téléphone.
Une quinte de toux le saisit brutalement.
-    Hachard, fait la voix onctueuse d’Henri Dejonquères à l’autre bout, vous allez bien, mon vieux ?
-    Ça va, ça va…
-    Bon, tant mieux. Monsieur Delaruelle m’a demandé de prendre des nouvelles de notre paquet. Vous l’avez bien reçu ?
-    Eurgh, oui, ça va, il est bien arrivé, ahane Hachard en écrasant sa cigarette.
-    Dites, vous êtes sûr que ça va ?
-    Oui, oui… Que puis-je pour vous ?
-    Nous voulions savoir comment s’est passé le premier contact.
-    Eh bien, plutôt positif. Nous n’avons quasiment pas parlé de, euh, l’affaire. Il s’est trouvé un meublé en ville et s’est présenté au journal dès que je le lui ai demandé.
-    Parfait. Bon, vous vous rappelez, hein, nous continuons à lui verser son salaire mais il n’a plus droit à aucuns frais professionnels, n’est-ce pas ?
« Crétin », pense Hachard, « Ta double négation dit exactement le contraire de ce que tu veux dire… ».
-    Oui, oui… j’avais bien noté.
-    Ok. Et vous ne lui permettez de travailler que sur des trucs anodins et sans intérêt n’est-ce pas ? poursuit son interlocuteur, pour tout dire, on veut qu’il s’emmerde.
Hachard laisse échapper un rire qui s’étouffe aussitôt. Il rallume une cigarette pour se remettre.
-    Pour ça, rassurez-vous je n’ai pas grand-chose d’autre à lui proposer, fait-il, un peu amer malgré tout.
-    Bon. Mais s’il bouge une oreille, vous nous prévenez aussitôt, n’est-ce pas ? Ce n’est pas parce que nous nous sommes montrés arrangeants qu’il faut penser que c’est de la faiblesse, n’est-ce pas Monsieur Hachard ?
-    Oui, oui. Mais dites, ce que vous ne m’avez pas précisé, c’est le temps que ça allait durer ce, cette situation.
Un bruit de conversation étouffée se fait entendre au bout du fil. Puis la voix de l’âme damnée du boss revient :
-    On ne sait pas encore. Mais préparez-vous à un délai assez long.
-    Bon.
« Salopards », soupire intérieurement Hachard, « Vous n’allez pas le lâcher comme ça hein ? ».
-    Et si jamais il devient trop encombrant, nous avons encore « L’Echo Aveyronnais » ou « Le Matin Poitevin » pour l’accueillir, alors pas de soucis n’est-ce pas ?
-    Oui, oui…
« Ça, vous ne manquez pas de titres pour l’optimisation fiscale, on le sait bien » pense encore Hachard. Un bruit de ligne occupée lui fait comprendre que son interlocuteur a déjà raccroché.  
-    C’est ça, au revoir, et bonne journée à vous aussi, fait-il dans le combiné avant de le reposer brutalement.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, 70 route de Villequiers
Claudine Sarraut gare sa voiture le long du trottoir devant sa maison de maître. Comme d’habitude, elle est arrivée un peu trop vite et a tapé avec la roue avant droite contre la bordure. Elle soupire en pensant à la nouvelle marque sur l’enjoliveur que son médecin de mari ne manquera pas de lui faire remarquer. C’est de sa faute aussi, renaude-t-elle, s’il lui laissait acheter une petite auto comme elle le souhaite au lieu de l’obliger à conduire ce monstre de 4x4 sous prétexte de ne pas fiche l’argent par la fenêtre. De plus, à la mairie et en ville cela lui permettrait d’éviter les remarques des jaloux ou des écolos. Une voiture hybride ou même électrique lui serait suffisante. Sa situation de première adjointe pressentie pour prendre la relève du maire aux prochaines élections l’oblige à commencer à réfléchir à sa future campagne.
Elle contourne la bâtisse par le jardin et pénètre dans la cuisine par l’entrée de service autrefois réservée au petit personnel, cuisinière, jardinier, femme de ménage, qu’employaient ses beaux-parents lorsqu’ils habitaient la maison. Depuis qu’ils l’ont reprise avec Paul, son époux, plus question de tout cela, ils s’acquittent de toutes les tâches par eux-mêmes. Résultat, soupire-t-elle : le jardin ressemble à un bout de forêt primaire amazonienne, leur nourriture de base consiste surtout en plats tout faits, en boîte ou surgelés et le ménage, à part dans la partie réservée au cabinet de Paul, laisse franchement à désirer. Mais tant que le docteur Sarraut persistera à ne pas vouloir prescrire de médicaments, ou presque, leur situation financière ne risquera guère d’évoluer. Et le cabinet médical de la ville voisine à ne pas désemplir…
Elle retire son manteau et le pose sur une des chaises de la cuisine. Au bruit, elle comprend que Paul est en consultation. Sans doute avec un des vieux patients du village qui n’a pas la possibilité d’aller voir ailleurs. Elle ouvre le frigo, se sert du Quincy blanc dans un verre à pied et s’assied à la table de chêne brut. Tout en dégustant son sauvignon, elle avise le petit livre noir posé sur le vaisselier. Il repose ouvert et à l’envers sur la surface de marbre fêlée. Elle soupire. Son mari a dû encore s’énerver en lisant ces pages détestables où, par bonheur, ils n’apparaissent pas. Mais Paul doit faire face à présent à des demandes pressantes et réitérées de calmants et de somnifères en tous genres, produits dont il a horreur par-dessus tout. A cause de cet ouvrage, de plus, le ton monte en ville et le maire, dont les frasques sont évoquées page 88, n’ose plus se montrer à la mairie pour le moment. Bernadette, son épouse, prétexte un coup de froid subit pour expliquer son absence. « Moi je dirais plutôt un coup de chaud… » pense-t-elle en souriant intérieurement.
C’est dans ces circonstances, et cette ambiance, qu’elle se retrouve dans l’obligation de préparer le prochain conseil municipal, qui s’annonce mouvementé, et la réunion publique réclamée par les administrés. Et bien évidemment, aucun des autres élus ne se bouscule pour l’aider dans sa tâche. Comme ils ont par ailleurs tous droit à un passage dans le bouquin, elle sent même que certains commencent à la considérer avec des airs soupçonneux.
Le ton monte dans le cabinet. « On doit en être au moment de la prescription », se dit-elle en se resservant un verre plein à ras bord.  
***
Bourges, avenue Jean Jaurès
Pierre-Marc Cléry, pipe éteinte à la bouche, repose le feuillet sur son bureau immaculé où trône un mini buste en plâtre de Jacques Cœur. Le type au costume de velours froissé en face de lui n’ose moufter. La station debout le fatigue un peu et il se balance doucement d’une jambe sur l’autre pour répartir son poids. On ne s’assied plus dans le bureau de Cléry ; c’est une nouvelle méthode de management qu’il a rapportée de sa dernière formation au siège, à Paris. Cette pratique est censée obliger les collaborateurs à se centrer sur l’essentiel. Hop, pas de fioritures… Le temps c’est de l’argent et l’argent c’est ce qui manque le plus à la PQR. Saine devise qu’il souhaiterait voir apparaitre sous le titre du journal au fronton de leur immeuble.
-    Bon, fait-il enfin en tirant sur son tuyau froid, on va en tirer dix lignes en pages locales. Tu me resserres un peu tout ça et tu le donnes à Valérie.
-    D’ac, j’y vais.
-    Et, au fait, Luc…
-    Oui ?
-    Il était pas là, la star ?
-    Non, j’ai juste vu la stagiaire qu’a embauché Hachard.
-    Bon, ça veut sûrement dire qu’il fait la gueule dans son coin. Tant mieux, j’aimerais autant pas qu’il nous fasse de l’ombre, ce castard.
-    Moi je pense que la petite, c’est sûrement pour la sauter qu’il l’a prise, le Denis, ricane le journaliste.
Cléry sursaute. Y aurait-il là une allusion déguisée au dernier recrutement de sa propre assistante ?
-    Je vous dispense de vos commentaires oiseux, mon vieux, lâche Cléry en regardant ostensiblement sa montre, bon, vous avez du boulot je crois savoir ?
***
Bourges, rue Joyeuse.
Le soir tombant nimbe d’orange l’intérieur de l’appartement de Louis. Alma choisit un des fauteuils les moins mités pour s’y laisser choir, une jambe posée en travers de l’accoudoir.
-    C’est rudement sympa chez vous, fait-elle en observant les lieux, et vous avez trouvé du valium dans tous les tiroirs ?
-    Pas trop eu le choix pour mon point de chute, répond Louis en haussant les épaules, tout le déménagement devait se faire à mes frais… Vous voulez boire quelque chose ?
-    Qu’est-ce vous z’avez ?
-    Du déca, froid ou chaud, de l’eau du pays au robinet et un demi-litre de lait, je crois bien.
-    Laissez tomber.
-    Je crois que l’épicerie du coin est encore ouverte, je peux aller chercher quelque chose…
-    Non, j’y vais moi, répond-t-elle en bondissant de son siège.
-    C’est gentil, Alma. Je prépare mes notes pendant ce temps là…
-    Oui, et si vous pouviez changer le papier peint en même temps, ce serait cool.
Vingt minutes plus tard, ils sont attablés autour du carnet de notes de Louis et de trois bouteilles de sancerre, rouge, blanc et rosé.
-    Comme je ne connaissais pas vos goûts… fait Alma en débouchant la bouteille de blanc. Bon, alors, qu’est-ce que vous vouliez me montrer ?
-    Ça. Mais dites-moi, avant tout, vous étiez bonne en français ?
-    Je suis bonne en tout.
Après un court moment d’hésitation, Louis accepte le verre qu’elle lui tend, le parfum du sauvignon le faisant chavirer du côté obscur de la force. L’obscurité gagnant du terrain, il allume la lampe posée sur la table basse à côté d’eux. Le chouchou rouge dans la chevelure de jais d’Alma ressemble à un phare dans la nuit. Elle est penchée vers son carnet de notes.
-    Comprends rien… Vous m’expliquez ?
-    Eh bien, j’ai travaillé sur plusieurs niveaux d’analyse. Le premier consiste à évaluer le niveau de vocabulaire de l’auteur (il tapote du doigt sur une page), vous voyez, là, par exemple, j’ai noté tous les termes utilisés qui pouvaient constituer autant d’indices.
-    Oui, mais et l’orthographe et la grammaire, ce n’est pas le premier indice ?
Louis secoue la tête.
-    C’est à prendre en compte mais ce n’est pas forcément fiable. Une action de correction a pu être effectuée après la rédaction. Un enrichissement du texte, c’est plus rare.
-    Je vois ce que vous voulez dire.
-    En tout cas, l’ensemble est grammaticalement et orthographiquement très correct.
-    Et donc, le vocabulaire ?
-    Cela permet de se faire une idée du niveau d’instruction du rédacteur, de son âge aussi et, pourquoi pas, de son sexe.
Alma fait claquer sa langue.
-    Waoh, expliquez-moi ça, inspecteur…
-    Eh bien, les termes utilisés, même dans les textes les plus crus, appartiennent plutôt à ce que l’on pourrait définir comme étant du vocabulaire soutenu. Vous voyez, on parle de sodomie, de fellation, de pénétration, de pratiques saphiques, d’extase orgasmique, etc. Un vocabulaire plus grossier, voire plus vulgaire, aurait été sans doute utilisé par quelqu’un de disons, plus fruste. On trouve même le terme « épectase », tenez, là, dans la phrase « le plaisir ressenti par lui lorsqu’il se livre à l’onanisme voyeur avec elles le mène à la lisière de l’épectase ».
-    Ouaip. C’est quoi ce truc d’ailleurs, lépextase ?
-    L’épectase. Il y a plusieurs sens, dont un religieux, mais là on est plutôt dans celui de décéder pendant un orgasme.
-    Mourir de plaisir, en sorte ?
-    C’est ça.
-    Trop bien ! Ça peut vraiment arriver ?
-    Un président de la République en a fait l’expérience, jadis.
-    Non ? La vache, sa femme a dû s’en vouloir.
-    A ma connaissance, c’était plutôt sa maîtresse…
-    Eh ben, celui-là, j’aurais voté pour lui.
Elle ressert les deux verres et les toque l’un contre l’autre avant de boire une longue gorgée. Louis lève le sien en signe de toast porté à leur santé mais le repose sans y toucher, tandis qu’Alma se déchausse, laissant apparaître des socquettes blanches dont une est trouée au bout. Elle replie ses jambes sous elle.
-    C’est pas sympa de pas trinquer.
-    C’est vrai, mais il faut que je reste clair, j’ai encore d’autres choses à vous expliquer. En dehors de ce que l’on vient de voir, il y a aussi, et plusieurs fois, l’usage de points virgules. Un signe de ponctuation de plus en plus négligé de nos jours.
-    Ah oui ? J’avais pas fait attention.
-    Tenez, là : « Alors qu’elle est à quatre pattes, il la saisit par les hanches et se glisse en elle comme une anguille dans son repaire ; les reins de sa proie s’agitent comme l’océan sous une brise marine ».
-    C’est un peu… non ?
-    Oui, certes. Mais l’emploi du point-virgule est grammaticalement juste. On trouve bien deux propositions complètes, sujet-verbe-complément, en amont et en aval et reliées par un lien de causalité.
-    J’ai l’impression de me retrouver en cours. Je crois que j’aurais bien aimé vous avoir comme prof.
-    Voilà, vous auriez pu, à l’écrit, relier ces deux phrases par un point-virgule.
Elle feuillette plusieurs pages du carnet de Louis, puis, convaincue par les exemples notés, elle se laisse aller contre le dossier de tissu râpé et décoloré.
-    Oui, ça devient évident à vous lire. Un lettré donc, je bois à ça.
-    Doucement, Alma, doucement…
La jeune fille s’extrait de son fauteuil et saisit le tire-bouchon.
-    Vous avez raison, il est temps de passer au rosé… Et ensuite ?
-    Il y a aussi le style.
-    Et ça dit quoi ?
-    Eh bien, nombre de néophytes vont rédiger leurs textes en style que l’on appelle catalogue. C’est un style plat, sans âme ni rythme, qui finit par générer de l’ennui.
-    Oui, je vois, je me rappelle les cours de lisibilité : « sujet-verbe-complément utilisés indéfiniment finiront par t’endormir complètement ».
-    Absolument. Dès lors on peut briser cette monotonie pernicieuse par l’adoption, par exemple, du style prédictif, qui consiste à commencer une phrase par la fin, de temps en temps, pour donner du rythme en quelque sorte.
-    Un exemple doc ?
-    Eh bien par exemple, plutôt que de dire, j’ai raté ma dernière année parce que j’ai déconné, on écrira : parce que j’ai bien déconné, j’ai raté ma dernière année, ou bien, encore : du fait de mon peu d’assiduité et de sérieux, j’ai complètement planté ma dernière année, ou, pour être plus actuel : c’est la loose, j’ai foiré mes études…
-    J’aime moyen cet exemple, se renfrogne Alma.
Louis rit et, pour fêter ça, se sert un verre de rosé à son tour. « Ça fait quand même plusieurs fois que tu me mets en boîte, ma belle… », pense-t-il joyeusement. Mais, bon prince, il ne fait pas durer le plaisir :
-    Bref, le fait est que même cet aspect des choses se retrouve dans ce fielleux bouquin. Je pourrais aussi évoquer un style plutôt actif que passif…
-    Ce qui, pour un bouquin de cul, est quand même plus vendeur, non ? lance Alma.
Ils rient tous les deux. La tour de la cathédrale, au loin, est comme embrasée par le soleil couchant. Pour la première fois depuis qu’il est arrivé dans cette ville Louis se détend un peu : « alcool + Alma, deux raisons de se laisser aller » se dit-il en admirant l’astre déclinant. Mais aussi deux raisons de se méfier…
-    Ce qui est intéressant également, c’est la zone géographique concernée, dit-il tourné vers la fenêtre.
-    Vous voulez dire le village ?
-    Oui, car à trois exceptions près, tous les faits relatés se passent au sein de Saint-Agnès de Marcilie.
Alma réfléchit un instant.
-    Ah oui, vous voulez parler des visites du maire à une femme d’un autre village, et… je ne vois pas les deux autres…
Louis boit une gorgée de vin, la fait rouler sur la langue, puis l’avale avec un soupir de satisfaction.
-    Eh bien, on peut aussi considérer le viol des brebis qui s’effectue sur le territoire de la commune voisine et les incartades du prêtre également.
-    Incartades ? En voilà un terme de boomer… Et pourquoi ? D’après le bouquin cela se passe dans le presbytère de Sainte-Agnés.
-    Oui, mais la dame en question, dans cette histoire, viendrait d’un autre village, elle.
-    Ah oui, je l’avais oublié. De Dolméry, c’est ça ?
Il fait mine d’applaudir et, ce faisant, renverse un peu de vin sur sa main. Il sort un mouchoir de sa poche pour essuyer les dégâts. « Et voilà, tu recommences à peine à boire que tu en fous partout… » se morigène-t-il.
-    Bravo, Alma, vous avez une très bonne mémoire. Ce sont les seuls cas extra-communaux si l’on peut dire.
-    Donc, le corbeau serait quelqu’un de la commune ?
-    Mmmh, pas obligatoirement. Mais ça renforce tout de même cette hypothèse, c’est vrai.
Un silence se fait et se prolonge, juste troublé par la sourde rumeur d’un téléviseur venant de l’étage en dessous. Ceci, ajouté à la douce lumière qui nimbe la pièce, fait plonger Louis dans une douce torpeur. L’effet du sancerre également sans doute. Alma, le regard tourné vers le plafond aux moulures poussiéreuses, chantonne doucement.
-    Tiens, si je me souviens bien, dans les cours de lisibilité, il y avait aussi les verbes polysémiques…, dit-elle en se redressant.
-    Absolument, Alma. Ces verbes fourre-tout, comme être, avoir, faire, voir, etc. Et, vous avez raison, c’est vrai que dans Plume d’Automne on n’en note pas trop l’usage… Là, également, l’auteur démontre plutôt une richesse de vocabulaire certaine. Je l’avais noté aussi.
Il se redresse et se tape sur les cuisses pour sortir de la somnolence alcoolisée qui le gagne.
-    Tiens, un petit test, mademoiselle la future journaliste : je fais une erreur de français… Trouvez mieux que ça !
-    Euh, je, je commets une erreur !
-    Hmm, plus fort, je fais un discours devant l’assemblée ?
-    Euh, mmhhh, attendez, ah oui, je prononce un discours !
-    Bingo. Allez, un dernier pour la route : je fais une blanquette.
-    Facile, triomphe-t-elle, je cuisine, je mitonne, je mijote, ah ah.
-    Chapeau bas miss.
-    Allez, on ouvre également le rouge pour fêter ça.
-    Je ferais bien une objection, commence Louis…
-    J’élèverais une objection, plutôt, non ? Mais comme c’est moi qui possède le tire-bouchon, on va donc procéder à ma façon.
Aussitôt dit, aussitôt fait, un troisième verre, empli de vin rubis, vient se poser à côté des deux autres. Alma lève le sien et le mire à la lumière de la lampe.
-    Mais vous en avez oublié un, cher maître.
-    Ah oui, lequel ?
-    Baiser. Il en a mis partout !
-    Ah ah, c’est vrai, ça.
-    Donc, si on résume : c’est quelqu’un d’instruit, probablement du village et d’environ quoi ? Cinquante ans ?
-    Oui, minimum, je pense, vu le vocabulaire utilisé.
-    Et vous disiez homme ou femme ?
Louis grimace et se frotte un sourcil d’un air pensif.
-    Ça c’est plus délicat à dire. Plusieurs paramètres peuvent entrer en ligne de compte : les points de vue exprimés, les termes fétiches, la sensibilité dont on fait montre, les angles d’attaque des situations, si je puis dire… Mais là, et je dois avouer que je me fie plus à mon instinct qu’à ma capacité d’observation, pour dire qu’à mon avis nous avons affaire à un homme.  
-    C’est l’impression que j’ai aussi. Eh bien nous avons un portrait-robot, c’est déjà ça. C’est pas mal dites-donc. (Elle se redresse) Vous n’auriez pas quelque chose à manger, des fois ?
-    Cela va nous permettre de resserrer un peu le cercle des recherches. Non, je n’ai pas grand-chose. Mais allez voir ce que vous trouvez si vous voulez…
Alma se lève et va farfouiller dans la cuisine.  Louis l’entend ouvrir le frigo, puis les placards. Il verse, non sans un pincement de culpabilité, son verre de vin rouge dans la plante en pot qui trône à côté de lui. « Est-ce que les polyphénols sont salutaires pour les végétaux ? » se demande-t-il en reposant son verre vide sur la table basse.
-    Dites, j’y pense tout à coup, clame Alma depuis la cuisine, est-ce qu’on pourrait rajouter « obsédé sexuel » à notre portrait-robot ?
-    Mmmmh, je n’en suis pas si sûr. Il se peut que ce livre soit plutôt le support d’une vengeance bien plus qu’un passe-temps libidineux en tant que tel.
-    Ah ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
-    La forme même. Les descriptions purement sexuelles sont assez brèves, il s’agit plus d’identifier des personnes et de les relier à des pratiques pour les dénoncer, dans ce bouquin.
-    Ouaip. Après tout c’est bien possible.
Chargée d’un paquet de biscottes déjà ouvert et d’un bocal de confiture, la jeune fille revient s’installer sur son fauteuil et entreprend de se faire des tartines.
-    Vous n’avez même pas de beurre, vous êtes un vrai ascète. Un ascète qui n’a rien dans son assiette, hé hé.
-    Je l’ai oublié en faisant mes courses.
-    Ah, ce Zeimer, quelle plaie, hé ? Vous auriez pu dire : en effectuant mes courses, non ?
-    Touché, coulé ! Voilà ce que c’est de boire ; nos neurones s’assèchent, à contrario.
Elle grignote son repas frugal tandis que Louis s’est levé pour aller admirer la rue éclairée par les réverbères. Les pavés bombés et inégaux brillent sous la petite bruine du soir.
-    Il se fait tard, Alma et je suis fatigué. Voulez-vous dormir ici ? Vous prendrez la chambre. A moins que votre mère ne s’inquiète…
-    Non, rit-elle, elle s’inquiète surtout lorsque je rentre tôt. Mais ne vous tracassez pas, dès que j’ai fini ce festin je rentre chez moi. Ce n’est pas très loin et les seuls loulous qui peuvent traîner dans les rues, je les connais tous. Pas de soucis. (Elle ramasse quelques miettes de biscottes étalées sur la table basse) Qu’est-ce qu’on fait demain, c’est quoi le programme ?
-    Vous avez une voiture ?
-    On peut appeler ça comme ça, oui, si on n’est pas trop exigeant.
Il se retourne vers elle.
-    Vous pourriez m’emmener à Sainte-Agnès ? Je crois qu’il est temps d’aller faire un tour là-bas.
-    J’espérais bien que vous alliez dire ça.

 

 

 

 

 

JOUR 3
Sainte-Agnès de Marcilie, 70 route de Villequiers
La sonnerie du téléphone interrompt la douce quiétude du petit déjeuner des Sarraut, instant privilégié entre tous pour le couple.
-    Ah flûte, râle Paul Sarraut, j’ai oublié de le mettre en mode silencieux hier.
Le répondeur se déclenche et une voix excitée se fait entendre.
-    Madame Sarraut ? C’est Marcel, il faudrait que vous veniez vite à la mairie, il s’est passé des choses cette nuit et… (un bruit de voix se fait entendre en arrière-plan) oui, euh, en fait, ce serait bien que vous voyiez ça par vous-même (nouveau bruit de discussion) … Oui, oui, je suis en ligne là… Bon, on vous attend, je suis avec Michel et Clémence et on sait pas trop quoi faire, c’est… enfin vous verrez par vous-même, c’est encore le mi...
Le bip de fin de message retentit coupant net la communication.
-    Qu’est-ce qu’il se passe à ton avis ? demande Paul à son épouse.
Elle s’est déjà levée et à lavé sa tasse.
-    Aucune idée. Mais il n’y a peut-être pas lieu de trop s’inquiéter, Marcel a une tendance à la dramatisation qui aurait pu faire de lui un excellent acteur de cinéma muet. Je peux prendre la voiture ?
-    Oui, je n’ai pas de visites prévues aujourd’hui. Tu m’appelles en cas de besoin, hein ?
***
Sainte-Agnès de Marcilie, Hôtel de Ville
Une dizaine de personnes s’attroupe devant la mairie aux volets verts et au fronton de laquelle pend un drapeau tricolore. Un petit homme replet se précipite vers Claudine dès qu’elle descend de son 4x4.
-    Madame Sarraut, venez voir ça…
Elle se laisse entrainer sur le parvis et lève la tête à l’unisson des spectateurs qui discutent avec force gestes et hochements de têtes. Interdite, elle découvre les tags peints sur la façade du bâtiment. Le premier « i » du mot Mairie a été effacé, recouvert de peinture blanche, et sous le prénom Marie ainsi créé a été rajoutée à la peinture noire l’injonction : « Couche-toi là ! ». Les coulures sous la phrase nouvellement peinte ajoutent un aspect un peu sinistre à l’ensemble.
-    Et ce n’est pas tout, venez-voir… dit le petit homme en la saisissant par le coude.
-    Mais…
-    Venez, venez !
Suivi par quelques personnes le couple se dirige vers le centre du village. Ebahie, l’adjointe se laisse entrainer sans protester par l’employé municipal. Ils parviennent sur la place Jules Ferry, bordée d’un côté par l’église et de l’autre par le bar-restaurant du couple Béranger. Colette, l’une des propriétaires se tient, mains sur les hanches, devant la vitrine principale.
-    Ah, bonjour, Madame Sarraut, s’exclame-t-elle en avisant l’adjointe, non mais vous avez vu ce bazar ? Ça veut dire quoi, ça ?
Claudine suit des yeux le doigt pointé vers la vitrine. A l’emplacement réservé à l’affichage du menu, des inscriptions ont été ajoutées, avec ce type de peinture blanche souvent utilisée par les restaurateurs pour indiquer leurs plats du jour :
Spécialités du pays :
Morues sur canapé
Queue de bœuf en trique
Gigot à l’ail en chemise de nuit
Moules en petites marinières
Langue de porc en cunnilingus
Raies au beurre blanc
Dindes fourrées aux gros pruneaux
-    Gigot à l’ail en chemise de nuit ! C’est malin ça… Grogne Denise Béranger en sortant de l’établissement et en s’essuyant les mains avec un torchon à carreaux. Non, mais vraiment, c’est fin, c’est délicat ! poursuit-elle en venant s’installer aux côtés de sa compagne.
Cette dernière lui pose une main rassurante sur l’épaule.
-    Calme-toi ma grande, on sait bien qu’il reste encore quelques primates en liberté par ici.
-    Ouais, et sur le chemin de l’évolution, il y en a même qui ont commencé le voyage retour ! râle Denise en tentant vainement d’effacer l’inscription avec son torchon.
Marcel tapote sur le bras de l’adjointe :
-    Et c’est pas fini ! Regardez ça…
Il brandit un portable sur lequel il fait défiler des photos. Claudine reconnaît la croix verte de la pharmacie du village que quelqu’un a coiffé d’une sorte de préservatif en plastique, puis le panneau de la salle des fêtes, rebaptisée « Salle des Fesses » au marqueur rouge et, enfin, celui de l’entrée de ville transformé en « Seins-D’agnès de la Lie » à la bombe de peinture fluo.  
-    Mais c’est quoi ce bordel à la fin, merde ! s’exclame-t-elle, hors d’elle.
-    C’est le mot, rétorque l’une des personnes présente dans l’attroupement, c’est même le mot juste, madame Sarraut…  
***
N151 Entre Bourges et Sancergues
-    C’est vrai que cette auto gagnerait sûrement à avoir quelques boulons de plus, remarque Louis, la tête tournée vers le paysage de champs et de bosquets qui défile derrière la vitre.
-    Vous voulez parler des vibrations ? Il paraît que ça vient de l’arbre à cames, ou du vilebrequin, ou de je ne sais quoi… J’ai rien compris.
-    En tout cas c’est rassurant, cela tend à prouver qu’elle a un moteur.
-    Dites, si vous voulez finir à pied, dites-le-moi franchement. Non, mais regardez-moi cet abruti !
La petite Twingo hors d’âge se déporte sur le côté pour éviter la collision avec un scooter zigzagant sur la route.
-    Il est pas tout seul dans sa tête, celui-là, remarque Alma.
-    Ça veut dire quoi, ça ?
-    Qu’il est bourré, c’est fréquent par ici. Région vinicole…
Comme la Twingo se déporte encore légèrement vers la gauche, un camion arrivant dans l’autre sens leur lance des appels de phares furieux. Alma sourit en direction du rétroviseur.
-    J’aime bien conduire, ça me détend.
Louis tire sur sa clope électronique, un nuage vaporeux se forme autour de lui.
-    C’est plutôt plat par ici, fait-il remarquer, une main crispée sur la ceinture de sécurité.
-    Assez oui. (Elle tapote sur le volant) Dites, je me disais, vous avez pensé à fouiner du côté de l’éditeur du bouquin ?
-    Oui, j’ai appelé Denis Hachard ce matin avant votre arrivée pour lui demander s’il pouvait voir ça. Il m’a dit qu’il mettrait Stevie là-dessus. Mais je ne suis guère optimiste.
-    Pourquoi ça ?
-    Franchement, ce serait trop facile, je pense que toutes les précautions ont été prises par l’auteur.
Alma ralentit, met son clignotant, puis engage la voiture dans une petite route à gauche en direction de Sainte-Agnès de Marcilie. Légèrement bombée, la chaussée laisse apparaître des marques brunes de transport de fumier récent. Un fumet de bouse de vaches envahit l’habitacle. Louis entreprend de baisser la vitre de sa portière mais la petite manivelle lui reste dans la main.
-    Désolé, fait-il en tentant maladroitement de remettre l’accessoire en place.
-    Bah, c’est rien, ça arrive tout le temps. Mettez-la dans la boîte à gants.
Mais, une fois la trappe ouverte, un flot hétéroclite d’objets se répand aux pieds du passager, avant que la petite porte ne choie elle-même, coiffant le tas comme une visière posée de travers. Alma a un geste insouciant :
-    Il y a un sac de courses derrière, mettez tout dedans et fichez tout ça sur la banquette arrière.
-    Si ça vous ennuie pas, j’attendrai que nous soyons arrivés, je crains d’avoir mal au cœur si je m’agite ainsi, répond Louis.
-    Si ça ne vous ennuie pas de voyager comme ça…
-    Pensez-vous, tant que le siège tient…
-    De toutes façons, on est presque arrivés.
Et, en effet, après une série de virages assez prononcés, ils voient apparaître le panneau d’entrée du village au bord de la route.
-    J’ai l’impression que l’atmosphère est en train de se tendre grave ici, constate Alma en avisant le tag qui défigure la plaque routière.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, Lieu-dit Chez Jouanneau, côte de Marcilie
René et Renée Laurimoux forment un couple très uni. Dans le village, on les respecte pour cette harmonie conjugale affichée dont beaucoup de couples aimeraient jouir pareillement. René est plus âgé que sa compagne de 10 ans. Muet de naissance, il a dû se battre toute sa vie pour faire son trou, et l’habileté avec laquelle il se sert de ses mains pour travailler le bois n’y est pas étrangère.
Il tient la menuiserie Leclerc, qu’il a rachetée, il y a une dizaine d’années, à un brave homme du même nom qu’une maladie pernicieuse et invalidante a fini par terrasser. Il travaille seul, avec sa femme, sourde à 90%, qu’il a rencontrée dans un établissement spécialisé lorsqu’il avait 45 ans, après une tentative de suicide. Renée Laurimoux sait tenir les comptes comme personne et assure la pérennité de leur petite entreprise grâce à une pratique sourcilleuse de la gestion.
A cette heure, elle revient du village où elle a vu les habitants s’étonner pour certains, se fâcher pour d’autres, des dégradations effectuées pendant la nuit. C’est à l’aide du sabir qu’elle a appris avec un orthophoniste qu’elle relate à son époux les évènements qui agitent le landerneau de la commune. René lui répond grâce au langage des signes qu’il a acquis, lui, lorsqu’il est tombé amoureux d’elle.
René s’étonne de ce que lui raconte sa femme. Il est outré par les inscriptions ajoutées aux édifices, qu’il juge vulgaires et déplacées. Renée, de son côté, les trouve plutôt drôles et lui dit qu’elle le trouve un peu vieux jeu sur ce coup-là. Il hoche la tête lorsqu’elle lui fait remarquer que, pour une fois, il se passe quelque chose d’inattendu dans ce patelin si tranquille d’habitude. Si tranquille que cela en devient monotone à la longue, déplore-t-elle souvent.
Il finit par en convenir, heureux de la voir rieuse et enjouée lorsqu’elle lui montre les photos qu’elle a prise sur son portable. Des deux époux, c’est elle la plus optimiste et la plus perméable à l’humour et à la gaité des bons moments de la vie. Lorsqu’elle en arrive à la vue du menu ajouté sur la façade du bar-restaurant, elle lui demande lequel de ces plats lui ferait plaisir ce soir. Il agite les mains, interloqué : « Mais tu saurais faire un de ces trucs-là, toi ? ». Le rire de Renée résonne dans toute la pièce. Un rire un peu faux, qu’elle n’a jamais pu entendre, mais qui agit sur lui comme un baume au cœur. « Tu verras bien », lui fait-elle comprendre, « Maintenant va donc chez les Roland prendre les mesures pour leur cuisine ».
Il va pour se rendre à l’atelier mais se ravise et revient vers elle. Il lui demande si elle pense que tout cela est en lien avec le livre. « Bien sûr » lui répond-t-elle. « Et avec… tu sais qui ? » poursuit-il.  Elle réfléchit quelques instants. La gaîté semble s’évaporer de son regard si bleu avant que de réapparaître bien vite. « Sans doute » articule-t-elle lentement, « Sans doute ».
Il la prend dans ses bras et ils restent un moment serrés l’un contre l’autre. La sonnerie du téléphone le fait sursauter. Elle aussi, mais par osmose de le sentir frémir contre elle. Il ne peut y répondre bien sûr, elle ne l’entend pas, de son côté, mais tout le monde sait que l’on peut leur laisser un message, qu’il écoutera par la suite.
***
Bourges, Rue Moyenne.
-    Tu commences à me courir avec cette histoire d’indien à plumes, fulmine Denis Hachard en prenant le café que lui tend son jeune collaborateur. Ça te vient d’où, cette manie ?
-    De la fac, c’est comme ça que l’on appelait nos profs et les administratifs.
-    Ouais, bon. Dis-moi, tu me les imagines bien sur la tête, ces foutues plumes ?
-    Bien sûr, chef, répond Stevie en soufflant sur son mug. Où d’autre, sinon ?
-    Mruumff, va pas trop loin quand même, hein ?
Le Rédac chef se laisse aller dans son fauteuil, dont les pieds grincent sous son poids.
-    Bon, dis-donc, t’as fait ce que je t’ai demandé en appelant ce numéro ?
-    Ouais. Ben, il n’y a pas grand-chose à en tirer… C’est un imprimeur qui propose de l’autoédition en à-côté, pour des tirages limités. (Il boit une gorgée de café).
-    Et ? s’impatiente Hachard.
-    Ben la confidentialité fait partie de son contrat de vente et il ne veut pas révéler le nom de son euh, client. D’ailleurs il dit qu’il ne l’a jamais rencontré et que tout s’est fait par téléphone.
Hachard écarte les bras.
-    Et par mail.
-    Pardon ?
-    Je dis, et par mail, il a bien fallu qu’il reçoive le document…
-    Ah, non, même ça ça s’est fait par courrier. Une clef usb.
-    Merde. Et pour la livraison des exemplaires ?
-    Un coursier en bécane. Pas de nom sur les sacoches, rien.
Le Rédac chef soupire.
-    La vache, c’est Fantomas ce mec. Et pour le paiement ?
-    Il n’a pas voulu me le dire. (Nouvelle gorgée de café). Mais je l’ai un peu cuisiné et je pense qu’en fait ça s’est fait en liquide avec le coursier.
-    Bon, ben voilà, fin de l’histoire alors ?
-    Je crois bien chef. Je vous laisse l’annoncer à Louis Banon ?
-    Oui, oui, je lui dirai dès qu’il appellera.

***
Sainte-Agnès de Marcilie, rue Audebert
Alma gare sa petite voiture sous les frondaisons d’un majestueux platane dont les feuilles découpent la lumière en fines tranches dorées sur le bitume. Après s’être extraite de la Twingo il lui faut aider Louis dont la portière refuse de s’ouvrir de l’intérieur.
-    Vous êtes sure qu’il s’agit bien du presbytère ? fait-il en s’étirant, une fois sorti du véhicule.
-    Oui, oui, le GPS l’indique clairement, assure-t-elle en exhibant son portable. Comment se nomme le curé, au fait ?
-    Jérôme Décize.
Ils remontent une allée bordée de massifs, délimitée par une barrière en bois bringuebalante. Le presbytère, austère maison de pierres grises, les domine de toute la hauteur de ses deux étages aux fenêtres sombres.
-    Qu’est-ce qu’on fait ? demande Alma, une fois parvenue devant la porte, on dirait qu’il n’y a personne.
-    Essayons quand même, répond Louis en appuyant sur le bouton de la sonnette.
Un carillon retentit à l’intérieur. Une voix d’homme se fait entendre puis un bruit de pas. La porte s’ouvre bientôt sur un homme, grand et sec, qui les dévisage sans aménité.
-    Oui ? fait-il, puis, sans attendre de réponse : Ah, je vois…
Il produit un curieux bruit de gorge et retourne dans la maison en laissant la porte entrouverte. Alma lance un regard interrogatif à Louis, qui lui fait signe d’entrer. Ils pénètrent dans un couloir sombre au bout duquel ils débouchent dans une vaste pièce qui fait fonction de cuisine, de salle à manger où trône une grande table ovale, et même de salon avec ses deux fauteuils installés face à un poste de télé hors d’âge. L’homme a pris place à table, la tête entre les mains, les coudes posés sur la nappe à carreaux.
-    Monsieur le curé, euh, monsieur… mon père ? fait Alma en s’approchant de l’homme.
Louis s’installe sur une chaise en faisant signe à Alma de faire de même. Un silence s’installe, troublé seulement par la respiration du prêtre. Avisant une cafetière posée près de l’évier avec un paquet de café ouvert à côté, la jeune fille se relève et se dirige vers le coin cuisine.
-    Vous permettez ? Je pense qu’un café serait utile… demande-t-elle en direction de l’homme.
-    Faites donc, répond celui-ci sans même relever la tête.
Alma s’active pendant que Louis attend en silence, les mains posées sur la table, le regard fixé sur une des fenêtres située devant lui. Le glougloutement de la machine à café rompt bientôt le silence et une odeur de mouture se répand dans la pièce. Comme elle n’ose plus poser de questions, Alma entreprend de fouiller dans le placard fixé au-dessus de l’évier à la recherche de tasses. La chance lui sourit et elle découvre ce qu’elle convoite sans avoir à ouvrir trop de portes. Elle sert trois tasses et les pose sur une planche à découper en bois pour faire office de plateau.
L’homme lève enfin la tête lorsqu’elle dépose un café devant lui. C’est d’une voix plus ferme qu’il dit alors :
-    Merci, mademoiselle. C’est exactement ce dont j’avais besoin, effectivement.
-    Je, euh, je vous en prie.
-    Vous êtes bien jeune pour une journaliste…
-    Je ne suis que stagiaire.    
Ils sirotent leurs cafés en silence. L’horloge du salon sonne la demie de dix heures suivie par un coup de cloche de l’église toute proche. Le prêtre passe la main sur son visage d’un air las.
-    J’imagine que vous avez lu le livre ?
-    Oui, confirme Alma, tandis que Louis se contente d’un hochement de tête.
-    Bon. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
Alma va pour répondre mais Louis lui fait comprendre, d’un signe discret, de ne rien dire. Le prêtre se ressert en café et avale d’un trait sa tasse. Il s’anime tout à coup, en agitant les mains :
-    Eh bien oui, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise que vous n’ayez pas déjà décidé d’entendre ? Parce que, bien sûr en ce moment, hein, l’église catholique, on peut s’en donner à cœur joie et à loisir hein ? Avec toutes ces affaires de… (il en bégaye d’émotion) de… d’abus d’enfants, de comportements odieux, de plaintes et de procès retentissants, de scandales dans les médias, de films et de livres à succès, et tutti quanti ! Autant plaider coupable tout de suite, hein, dans cette pétaudière et n’en plus parler.
-    Monsieur le curé… tente de le calmer Alma.
Mais un nouveau geste de Louis la fait taire. Le prêtre se lève alors et se met à arpenter la pièce d’un pas nerveux.
-    Bien sûr je n’ignore pas les comportements condamnables de certains d’entre nous… Bien évidemment, je n’ignore pas la souffrance causée à tous ces innocents, les dégâts irréparables commis contre leur innocence, le foulement aux pieds de leur enfance, les terribles conséquences de ces actes ignobles pour notre église et notre foi… C’est, c’est tout simplement inimaginable ! C’est un lien sacré rompu pour toujours… Une horreur de plus dans un monde qui n’en a guère besoin d’autres !
Il s’interrompt et se sert une nouvelle tasse de café. Un énorme tracteur passe dans la rue causant des vibrations qui se ressentent jusque dans les vieilles poutres courant au plafond.
-    Vous ne notez rien ? demande-t-il en se tournant vers ses visiteurs. Non, je vois, vous enregistrez sans doute… la technologie moderne… Et puis comme ça, ça finira plus vite sur Internet, évidemment.
Il se rassied et dévisage Alma.
-    Vous voyez, moi, je suis de l’ancienne génération. Celle de l’écrit, celle de la parole donnée, celle du respect des gens et des réputations.
-    Eh bien oui, je… tente de répondre Alma en se tortillant sur sa chaise, gênée.
L’homme balaye ses paroles d’un geste de la main.
-    Mais bast, peu importe.  Il faut vivre avec son temps, n’est-ce pas, et c’est ce qui nous incombe à nous autres, savoir rester proches de nos brebis… Ne pas nous laisser nous égarer dans l’ombre de la vallée des larmes alors que l’époque rutile sous les paillettes et les néons des vanités exacerbées, télévisées et, surtout, informatisées.
Alma se retient avec difficulté de lui faire remarquer que, justement, concernant les brebis, un de ses paroissiens semble les apprécier au-delà du raisonnable. Mais il lui semble que l’humour ne soit pas, pour le moment, le meilleur vecteur de communication à utiliser. De plus, l’air sérieux et concentré de Louis la conforte dans cette impression.
-    Eh bien, oui, la page 66 de ce maudit ouvrage me met en cause, poursuit le prêtre, moi ainsi que madame Grajewski, la pauvre femme… Et vous savez quoi ? Eh bien voilà un scoop pour vous :  Catherine et moi avons bien connu une histoire d’amour oui, et même eu des relations charnelles, je le dis aujourd’hui devant vous et devant Dieu, qui n’ignore rien de mes sentiments pour elle. Seulement voilà…
Il s’interrompt et se dirige vers un buffet d’où il sort une bouteille enveloppée d’un treillis en osier ainsi que trois petits verres à pied, qu’il remplit sous les yeux effarés de ses visiteurs.
-    Seulement voilà, tout cela remonte à loin, à l’époque où j’étais au séminaire, voyez-vous ? Alors ça va quelque peu éventer vos révélations, je le crains. Car depuis mon ordonnancement, il y a des années de cela, nous nous rencontrons certes régulièrement, mais tout ce qu’il y a de plus chastement, par Dieu ! Et j’affirme ici haut et fort que les… les choses décrites dans ce livre du diable ne sont que balivernes, billevesées et coquecigrues !
Il se tait, hors d’haleine, et avale d’un trait son verre qu’il repose ensuite en le faisant claquer sur la table.
-    C’est de la poire, fait-il en se resservant.
Alma lance un regard à Louis mais celui-ci se contente de fixer son verre sans y toucher. Elle se décide à tremper les lèvres dans le sien, avale prudemment, marque sa surprise, puis déclare en clapant de la langue :
-    Ah oui, et c’est de la bonne.
Le même monstrueux tracteur repasse dans l’autre sens. Le verre plein du prêtre déborde légèrement sur la table. Il éponge avec son doigt le liquide qu’il porte ensuite à ses lèvres.
-    A partir de là, que vous dire de plus ? Catherine, depuis son veuvage, a besoin de parler à quelqu’un de temps en temps, sa ferme étant très isolée à Dolméry. Et il se trouve que je suis sans doute son ami le plus proche à présent… Alors oui, elle me rend visite régulièrement, dès que… dès que son moral flanche et qu’elle cherche un peu de réconfort. Mais ça se résume à cela, nous parlons, je l’écoute… et j’essaie de la réconforter du mieux que je peux. La situation de la ferme est difficile et elle se débat dans des problèmes sans fin.
-    Donc, ce que vous nous dites, c’est que toutes les choses évoquées dans ce livre et ces pseudo-révélations vous concernant ne sont que mensonges et coque… euh, affabulations ? C’est ça ? demande Alma avant de s’offrir une gorgée d’eau de vie.
-    C’est ça, ce ne sont que mensonges et affabulations, je le jure devant vous et devant Dieu.
-    Amen, conclut la jeune fille, avant de finir son verre.
Le prêtre se tourne alors vers Louis.
-    Mais vous, vous ne dites rien, vous êtes bien silencieux pour un journaliste….
Louis repousse doucement son verre sous l’œil désapprobateur d’Alma.
-    Pour être franc, mon père, ce n’est pas cet aspect des choses qui m’intéresse.
-    Ah ? Et alors pourquoi donc êtes-vous venus jusqu’ici si ce n’est pour les frasques supposées que l’on me prête, à moi et à cette malheureuse Catherine, je veux dire à madame Grajewski ?
-    Je ne veux pas vous vexer, Jérôme, car c’est bien votre prénom n’est-ce pas ? Mais ces frasques dont vous parlez, vraies ou fausses, ne présentent aucun intérêt pour nous.
Il sort un exemplaire de Plume d’Automne de sa sacoche et le pose sur la table.
-    Tout ce qu’il y a là-dedans se résume, au fond, à des histoires entre adultes consentants, que voulez-vous que j’en fasse ? Je ne travaille pas pour la presse people, non plus pour celle à sensations, et ne le ferai jamais.
Il s’interrompt un instant, tend la main vers le petit verre, puis se ravise.
-    En revanche, votre analyse de la chose, en tant que prêtre du village, m’intéresse au plus haut point. Car il s’agit bien ici de votre paroisse, n’est-ce pas, et vous y connaissez donc tout le monde ?
-    Ah ? s’étonne le prêtre, vraiment ? Mais, vous savez, ce n’est pas ma seule paroisse… Il n’y a même plus de messe célébrée chaque dimanche ici, quant aux confessions, on en n’entend plus guère, depuis des lustres.
-    Oui, je n’ignore pas que vous devez à présent devenir prêtres itinérants. Mais celle-ci est bien celle où vous résidez, et ce depuis de nombreuses années à présent, non ?
-    C’est vrai.
Louis se penche vers son interlocuteur. Ce faisant il manque de renverser le verre d’alcool qu’Alma rattrape in extremis.
-    Alors, fait-il, qu’en pensez-vous, vous ?
-    De ? fait le prêtre, égaré.
-    De ce truc bon sang, s’agace Louis en tapant sur le livre du plat de la main, vous savez bien !
L’homme d’église pousse un long soupir. Il prend le verre des mains d’Alma et le boit d’un trait. Il conserve le silence pendant une longue minute tandis que Louis se contente de l’observer sans rien dire. Alma sent qu’une tension est en train de monter entre les deux hommes. Pour se donner contenance, elle se lève pour aller remplir un broc d’eau au robinet et revient avec trois verres à moutarde qu’elle pose sur la table. Louis, reconnaissant, remplit l’un deux et le vide d’un trait.
-    Qu’est-ce que vous voulez savoir ?  lâche enfin le prêtre.
-    Tout ce qui concerne le corbeau.
-    Alors, vous allez être déçus.
-    Dites toujours, on fera le tri.
L’horloge sonne cette fois onze coups, toujours suivie, comme en écho, par la cloche de l’église. Alma ne refuse pas la dose d’eau de vie que lui propose le prêtre avant de se servir lui-même. Ce dernier reste un instant pensif, sirotant lentement d’une main et tripotant le petit livre noir de l’autre.
-    Nous allons être déçus, dites-vous ? relance Louis.
-    Oui, car je ne sais pas grand-chose de cette histoire. Et le nom de la personne qui a commis ce…ce… (il agite le livre en l’air) m’est totalement inconnu. En revanche, ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’est passé quelque chose d’étrange il y a trois ou quatre ans, je ne saurais être plus précis, ici, dans ce village. Quelque chose qui, à mon avis, possède un lien avec ça.
Les deux journalistes échangent un regard entendu. Louis s’avance vers la table.
-    D’étrange ? C’est-à-dire ?
-    Comme je vous l’ai dit, je ne saurais être très précis, (le prêtre lance un regard aigu à Louis) car je suis resté en dehors de tout ça. Et d’ailleurs je n’avais guère de temps à l’époque pour m’y intéresser, un des prêtres de notre congrégation venait de démissionner de son sacerdoce et nous avons tous eu beaucoup de travail pour pallier sa…sa défection et se répartir les...
-    Maintenu en dehors de quoi ? s’agace Louis.
-    De ce que j’ai compris, il s’agissait d’un cercle. Le cercle Sator si ma mémoire est exacte.
Louis se gratte la tête.
-    Si je ne m’abuse, sator veut dire semeur en latin ?
-    Oui, ou créateur, métaphoriquement. Il s’agissait d’une sorte de cercle de lecture et d’atelier d’écriture, d’après ce que j’ai compris.
-    Un cercle de lecture…
-    Oui, c’était ça, et d’écriture, je crois.
-    Qui a organisé ce truc ?
-    Je ne sais pas, je ne l’ai jamais rencontré. Quelqu’un d’étranger à la ville et même à la région, il me semble.
-    Il a eu du succès ?
-    Auprès d’un certain nombre d’habitants, oui, je crois bien. Mais, encore une fois, on ne m’en a pas parlé directement et j’étais très occupé, comme je vous l’ai dit. Je pense que vous pourriez en savoir un peu plus auprès de… Oh mon dieu, j’allais oublier.
-    Oublier quoi ?
-    J’allais vous proposer de parler de cela avec cette pauvre madame Letiers, répond le prêtre, troublé. Elle était très impliquée dans cette affaire… Comment ai-je pu oublier… cette pauvre femme…
-    Vous devriez peut-être y aller un peu plus doucement sur la poire, mon père, intervient Alma.
-    Oui, euh, c’est vrai que je gère très mal mes émotions, alors… s’excuse-t-il, mais comment ai-je pu… ?
-    Et il n’y aurait personne d’autre capable de nous fournir des informations concernant ce cercle Sator ? Quelqu’un qui aurait fait partie de ce cercle, par exemple ? demande Louis.
Le prêtre réfléchit quelques instants.
-    Peut-être madame Sylvie Delmotte, c’est l’une des infirmières qui travaille au pôle santé, je crois qu’elle était partie prenante. Oui, peut-être obtiendrez-vous des informations auprès d’elle…
-    Je vous remercie, mon père, nous allons vous laisser, conclut Louis en se levant, désolés pour le dérangement.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, Hôtel de ville.
Claudine Sarraut fulmine au téléphone.
-    Comment ça, il n’est pas en état de venir me parler ? Mais enfin, Bernadette, ce qui se passe en ville est grave, nous allons avoir besoin de provoquer une réunion publique, bon sang ! La présence du maire est… Pardon, comment ? Il est parti chez sa sœur à Montluçon ? Mais, enfin, sans même nous en parler avant ? C’est tout de même un peu léger de sa part… Il a son portable au moins ? Non ? Et elle n’en a pas non plus ? Elle a un fixe alors ? Ah, vous n’avez pas le numéro sous la main… je m’en doutais un peu. Bon, eh bien merci, Bernadette, on va se débrouiller sans lui.
Elle coupe la communication sans écouter les justifications de sa correspondante jusqu’au bout. Depuis son socle en bois, à l’autre bout de la salle, Marianne semble lui adresser un sourire narquois.
***
Sancergues, locaux de la gendarmerie nationale.
L’adjudante-cheffe Marceline Poupelin souffle sur son café fumant. La petite salle servant de cuisine et de coin-repas est jonchée des restes du pot d’adieu d’hier. Des guirlandes en papier crépon pendent encore au plafond et des bouteilles de cidre vides gisent à côté des piles penchées de gobelets en carton. La photo du major Réjols, à présent retraité, trône encore au milieu des confettis et des serpentins.
Elle songe à l’appel qu’elle a reçu de la maire adjointe de Sainte-Agnès de Marcilie, une certaine Claudine Sarraut, qu’elle n’a encore jamais rencontré. Il semble que des petits plaisantins se soient rendus coupables de dégradations sur plusieurs bâtiments de la ville, ce qui est plutôt inattendu dans le coin où les détériorations de ce genre sont plutôt réalisées dans les villes et les gros bourgs. L’adjointe au maire pense qu’il y a un lien avec le petit livre qu’elle a trouvé, avec le gendarme Lenoir, lorsqu’ils sont intervenus sur le site du suicide de la veuve Letiers. Mais comme rien n’indiquait vraiment de lien direct avec la victime, elle ne l’a parcouru qu’en diagonale. Un ramassis d’histoires stupides de tromperies et sexe sans intérêt. De plus, toutes les personnes interrogées ont alors décrit madame Letiers comme étant une personne dépressive et plutôt renfermée, ce qui a renforcé l’idée du suicide. Et puis, après plusieurs années passées à Cayenne, elle en a vu d’autres, et des plus sordides, des cas de suicides.
Elle termine son café, lave son mug dans l’évier, puis se rend dans la brigade. Lenoir est devant son écran en train de taper un rapport quelconque à moins qu’il ne soit en train d’effectuer des recherches Internet sur la voiture qu’il convoite d’acheter en ce moment.
-    Alors, combien de litres aux cent ? lance-t-elle, mutine.
-    Pardon ? fait le jeune homme en rougissant.
-    Je vous demande combien de litre aux cent consomme la Sandero…
-    Ah, non, je n’étais pas là-dessus, je cherchais si je trouvais des photos des tags faits à Sainte-Agnès.
-    Et alors, vous en avez trouvés ?
-    Non, il n’y a encore rien, répond le jeune homme en fermant la page d’accueil du site Dacia.
-    Eh bien, ce n’est pas grave, on va aller voir ça sur place de toutes façons. Je vais prévenir la mairie que nous arrivons. Vous, vous sortez la voiture et on se retrouve devant.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, rue Audebert
-    Vous m’avez fait quoi, là ? râle Alma tandis qu’ils rejoignent la voiture en sortant du presbytère.
-    Oui pardon, je suis désolé Alma, répond un Louis gêné, je ne suis pas habitué à travailler en équipe. Il faut que je me police ; la prochaine fois je vous brieferais avant…
Alma s’arrête devant la Twingo et commence à fouiller dans ses poches.
-    Parce que là, j’ai vécu un grand moment de solitude, hein. Elles sont passées où ces foutues clefs, merde !
-    J’en suis conscient. Je crois qu’elles viennent de tomber par terre, non ? Dites, ce serait peut-être mieux que je conduise, qu’en pensez-vous ?
Il ramasse le petit trousseau de clefs pendant au bout d’un panda miniature tandis qu’Alma contourne la Renault.
-    Si vous voulez… On va où, au fait ? Voir cette infirmière ?
-    Non, je préfère aller rencontrer le maire avant. N’oubliez pas que nous sommes parfaitement étrangers ici, un vernis de légalité ne nous serait pas inutile ; je voudrais obtenir son aval pour mener notre enquête.
La jeune fille bataille avec la porte passager qui refuse de s’ouvrir. Elle finit par y balancer un grand coup de pied, provoquant la chute de la glace du rétroviseur extérieur.
-    Ah, quand même ! triomphe-t-elle alors que la portière cède enfin.
Elle s’appuie sur le toit de la voiture.
-    Vous êtes curieux quand même… Alors, c’était quoi votre méthode, avec le curé, tout à l’heure ?
-    La force du silence, Alma, répond Louis en s’installant au volant. De moins en moins employée de nos jours alors que tout le monde pérore sans cesse. Je sentais qu’il lui fallait d’abord vider son sac avant de nous donner quelque chose d’utile. Savoir se taire est également important dans notre métier.
Alma renifle et s’essuie le nez.
-    C’était presque gênant cette, euh, confession. On sent tellement de tristesse derrière tout ça.
-    Oui, Alma, la solitude et le manque d’amour ravagent les campagnes encore plus surement que la précarité et la paupérisation. Le manque d’écoute également… Multiplier les questions ne pouvait que le perturber et reculer d’autant le moment de vérité.
-    Je croyais que vous vous en fichiez de son histoire d’amour avec cette femme ?
-    Non, pas vraiment en fait. C’était important de pouvoir éliminer cette histoire des frasques supposées exposées dans le livre. Mais je voulais surtout obtenir de lui un nom, une piste plus sérieuse à suivre. Je me doutais qu’il aurait ça sous le coude.
-    Mais comment vous sentez ça ? fait-elle en prenant place à son tour dans l’habitacle.
-    C’est difficile à dire. Appelez-ça intuition, expérience, analyse… Sans doute un mélange des trois.
-    Ok, je le note, même si c’est flou... Mais il ne nous a pas dit grand-chose, au fond.
-    Au contraire, je commence à entrevoir quelque chose.
-    Ah ? Ce truc sator là ? Bon, ben, je vous fais confiance. Et qu’est-ce qu’on va faire avec le maire, alors ? Vous avez promis de me briefer cette fois…
-    Oui, c’est vrai. Vous savez, Alma, un élu local a trois piliers de fonctionnement selon sa situation : la promotion de son action au niveau local, sa réélection, ce qui va de pair, ou sa tranquillité s’il ne souhaite pas de nouveau mandat. Il suffit de découvrir quel est, ou quels sont, les bons.
-    Hala vamos alors. Dites, vous m’avez fichu une belle pagaille ici...
***
Paris, Tour Windgate, La Défense
La réunion vient de se clore et les participants quittent peu à peu la grande salle pour rejoindre leurs bureaux respectifs. L’animateur range ses dossiers et éteint le vidéoprojecteur. Charles-Albert Delaruelle, impeccable dans son costume trois pièces de coupe anglaise « Savile Row », s’approche d’Henri Dejonquères, plus sobrement vêtu en prêt-à-porter de luxe. Les deux hommes se retirent dans un des coins-alcôves de la pièce. Imprudent, un jeune cadre s’approche d’eux pour les saluer servilement mais il se fait sèchement renvoyer d’un geste impératif par Charles-Albert.
-    Quel pot-de-colle, celui-là, ricane Dejonquères, je l’ai dans les pattes toute la journée.
Le grand boss extirpe un pouche de tabac de sa poche intérieure et se le fourre sous la langue.
-    Un peu de patience, on le mutera dans les DOM dès que zon père aura zigné la convention avec nous, zozotte-t-il légèrement du fait du corps étranger dans sa bouche.
-    Ce sera un vrai soulagement. Ça marche bien, ça, vos trucs à sucer ?
-    Ça ne vaut pas un bon havane, mais que voulez-vous ? Saint Claude Evin m’a « tuer », n’est-ce pas ?
-    Bah, vous êtes ici chez vous, vous pourriez bien faire ce que vous voulez…
-    Ici, oui, peut-être, mais chez moi, sûrement pas…
Dejonquères se marre intérieurement. Eh oui, le grand Charles-Albert, terreur de nombre de ses collaborateurs et cauchemar de ses concurrents, l’ami des ministres et des hommes d’Etat, le faiseur de rois et de princes, vit sous la coupe de sa dragonne d’épouse, qui se trouve être également la source de sa fortune. « Selon que vous serez puissant ou misérable, la matrone aura raison de vous quoi qu’il arrive », pense-t-il, amusé.
-    Ça vous amuse Henri ?
-    Non, non, se rattrape Dejonquères, dont le front se perle de sueur, je pensais juste qu’un poste à Mamoudzou ou à Saint Laurent du Maroni seraient très bien pour lui.
-    On verra mon vieux, on verra lorsque le moment se présentera. Bon, passons à notre autre affaire, comment ça se passe ?
-    Bien, j’ai eu Hachard au téléphone, le paquet est bien arrivé et mis au chaud là-bas. J’ai bien recommandé à ce qu’il soit maintenu sur la touche.
-    Hachard, en voilà un qui sait aussi ce que c’est que d’être limogé ; ils vont bien s’entendre tous les deux.
Assailli par une furieuse envie de fumer, Dejonquères se retient difficilement d’allumer une cigarette.
-    Est-ce que je peux vous poser une question qui me tarabuste ?
-    Allez-y mon vieux.
-    Pourquoi vous préoccupez-vous tant de ces deux cloportes, vous avez tellement à faire…
La sonnerie du portable du boss retentit sous sa veste. Il le sort, en consulte l’écran, puis appuie sur la touche « silence ».
-    En ce qui concerne Hachard, on va dire que c’est sentimental, nous avons commencé quasiment ensemble au Télégramme de Brest, il y a quelques décennies. Pour Banon, c’est autre chose… Il ne faut surtout pas sous-estimer son pouvoir de nuisance, ce serait une grave erreur. D’ailleurs, à ce propos… (il s’interrompt pour cracher son pouche dans une des poubelles en plastique à proximité), j’aimerais que vous réfléchissiez à une solution plus, disons, définitive, à présent.
Le front de Dejonquères s’emperle à nouveau.
-    A quoi pensez-vous ?
-    Moi ? A rien. Ça vous revient ça, non ?
***
Sainte-Agnès de Marcilie, 156 route de Neuvy
Comme souvent, Noël s’effondre en premier, pesant de tout son poids contre elle. Madeleine lui passe une main tendre dans les cheveux.
-    Je suis désolé, Maddie, j’avais tellement envie de toi… lui murmure-t-il à l’oreille en se retirant doucement.
Son amante ne dit rien. Elle aurait aimé que cet instant dure un peu. La tendresse relâchée suivant l’acte d’amour a toujours été son moment préféré. Libéré de la passion, parfois brutale, de l’envie, Noël se laisse quelquefois aller à de vrais moments d’intimité et de confidences. De toutes façons, ignorée par un mari grossier et rustre et un amant plus tendre mais souvent empressé, elle ne connaît que très rarement le plaisir. Sauf, quelquefois, lorsqu’elle est seule et qu’elle ose outrepasser les barrières de son éducation rigoriste. Par la fenêtre entrebâillée, le chant d’un coq au loin la fait sourire : le voilà bien l’orgueil du mâle, dans toute sa merveilleuse et ridicule splendeur.
Noël s’assied dans le lit. Redevenu pudibond après l’orgasme, il recouvre les fesses de Madeleine avec le drap.  
-    Voilà, comme ça ce fichu corbeau pourra écrire un nouveau chapitre, fait-il en direction de la fenêtre entrouverte.
« Disons plus raisonnablement, un entrefilet » pense Madeleine pour elle-même. Elle sourit en s’étirant.
-    Tu es sûre que le Claude ne se doute de rien ? s’inquiète son amant.
Elle se redresse sur un coude.
-    Comment veux-tu qu’il ne se doute de rien ? Il a lu le livre comme tout le monde. Il n’ignore rien de nous et de nos rendez-vous maintenant. Mais la foire aux bestiaux de Verdigny, tu penses, il ne peut pas la louper…
-    Comme ça, au milieu des bêtes à cornes, il sera bien, rigole Noël.
-    Ne sois pas cruel. Je sais qu’il souffre, mais il a trop d’orgueil pour le montrer. Et puis nous faisons chambre à part depuis si longtemps qu’il ne sait pas comment s’y prendre pour en parler.
-    De toutes façons, c’est un taiseux. Jamais entendu plus de quatre mots de suite de sa part.
Une sourde douleur irradie dans la poitrine de Madeleine ; elle ne le connaît que trop bien ce silence. D’abord presque charmant, elle le prenait pour de l’écoute attentive, il est devenu de plus en plus opaque au fil des années. Jusqu’à matérialiser cette infranchissable et épaisse muraille à présent durablement érigée entre eux deux. Un mur de silence que ne troublent plus que les paroles du quotidien et les bruits des animaux de l’exploitation. Un silence assourdissant, comme elle a appris à le décrire en découvrant le sens du mot « oxymore » avec Armand et l’atelier d’écriture.
Elle songe avec un peu d’amertume que Noël a beau jeu de se moquer de tout ça, lui dont l’épouse est déjà partie depuis longtemps vers d’autres cieux. Le laissant libre de mener une autre vie sans les contraintes du mensonge et des faux-fuyants. Elle aimerait tant pouvoir jouir d’une telle liberté, d’une telle légèreté d’existence…
Déjà il se lève pour se rendre dans la salle de bain. Déjà il va passer à autre chose alors qu’elle devra rentrer chez elle, s’adonner au quotidien, à la préparation de ce repas qu’ils mangeront ce soir en silence avec le journal télévisé comme seul interlocuteur. Et supporter les reproches muets dans le regard de son époux, qu’elle appelle déjà en secret son « et puis… », pour tenter de croire à une suite possible à sa vie. Sans lui.
Le bruit de la douche lui parvient depuis la salle de bain. Elle s’étire à nouveau, s’étalant sur toute la surface du lit. Il lui reste encore quelques instants de tranquillité dont elle compte bien profiter avant le retour à la vie réelle.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, Hôtel de ville.
Louis gare la petite Twingo à côté de la Citroën de la gendarmerie sur le parking de la mairie. Recroquevillée sur le siège passager, Alma dort du sommeil du juste la tête posée contre la vitre. Il retire son blouson et le pose sur les jambes de la jeune fille, puis descend de la voiture le plus discrètement possible.
Plusieurs personnes discutent dans le hall du bâtiment, un couple de gendarmes et une femme et un homme rondouillard. Louis s’approche d’eux pour entendre leurs propos.
-    Donc, vous nous adressez les photos que vous avez prises par mail et on vous attend à la gendarmerie pour le dépôt de plainte, dit l’adjudante-cheffe à ses interlocuteurs. En l’absence du maire, vous pourrez tout à fait le faire au nom de la municipalité madame l’adjointe.
-    Très bien, je viendrai sans doute dans l’après-midi répond l’élégante femme blonde. D’ici là monsieur Lansquet vous aura envoyé ses photos, n’est-ce pas Marcel ?
-    Je m’en occupe dès que nous avons fini, acquiesce le petit homme en secouant la tête énergiquement.
-    Vous voulez quoi ? demande le jeune gendarme en avisant Louis.
-    Je suis journaliste, je travaille pour l’Echo, répond ce dernier en s’avançant vers eux.
-    Et vous êtes déjà là ?
-    Bah, oui…
Le jeune homme sort un crayon et un carnet de sa poche.
-    Et vous pouvez me donner votre nom ?
-    Banon.
-    Vous ne voulez pas me donner votre nom ? s’étonne le gendarme.
-    Non, non ce n’est pas ça, s’amuse Louis. C’est mon nom, Banon, Louis B-A-N-O-N, épelle-t-il.
L’adjudante-cheffe s’avance à son tour.
-    On aurait bien aimé vous voir hier pour le départ en retraite. Une photo et un petit mot dans l’Echo auraient fait plaisir au major Réjols, renaude-t-elle.
-    Que voulez-vous, nous ne sommes pas assez nombreux, répond Louis, paumes ouvertes, on avait déjà la remise du trophée de pêche à Lantilly et la fin des travaux de la salle polyvalente de Sainte-Gemme en sancerrois, ment-il effrontément, alors…  
-    Ouais, c’est un peu comme chez nous, tempère la gendarme, bon, ben essayez de passer quand même quand vous le pourrez.
-    Promis, on lui fera un truc aux petits oignons.
-    Bon, on va vous laisser messieurs-dames, on a tout ce qu’il nous faut, conclut l’adjudante-cheffe en se tournant vers Claudine Sarraut. A cet après-midi donc.
Les gendarmes partent après les salutations d’usage. Louis en profite pour exhiber sa carte de presse.
-    Pourriez-vous me consacrer un instant madame le maire ?
-    Ah pas encore, rigole le dénommé Marcel. Aux prochaines élections peut-être.
-    Oui, j’avais cru comprendre, mais il semble que vous en fassiez office pour le moment, non ?
-    Venez dans mon bureau, j’aimerais vous parler, répond l’adjointe en se dirigeant vers l’escalier qui mène aux étages.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, parking de l’hôtel de ville.
Alma se réveille en sursaut au bruit d’un puissant moteur de tracteur. Elle ouvre les yeux et se demande pendant quelques instants où elle se trouve et pourquoi le blouson de Louis repose sur ses genoux. Puis la mémoire lui revient en même temps qu’un horrible mal de tête. Elle cherche le journaliste et, ne le voyant pas, sort de la voiture. La bouche pâteuse, le pas incertain et avec une furieuse envie d’uriner, elle aborde un passant pour s’enquérir du bar le plus proche. Celui-ci lui indique le café « Chez Les Filles » à quelques encâblures de là.
-    Vous pourrez aussi y déjeuner, c’est très bon en général. Bon, ne vous fiez pas au menu en devanture pour le moment, il s’agit d’une mauvaise plaisanterie, précise le quidam avant de poursuivre son chemin.
Suivant le conseil prodigué, Alma se rend dans le bar-tabac-presse-restaurant indiqué. La personne derrière le comptoir, une solide femme d’une quarantaine d’années, l’accueille avec un sourire engageant.
-    Tiens, une nouvelle tête, fait-elle en essuyant des verres, ce n’est pas si fréquent par ici. Mais c’est vrai que l’on commence à devenir célèbres…
-    B‘jour, marmonne Alma, vous avez des toilettes ?
-    Oh, oh, gueule de bois, hein ? Filez à l’étage pour les toilettes, l’escalier est par là, le temps pour moi de vous préparer un booster maison. Ça vous tente ? C’est souverain pour remettre les idées en place.
-    Cool.
Lâchant son torchon, Colette Béranger s’attelle à la fabrication de son breuvage aux vertus thérapeutiques, alors que la jeune fille disparaît dans l’escalier. Elle pense à la visite des deux gendarmes, tout à l’heure, venus constater les dégâts sur la vitrine et se faire offrir un café. L’adjudante-cheffe lui a fait le meilleur effet, une femme forte et manifestement compétente. Sans même parler de l’attrait de l’uniforme…  
Sa compagne, Denise, ne décolère pas depuis ce matin. Elle s’est rendue en ville acheter de quoi nettoyer la devanture pour en effacer les inscriptions ineptes. C’est vrai que cette histoire commence à leur taper sur les nerfs. Déjà, le bouquin, avec ses révélations scandaleuses, les a mises dans une mauvaise position… alors là, avec le gag idiot du menu, ça commence à faire beaucoup.
-    La vache, avec vos néons, là, j’ai une de ces têtes de thon dans la glace ! râle Alma en revenant.
-    Oui, c’est vrai que c’est assez affreux cet éclairage. On doit le changer mais ça traine, ça traine… Tenez, votre booster est prêt.
-    Qu’est-ce que c’est, au juste ?
-    Formule secrète, transmise de mère en fille depuis des générations.
-    Vous auriez de l’aspirine aussi, par hasard ?
-    Ça je n’ai pas le droit normalement, mais comme vous m’avez l’air d’en avoir vraiment besoin… On va faire une exception. Vous faites quoi dans le coin, à part prendre des cuites ?
Alma prend le temps d’avaler la moitié du booster et mettre le cachet fourni aimablement dans un grand verre d’eau avant de répondre.
-    Journaliste. On vient au sujet du bouquin.
-    Oh… Ben pour dire vrai, on aimerait autant pas avoir trop de publicité autour de ce truc là.
-    Je comprends ça. En fait, non, je me suis mal exprimée, le bouquin on s’en tape. On veut surtout découvrir qui est l’auteur dérangé derrière ça.
Un homme entre pour acheter des cigarettes. Colette s’interrompt pour le servir.
-    Alors là, je vous suis à cent pour cent, fait-elle en revenant. Trouvez ce saligaud et on saura s’occuper de lui.
-    Vous auriez une piste pour nous ? Dites, c’est bon votre truc là, je peux en avoir un autre.
-    Non, je ne vous conseille pas d’en abuser. Vous ne voulez pas un café plutôt ? Quant à celui qui a écrit ça, hélas non, je ne vois pas.
-    Dac, mais un double alors. Vraiment aucune idée ?
-    Vous savez, on entend beaucoup de choses lorsque l’on tient un café. Mais là, curieusement, rien n’a filtré jusqu’à nous.
-    Vous dites « ce saligaud », vous pensez donc que c’est un homme ?
La tenancière s’avance vers Alma et pose ses deux poings sur le comptoir.
-    Bien sûr, y’a qu’un homme pour écrire des saloperies pareilles !
-    Ok, ok. Mais je répète, vraiment aucune idée ?
-    Ecoutez, ni moi ni Denise ne voulons être mêlées à tout ça. Mais si vous me promettez de me garantir l’anonymat, je peux vous donner quelque chose…
-    Promis, juré.
Après s’être assurée que les quelques clients assis dans la salle ne leur prêtent aucune attention, Colette farfouille sous le comptoir. Elle en extrait un petit rectangle de carton de la taille d’une carte de visite qu’elle tend à la jeune fille. Celle-ci s’en saisit et l’observe avec attention. Une des faces s’avère totalement blanche, alors que sur l’autre apparaissent imprimés en noir les mots suivants :
SATOR – AREPO – TENET – OPERA – ROTAS
-    Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est du latin ?
-    Aucune idée, jeune fille, fait Colette en reprenant l’essuyage de ses verres. C’est un client bourré qui a oublié ça un jour sur le comptoir. Il disait qu’il faisait partie d’une sorte de club ou de je ne sais quoi… Une sorte de machin plus ou moins payant dans lequel plusieurs habitants s’étaient inscrits, si on a bien compris. Mais faut dire qu’il en tenait une bonne, alors ne m’en demandez pas plus…
-    Tiens donc… Sator… j’ai déjà entendu ça quelque part.
-    Mais je vais vous demander de ranger ce truc et de n’en parler à personne dans le village.
***
Paris, Tour Windgate, La Défense
Maeva Alpha n’est pas ce que l’on peut appeler une tendre. Ni une grande sentimentale. Sculptée par la nature pour asservir les hommes en les menant par leurs sens, ou par « le bout du nez », comme lui disait sa mère, ce à quoi elle répliquait qu’elle visait un autre bout, sensiblement plus efficace d’après elle, elle jouit d’une plastique parfaite. Son vrai nom de baptême est Marielle Crépeau, ce qu’elle a bien vite transformé en un Maeva bien plus sexy suivi de ce pseudonyme Alpha, correspondant à sa véritable place dans la hiérarchie humaine selon elle. Son terrain de chasse ? Les mâles Bêta, troupeau bêlant corvéable à merci et si aisée à réduire en esclavage volontaire. Eventuellement les femmes aussi, pour peu que leur nature les rendît sensible à sa beauté proprement fascinante et à sa sensualité vésuvienne, comme elle la définissait elle-même. « Certaines femmes sont nées de Vénus, moi je suis plutôt sortie du Vésuve », avait-elle coutume de dire avant de jeter son dévolu sur une nouvelle proie.
Après un cursus d’études médiocre qu’elle avait su toutefois optimiser et faire briller au moment de rédiger son CV, la jeune femme avait rejoint le groupe Tetra Press & Broadcast, en se faisant embaucher comme assistante auprès d’un directeur délégué de seconde zone. Une fois dans la place, entreprenante, dévouée et pas trop délicate lorsqu’il s’agissait d’effectuer des tâches de toute nature, elle avait su se faire remarquer par les personnes adéquates afin de tracer son chemin dans le dédale des strates de ce conglomérat européen de communication. Trahissant aussi rapidement les personnes auxquelles elle avait fait allégeance tout aussi prestement, Maeva s’approchait aujourd’hui du dernier cercle restreint des hauts cadres dirigeants.
Mais elle abordait à présent un terrain beaucoup moins favorable, ou pullulaient les mâles et les femelles alphas, où il lui fallait à présent savoir user de plus de diplomatie et de stratégie que d’habitude pour parvenir à ses fins. Malgré tout, son absence totale de scrupules et de valeurs morales restait encore son meilleur atout dans cet univers biaisé et mouvant. Et sa beauté, au fil des années, n’avait fait que croitre comme si le diable lui-même lui concoctait les cosmétiques dont elle usait avec finesse et talent.
A présent, assise jambes croisées devant cet homme à l’air sournois, elle sent l’effet électrisant que son sourire produit sur lui, bien qu’il essaie, maladroitement, de le cacher. Ce qu’il vient de lui proposer l’a surprise, de par son côté inhabituel et retors déjà, mais pas vraiment désarçonnée ; elle en a déjà fait tellement d’autres…
-    Et quand pensez-vous que je doive m’y rendre ? demande-t-elle de sa voix la plus soyeuse.
-    Dès demain, si vous le pouvez. Mais le pouvez-vous ? répond-t-il en tapotant sur son bureau.
Elle se caresse le bout du nez, geste charmant qu’elle a emprunté à Marylin Monroe après avoir vu et revu tous ses films. Elle se recule dans son siège :
-    Et pour mon… ma nouvelle fonction ?
Il sourit, ouvre un tiroir de son bureau et en extrait un document agrafé qu’il pose devant lui.
-    Comme vous le voyez, il ne manque plus que la signature.
-    Je suis d’accord alors, acquiesce-t-elle en se levant avec le maximum de grâce possible, comme Sylvia Krystel s’extrayant de son fameux fauteuil en osier.
Il se lève à son tour et la rejoint.
-    Une voiture de fonction viendra vous prendre en bas de chez vous demain matin.
Il la raccompagne à la porte, laissant traîner sa main dans son dos un tout petit peu plus bas que l’usage ne le voudrait.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, Hôtel de ville.
Après une discussion que l’adjointe juge constructive, Louis et elle viennent de parvenir à un accord. De fait la tension se relâche un peu dans la pièce et Claudine, satisfaite du terrain d’entente qu’ils viennent de délimiter, songe au maire et à ses inconséquences : « Il faudra vraiment que nous ayons une mise à plat franche, tous les deux », se dit-elle en pinçant les lèvres. Elle trouve Louis visiblement compétent et n’en revient toujours pas d’avoir affaire à un journaliste de sa trempe dans cette sordide histoire. Mais elle a cru comprendre, à demi-mot, les causes de sa présence ici : une sorte de mise à pied suite à un désaccord avec sa hiérarchie. Cette situation la surprend un peu, bien sûr, mais comme elle se sait ignorante des mœurs de la presse en général… pourquoi pas, après tout ? Et dans un sens, tant mieux, car il lui semble de taille à pouvoir débusquer ce fameux corbeau et l’aider ainsi à mettre fin à ses agissements.
-    Je crois que je vais vous laisser, fait Louis en entendant les cloches de l’église sonner ; la pendule accrochée au mur lui confirmant qu’il est treize heures.
Une tête apparaît alors dans l’embrasure de la porte après avoir discrètement toqué.
-    Madame Sarraut ?
-    Oui, Clémence, qu’y a-t-il ?
-    Il y a une jeune femme en bas qui dit être la collègue de monsieur et qui souhaite vous rejoindre.
Claudine se tourne vers Louis.
-    Vous la connaissez ?
-    Oui, absolument, acquiesce ce dernier. Il doit s’agir d’Alma. Si cela ne vous dérange pas de nous consacrer quelques minutes supplémentaires, je souhaiterais justement qu’elle puisse vous montrer quelque chose pour les besoins de notre enquête.
Un instant plus tard, un peu éberluée, l’adjointe contemple la jeune fille vêtue d’un blouson d’homme un peu trop grand pour elle, et dont la chevelure mériterait un bon coup de peigne, qui vient de prendre place sur l’autre fauteuil visiteur. « Elle pourrait être très jolie, se dit-elle, si seulement elle prenait un peu plus soin de son apparence ».
-    Que vouliez-vous me montrer ? demande-t-elle à Louis.
-    Alma, pourriez-vous retrouver la photo de cet homme que vous avez prise au cimetière, celui qui prend des notes, vous savez ?
-    Oui, bien sûr. Une minute…
Après une rapide manipulation la jeune fille tend son téléphone à Claudine. Un homme apparaît sur l’écran.
-    Oh, vous étiez à l’enterrement de cette pauvre madame Letiers ? Je n’ai pas pu m’y rendre moi-même mais il y avait Jacques, un autre membre du conseil municipal, c’est une bien triste histoire.
-    Vous connaissez cet homme ? demande Louis, penché en avant.
-    Non, ça ne me dit rien. Quelqu’un de sa famille, peut-être ?
-    Peut-être. En tout cas pas quelqu’un du village à votre avis ?
-    Non, je ne pense pas. Je connais à peu près tout le monde depuis que nous en sommes à notre deuxième mandature. (Elle scrute à nouveau l’écran du petit appareil) Et ce visage-là ne me dis rien du tout. Il prend des notes avez-vous dit ? Mon dieu, vous pensez qu’il pourrait s’agir…
Louis se rencogne dans son siège tandis qu’Alma range son téléphone.
-    Franchement je n’en sais rien, à l’heure actuelle c’est juste une piste que nous suivons.
-    Et moi j’ai ça, intervient la jeune fille en exhibant la petite carte donnée par la tenancière, ça vous parle ?
L’adjointe marque le coup en lisant les mots imprimés sur le rectangle de papier. Elle porte la main à son cou pour caresser la petite croix dorée qui y pend au bout d’une chainette.  
-    Le carré Sator, fait-elle, où avez-vous eu ça ?
-    Ah désolée, madame, mais je dois protéger mes sources qui souhaitent rester anonymes. Mais si je comprends bien, vous connaissez ces, euh, mots là ? poursuit-elle en ignorant délibérément les yeux froncés de Louis.
-    Oui, bien sûr. Le carré magique. Il s’agit d’un symbole chrétien très ancien, qu’est-ce qu’il a à voir avec tout ça ?
-    Aucune idée. Franchement… Mais j’espérais que vous…
Claudine réfléchit quelques instants tandis que Louis saisit la carte et la découvre à son tour. Il lance un regard interrogateur à Alma qui lui répond par un signe d’attente.
-    Ecoutez, si vous pensez que cela peut être utile, et compte-tenu que nous sommes tombés d’accord avec monsieur Banon sur la façon de conduire votre enquête, je peux vous indiquer une personne qui saura vous apporter un éclairage sur le sens du carré Sator.
-    C’est pas de refus, accepte Alma en sortant sans vergogne un stylo et un petit carnet du blouson de Louis.
***
Bourges, rue Moyenne.
-    Bon sang, qu’est-ce que c’est que ce binz ? s’exclame Denis Hachard en découvrant le message dans sa boîte mail.
-    Qu’est-ce qui se passe chef, un souci ? demande Stevie en enfilant un blouson de moto pour aller réaliser un reportage à l’usine de Rosières.
-    Un souci, je ne sais pas, mais un truc bizarre, ça oui.
-    C’est-à-dire ? Vous avez vu mon casque ?
-    Il est resté sur la moto, andouille. Mais, oui, un truc étrange. Figure-toi que le siège me demande de prévenir Louis qu’il aura une visite demain soir, chez lui.
-    Une visite de quelqu’un du siège, de qui ?
-    Sais pas, c’est pas précisé...
-    Et ça veut dire quoi, à votre avis ?
-    Mmmh, peut-être une tentative de médiation, voire carrément de réconciliation, qui sait ?
-    C’est plutôt cool, ça. Qu’est-ce qui vous paraît bizarre là-dedans ?
-     Ben c’est pas du tout le genre de la maison, ça, vois-tu…
Saint-Agnès de Marcilie, Château de Marisol.
Garée à côté de l’imposante Rolls-Royce Silver Shadow, la Twingo ressemble à une cariole à bras que l’on aurait posée là par inadvertance.
-    Vous savez, je n’aurais jamais cru pouvoir un jour dire cette phrase, déclare Alma alors qu’elle bataille à nouveau pour ouvrir sa porte.
-    Mmmmh ?
-    « Je dois protéger mes sources afin d’en garantir l’anonymat ». Je biche, je vous avoue, Louis, je biche. Vous savez, j’aime bien travailler avec vous, on se croirait dans du Hadley Chase.
La porte finit par céder dans un grincement pénible.
-    C’est là ? Eh bien dites-donc, c’est carrément un château, ça ! s’extasie Alma en enfilant à nouveau le blouson de Louis.
-    C’est en tout cas ce que nous a indiqué l’adjointe au maire. Dites, vous avez fouillé dans mes poches ?
-    Euh, oui, répond Alma, penaude. Je n’avais pas d’argent pour payer mon café, tout à l’heure, au bar, alors...
Elle se garde bien de préciser qu’avec le « booster » maison, l’addition s’est révélée plutôt salée. Déjà que le journaliste avait réglé leur déjeuner avec sa carte bleue tout à l’heure…
-    Et c’est un érudit qui vit ici ? demande-t-elle pour faire diversion.
-    Simon de Lavalette est vicomte et docteur en sciences archéologiques, semble-t-il, spécialisé en archéologie biblique de plus, je crois.
Alma s’approche de la Rolls et en scrute l’intérieur, les mains en coupe devant la vitre avant.
-    C’est bizarre là-dedans, on doit avoir l’impression d’être assis chez une vieille tante british…
-    C’est un peu ça, s’amuse Louis. Savez-vous que le test ultime pour une Rolls sortant de l’usine consistait, à l’époque, à poser un verre plein sur le capot avant de mettre le moteur en marche ? Si la moindre goutte d’eau se renversait, elle retournait au réglage.
-    Eh ben, je pense qu’avec la mienne, ils auraient du boulot… (Elle se tourne vers lui) Au fait, c’est quoi ça, l’archéologie biblique ?
-    Je crois que cela consiste en l'étude du passé de la Terre sainte au travers de la lecture de la Bible.
-    Eh bé, depuis ici, en plein Berry ?
-    J’imagine que le docteur effectue des voyages vers le Moyen-Orient de temps en temps…
Il est 16 heures pile à la montre de Louis lorsqu’ils sonnent à la porte de l’imposante bâtisse néogothique qui trône au milieu d’un parc plus ou moins bien entretenu. Alma referme le carnet sur lequel est noté l’adresse du lieu, ainsi que les mots du carré Sator, qu’elle tente de conserver en mémoire, et qu’elle a recopiés en colonne :
SATOR
AREPO
TENET
OPERA
ROTAS
Un homme habillé en laquais de la vieille époque ouvre alors ; le sourire qu’il arbore leur semble un peu figé mais de bon aloi.
-    Monsieur Banon et mademoiselle Ruiz-Dora ? leur demande-t-il en les scrutant par-dessus ses lunettes demi-lunes.
-    C’est cela.
-    Soyez les bienvenus. Je vais vous conduire jusqu’au cabinet de travail du docteur, leur dit-il en s’effaçant pour les laisser passer.
Le hall est gigantesque et assez impressionnant avec son carrelage noir et blanc, ses boiseries lustrées et ses grandes tentures mauves qui filtrent la lumière en ce milieu d’après-midi. Ils empruntent un large escalier de marbre qui les mène au premier étage, puis ils s’enfoncent dans un couloir où règne une pénombre mauve du fait des abat-jours de la même teinte placés aux murs à espaces réguliers.
-    Le docteur souffre d’une affection aux yeux, explique le majordome sans se retourner, ce qui lui impose d’évoluer dans une faible luminosité. Voilà, nous y sommes.
Il s’efface à nouveau et fait une petite courbette devant une porte à deux battants munie de grosses poignées de bronze poli. D’un geste engageant il leur fait signe de tourner l’une des poignées puis se retire sans autre forme de procès. Louis s’approche de la porte mais n’a pas besoin de faire quoi que ce soit car elle s’ouvre alors devant lui.
-    C’est le château de Dracula… murmure Alma.
Plus qu’un bureau ils découvrent une immense bibliothèque dont les rayons chargés de volumes s’étendent jusqu’au plafond. La même lumière mauve baigne le tout, faible mais suffisante pour permettre de distinguer un homme de haute stature, assez maigre, qui se tient debout à côté d’un bureau de style Louis XVI parfaitement lustré. Ses yeux rougis, sa peau très pâle et ses cheveux d’un blanc de neige révèlent qu’il souffre d’albinisme.
-    Monsieur Banon, mademoiselle Ruiz-Dora, fait-il en s’avançant vers eux, c’est un véritable plaisir de faire votre connaissance.
Il enserre la main tendue de Louis entre les siennes en un geste chaleureux et accueillant. Il a des mains immenses et très fines, aux ongles parfaitement manucurés. Puis il prend Alma par l’épaule et les entraîne vers deux fauteuils disposés devant l’âtre d’une cheminée et un haut siège en bois d’aspect médiéval.
-    Venez vous mettre à l’aise, nous serons plus confortables pour discuter. Chester nous apportera bientôt des pâtisseries et du thé. Eh oui, que voulez-vous, j’emploie un majordome anglais ; ces gens-là sont les seuls à savoir faire un thé convenable, il faut bien le reconnaître.
Ils prennent place dans les fauteuils de part et d’autre d’un grand plateau oriental argenté qui fait office de table basse. Les flammes dans la cheminée dansent en crépitant. Une légère fragrance d’encens flotte dans l’air. Ils regardent leur vis-à-vis pendant qu’ils s’installent. Le vicomte replie ses longues jambes sous son siège austère et réunit ses mains en pyramide devant son visage.
-    Ainsi vous vous intéressez au carré Sator ?
-    C’est-à-dire, répond Louis, que sur le chemin de notre enquête concernant le corbeau responsable de l’opus que vous devez connaître, nous sommes tombés dessus.
-    Et vous pensez qu’il y a un lien ?
-    A ce stade, difficile de le dire. Nous comptons un peu sur vous pour nous apporter quelques lumières.
-    Bon, si je peux vous être utile… Madame Sarraut m’a prévenu de votre demande, aussi vous ai-je préparé une petite présentation.
Le vicomte saisit une télécommande et appuie sur un bouton. Un panneau de bois se soulève lentement au-dessus de la cheminée, révélant un écran plat. Une image y apparaît bientôt :

 

-    Voilà, vous découvrez l’énigme du fameux carré magique antique dit « Sator », retrouvé dans de nombreux endroits du monde, mais notamment à Pompéi, et que l’on date de quelques années après Jésus-Christ, sans doute aux alentours de la période néronienne.
-    Qu’a-t-il de magique, monsieur le comte ? réagit aussitôt Alma.
-    Vicomte, ma chère, vous me flattez… Eh bien je vais vous le montrer sous une forme simplifiée, plus lisible, pour vous donner toutes les explications relatives à la chose. La photo disparaît, remplacée par un tableau rempli de lettres :

 

-    Voilà, ainsi on se rend mieux compte de ses caractéristiques. Outre le fait que les mots peuvent se lire dans n’importe quel sens, ce qui rend déjà ce carré palindromique remarquable, les exégètes qui se sont penchés sur la question en ont traduits les termes selon le mode suivant :
SATOR, le semeur
TENET, tient, dirige
OPERA, les œuvres
ROTAS, les roues.
-    Ce que le chercheur John E. Lang, poursuit-il, a traduit en restructurant la phrase ainsi : « Le Semeur (Dieu), dirige les œuvres (des hommes) et les rouages (de l’univers) ». Formulation séduisante, notamment pour nous autres chercheurs chrétiens certes, mais qui laisse toutefois de côté le mot « Arepo », dont on ne trouve aucun sens en latin connu.
-    Attendez, oui je vois… le second dans l’ordre, c’est ça ? demande Alma, qui reproduit le tableau sur son carnet.
-    C’est cela. Certains chercheurs pensaient avoir trouvé une correspondance avec un terme d'origine hébraïque, sous la forme d’une des déclinaisons du verbe repha, ou repa, qui signifie guérir, rétablir, assister, pardonner... D’autres soutenaient qu’il s’agissait d’un « hapax », néologisme datant du XVIIe siècle indiquant qu'un mot, une expression, est quasiment unique et ne permet pas de traduction en d’autres langues. Ce qui reviendrait à dire qu’« Arépo » aurait été placé là juste pour les besoins du palindrome et de son fonctionnement. D’autres, encore, y voient la proximité avec un terme gaulois signifiant « charrue ». Mais, in fine, force est de reconnaître que l’énigme persiste quant à ce fameux « AREPO ».
Louis s’agite sur son siège.
-    Ce sont les seules interprétations ?
-    Non, chacun y voit un peu ce qu’il souhaite y trouver, comme souvent dans ces énigmes littéraires… il existe aussi des interprétations profanes et c’est aussi cela la magie du carré Sator. Mais force m’est de reconnaître que cette interprétation chrétienne me sied, bien évidemment, même si cet hapax me gêne aussi, voire me frustre, bien sûr.
-    C’eut été plus simple avec « apéro » murmure Alma en direction de Louis, qui lui fait les gros yeux en retour.
Mais leur hôte ne semblant pas avoir entendu, ou relevé, Louis lance une diversion :
-    Vous venez de dire « me gêne » monsieur le vicomte…
-    Vous pouvez m’appeler docteur, c’est plus simple. Eh bien, oui, je confesse que ces explications, un peu filandreuses, ne me convenaient pas vraiment. C’est tout le problème avec ces inscriptions codées, ces formules magiques, ces gematrias et autres énigmes… Leur compréhension ne passe pas forcément par leur traduction littérale, ou même interprétée bien sûr, mais bien plutôt par l’étude contextuelle fouillée de leurs propos, par la mise en exergue patiente du message profond qu’elles souhaitent véhiculer sous leur manteau de dissimulation. C’est d’ailleurs tout ce que nous faisons, nous chercheurs, à partir des récits bibliques si chargés de symboles.
-    Vous parlez comme un livre, ne peut s’empêcher de remarquer Alma.
Le vicomte a un petit rire sec, presque douloureux.
-    Décidément, vous me flattez encore, jeune fille.
-    Et donc vous avez percé le mystère de cet Arepo ?
-    Ecoutez… commence le vicomte.
Le majordome pénètre à ce moment dans la pièce et vient déposer diverses choses sur le plateau argenté, dont une splendide théière et un plateau chargé de pâtisseries.
-    Eh oui, poursuit-il en servant le thé, une fois le serviteur reparti, vous imaginez bien que je ne pouvais me satisfaire de tout cela. Vous vous intéressez vous-mêmes aux énigmes littéraires et autres codes, monsieur Banon ?
-    Je vous avoue que je ne suis pas très doué pour le déchiffrage. Un de mes professeurs, lorsque j’étais étudiant, avait cette passion autrefois. Il travaillait notamment sur un code inventé par un des stratèges d’Alexandre qui lui permettait de transmettre les ordres et les directives de façon secrète aux généraux de son armée. C’était très élaboré déjà, j’avais cru comprendre.
-    Pff, un jeu d’enfant, balaye l’albinos. C’est le B-A BA du déchiffrage, ça.
-    Vous voyez, je suis donc parfaitement néophyte en la matière.
-    Mmmh, ce thé est délicieux, s’extasie Alma en goutant son breuvage brûlant.
-    Vous avez bon goût, mademoiselle, c’est du lapsang-souchong.
Louis déguste également son thé qu’il trouve toutefois un peu fort à son goût. Il se dit que, même si les informations recueillies aujourd’hui s’avèrent fort intéressantes, il ne parvient toutefois pas encore à relier tout cela pour en constituer un tableau cohérent. Quel peut bien être le lien entre ce carré magique, ce fameux club dont lui a parlé Alma dans la voiture, ainsi que le prêtre, et ce bouquin de révélations minables ? Peut-être que leur prochaine interlocutrice sur sa liste, l’infirmière Sylvie Delmotte, pourra leur fournir une piste plus tangible…
-    Le carré a donné lieu à bien d’autres interprétations, poursuit le vicomte. En 1926, un prêtre du nom de Felix Grosser remarque que l’on peut écrire, en croix et sous forme d’anagramme, les mots « Pater Noster » entourés des lettres A et O. Lettres restantes dont il ne sait pas quoi faire dans un premier temps, jusqu’à ce qu’il lui vienne à l’idée qu’ils pouvaient représenter les Alpha et Omega grecs.  
-    Attendez, sous forme d’anagramme dites-vous ? Ah oui, d’accord, je comprends… fait-elle alors qu’une nouvelle figure apparait à l’écran :
 
-    Mais dans ce cas, comment interpréter ces Alpha et Omega ?
-    Voyons, jeune fille… rappelez-vous l’Apocalypse de Jean, I, 8 : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, dit le Seigneur Dieu, Celui qui est, qui était et qui sera, le Tout-Puissant ». Vous me suivez ?
-    Euh, oui, je ne suis pas très férue en catéchisme, je le crains.
-    Nul n’est parfait, c’est ainsi que nous fûmes créés. Mais ce déchiffrage a été jugé par d’autres trop approximatif pour être véritablement retenu. D’autre part, un autre prêtre a, au moyen-âge, trouvé une autre anagramme, parfaite celle-ci, disant : SATAN TER ORO TE OPERA PRAESTO, ce qui signifie, une fois traduit du latin : « Satan, je t’en prie trois fois, agis sur le champ ».
-    La vache ! C’est curieux ça…
-    N’est-ce pas ? Comme je vous le disais, ce carré magique recèle bien des possibilités. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai poursuivi mes propres recherches, convaincu que l’on pouvait encore découvrir d’autres sens.
-    Ainsi, si vous me permettez d’être aussi directe, docteur, vous auriez découvert ce que le vocable « arepo » voulait dire dans le fameux carré ? relance Alma, hissant son niveau de vocabulaire pour se rattraper auprès de Louis, si je comprends bien votre propos sous-jacent ?
-    Comme vous y allez, chère demoiselle ! Droit au but, c’est bien là l’impatience de la jeunesse… Mais, soit, si cela vous intéresse, je consens à vous faire profiter de mes propres recherches. Suivez bien la démonstration…
Alma saisit deux gâteaux dans le plateau qu’elle pose en équilibre sur le bras de son fauteuil.
-    Je suis tout ouïe docteur.
Alma reprend plusieurs pâtisseries après s‘être resservie en thé.
-    J’allais vous proposer de vous resservir, mais je vois que c’est fait, remarque le vicomte, un peu estomaqué.
-    Et donc, votre analyse à vous ? réitère Alma.
-    J’y viens. Où en étais-je ? Ah oui, l’alpha et l’oméga… Donc, maintenant, prenons le mot AREPO qui nous pose souci.
-    Oui, ce terme intraduisible…
-    Jusqu’à un certain point, voyez-vous car, pour cela, il faut savoir regarder autrement… Replacer la chose dans son contexte, comme je vous le disais. Observez que les lettres A et O encadrent à nouveau les trois lettres REP dans ce mot…
-    Alpha et Omega donc, c’est ça ?
-    Absolument. Et si on les ôte, il nous reste donc REP.
-    Parfaitement.
-     Mais alors, que veut dire REP ?
Le vicomte tapote sur le bras de son siège avec sa télécommande.
-    Pour cela il faut comprendre les habitudes scripturales des anciens romains. Comme vous le savez sans doute, ceux-ci étaient déjà férus d’acronymes et d’abréviations de toutes sortes. Rappelons-nous le fameux SPQR. Et la non-moins célèbre esperluette (il dessine le signe & avec son index), inventée par Tiron, le secrétaire particulier de Cicéron d’après la légende. De plus, toutes les formules gravées retrouvées sur les arcs de triomphe, notamment, comportaient de nombreuses abréviations…
Une image apparaît à nouveau sur l’écran :
 
-    Voyez-vous, dans cette dédicace à l’empereur Septime Sévère, la première phrase, notamment, est remplie d’abréviations : Imp(eratori) Caes(ari) Lucio Septimio M(arci) fil(io) Seuero Pio Pertinaci Aug(usto) patri patriae Parthico Arabico, etc.
-    C’est très intéressant, docteur, mais pour ce REP, alors ? s’impatiente Alma.
-    Eh bien je pense qu’il s’agit de l’abréviation du terme « Repagula ». Voyez-vous, au temps de la Roma antique, une repagula désignait la fermeture d'une porte au moyen d'une paire de verrous – pessuli en latin - ; l'un fonctionnant de gauche à droite et l'autre inversement. Autrement dit, l’un verrouillant l’autre en interaction. Comme ceci… (il fait apparaître sur l’écran le dessin d’une porte à deux battants) :
 
-    Bon sang, fait tout à coup Louis, enthousiaste, dès lors, la traduction globale du carré deviendrait alors, selon vous…
-    SATOR, le Semeur, Dieu, avec l’alpha et l’oméga liés, A-rep-O, AREPO donc, TENET, dirige, OPERA, les œuvres (des hommes), et ROTAS les rouages (de l’univers) », termine le vicomte, triomphant.
***
D978, au niveau de la ville d’Arleuf.
L’Alfa-Roméo de Félicien Pommereau vient de franchir le panneau d’entrée de ville. Prudent, celui-ci réduit sa vitesse pour respecter la limitation requise. Compte-tenu de ses intentions, il serait en effet peu avisé qu’il se fasse arrêter par des représentants de l’ordre. Tout à l’heure, la jauge de carburant a atteint la zone rouge lors de la traversée de Château-Chinon, elle se dirige à présent vers la mention « empty ». Il sourit, satisfait, ses calculs se sont révélés justes.
La traversée du village s’avère rapide. Il atteint bientôt l’unique rond-point de l’agglomération et se met à accélérer après l’avoir contourné prudemment. L’aiguille du compte-tours bondit et le train avant patine un peu sur l’asphalte humide. Déstabilisé, le cylindre de papier fermé par un ruban posé sur le siège passager roule et choit du côté de la portière. Félicien n’en a cure, l’important c’est qu’il soit là, avec lui. Ses seuls souvenirs heureux de ces dernières années…
Une fois la longue ligne droite passée, il entame alors la série de virages dont les courbes sinuent à travers la forêt en direction d’Autun. Il monte le son de l’autoradio et accélère encore. Les accords sauvages d’« Iron Man » de Black Sabbath envahissent l’habitacle. Félicien songe à son domicile laissé grand ouvert à Sainte-Agnès. Les mains crispées sur le volant, il se dit qu’après ses longs mois de claustration un peu d’aération ne pourra pas faire de mal à sa petite maison autrefois adorée, aujourd’hui devenue sinistre et hostile.
Il attend impatiemment le bon moment à présent. Dans le rétroviseur la voiture derrière lui est en train de se laisser distancer et la circulation en face est quasi nulle en cette fin d’après-midi. Du fait des boulons de roues desserrés la direction commence à flotter entre ses mains et il lui faut amplifier ses mouvements pour pouvoir suivre les courbes de la route. Il accélère encore. Dans un grondement qui vire à l’aigu, le quatre-cylindres suralimenté fournit ses ultimes chevaux en réserve.
L’endroit idéal apparait enfin devant lui. De grands arbres se dressent à quelques mètres de la route, en plein virage et en formation serrée. Il ferme les yeux, le pied vissé à la pédale de l’accélérateur.  Il chante en chœur avec Ozzy Osbourne :
Has he lost his mind ?
Can he see or is he blind?
Can he walk at all,
Or if he moves will he fall?
Is he alive or dead?
Après un court vol plané, le choc est terrible lorsque l’Alfa s’écrase sur les troncs centenaires. Comme le souhaitait le conducteur, il n’y aura pas d’incendie, le réservoir d’essence étant quasiment vide au moment de l’impact.
***
  Bourges, Hôtel de Bourbon.
La limousine noire s’arrête dans la cour de l’ancienne abbaye du XVIIème siècle, à présent restaurée et transformée en hôtel de luxe. Déjà le chauffeur en descend pour aller sortir les bagages du coffre, tandis que sa passagère reste quelques instants immobile, plongée dans la torpeur due au tracé monotone de l’autoroute menant à la capitale du Berry, ainsi qu’au confort premium du véhicule.  
Une fois munie de son maigre bagage, Maeva se rend à la réception où une hôtesse parfaitement policée lui remet la clef de sa chambre.
-    Vous verrez, c’est une des plus belles de notre établissement, lui assure-t-elle avec un grand sourire.
Habituée à la fréquentation des plus grands palaces de la Côte d’Azur et de la Côte Normande, Maeva ne s’esbaudit pas plus que cela en découvrant sa « suite junior ». Une lettre cachetée portant son nom l’attend sur le lit. Elle se doute que celle-ci contient les dernières instructions de Dejonquères. Elle ne l’ouvre pas tout de suite, préférant d’abord s’assurer de la présence de la petite fiole de verre cachée au fond de son sac de voyage. Rassurée, elle prend alors connaissance de la missive où sont indiquées l’adresse de Louis Banon et la réservation faite au restaurant pour le dîner de demain soir. Une carte de paiement est également glissée dans l’enveloppe.
Satisfaite, elle se déshabille, admire un instant sa silhouette dans la glace, puis se rend dans la salle de bain.   
***
Bourges, rue Joyeuse.
Alma stoppe la petite Renault devant le porche de l’immeuble de Louis. A peine a-t-elle serré le frein à main que le locataire du premier étage apparaît à la fenêtre pour lui faire signe de déguerpir.
-    Sympa votre voisin de l’étage en-dessous…
-    Vigilant en tout cas, répond Louis en ouvrant la porte passager du premier coup, non sans une certaine satisfaction.
-    Le genre à travailler rue Lauriston à Paris, ouais…
Sous le coup de la surprise, Louis ouvre la porte un peu trop rapidement. Le bas de celle-ci frotte sur le plot central rétractable interdisant l’accès aux voitures.
-    Comment vous connaissez ça, vous ?
-    On a eu un exemple d’article à rédiger sur le siège de la gestapo, répond la jeune fille en riant, j’ai même eu un satisfecit du jury, c’est pour dire ! Dites, faites gaffe à mon auto quand même.
-    C’était le siège de la gestapo française, Alma.
-    Oui, ben il a pas une tête d’allemand votre voisin.
Louis s’extrait de la voiture avec peine. Ses articulations commencent à le faire souffrir, signe que la pluie devrait revenir durant la nuit. Il se tourne vers la fenêtre où s’agite toujours la silhouette furibonde et lui adresse un signe d’apaisement.
-    Je passe donc vous prendre vers 9 heures demain, nous sommes d’accord ? demande Alma, penchée vers la portière ouverte.
-    Oui, ça ira très bien. L’infirmière nous attend pour 10 heures à sa permanence.
-    D’ac. Attendez que j’avance un peu avant de refermer la portière…
La Twingo avance d’un mètre dans un grincement sinistre mais la portière se dégage et Louis peut ainsi la refermer. Il adresse un signe à Alma qui démarre en direction du centre-ville.
-    Soyez prudente, murmure-t-il en agitant la main.
Il trouve son appartement froid et triste lorsqu’il y pénètre. La présence pleine de vie de la jeune fille commence déjà à lui manquer. Après avoir enfilé un gilet sur un pyjama confortable, il se sert un verre d’eau avant de s’asseoir devant son ordinateur. Une fois éliminés les mails sans intérêt, les pubs et les habituels phishings, il s’arrête sur un message adressé par Denis Hachard l’informant d’une visite d’un membre de la direction du groupe, demain soir, à son domicile. Le courriel précise que le visiteur sera là à 19 heures mais ne donne aucune indication concernant l’objet de cet entretien. Habitué aux lubies des maîtres qui président aux destinées de l’entreprise, Louis décide de ne pas trop se poser de questions. Il referme sa boîte mail et éteint son PC dans le même mouvement. « On verra bien… » se dit-il avec philosophie.
Puis il se dirige vers la table et, après s’être muni d’un stylo et d’un carnet de notes, reproduit le carré Sator sur une page. Il l’observe quelques minutes en mâchouillant son stylo. Il ne voit pas encore bien le lien entre cette antique figure énigmatique et les événements qui agitent le village berrichon en ce moment. Puis, quelque chose attire son attention et il se met à entourer certaines lettres.
 
« Je ne sais pas si le vicomte a remarqué cela, se dit-il, mais si l’on y prête garde, on peut voir que la lettre - T -, qui symbolise parfois la croix chrétienne, est à chaque fois encadrée par les lettres A et O. Cela pourrait renforcer son hypothèse quant au terme Arepo, cette croix matérialisant alors le lien entre l’alpha et l’oméga ».
« Mais un décrypteur de sa trempe n’est surement pas passé à côté de cela », conclut-il en décidant d’en rester là et d’aller se coucher.
***

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


JOUR 4
Sainte-Agnès de Marcilie, centre de soins « Avicenne ».
-    Je n’ai qu’une demi-heure à vous consacrer, nous sommes débordées en ce moment avec les vaccinations.
Louis hoche la tête avec empathie.
-    C’est déjà très bien, je comprends que vous soyez très occupée.
La femme d’une quarantaine d’années au chignon strict qui lui fait face les reçoit dans un minuscule bureau qui sent vaguement l’éther et l’alcool médicinal. Assise à côté de lui, Alma, nouvellement convertie à la prise de notes, a posé le carnet de Louis sur ses genoux. Elle a déjà indiqué la date du jour et le nom de leur interlocutrice en haut à droite, tiré une ligne pour figurer une marge à gauche et noté leurs initiales de l’autre côté.
-    Ainsi vous travaillez pour « l’Echo du Pays Fort » …
Louis repose la tasse de café qu’on leur a offert à leur arrivée. Le soleil qui entre par la fenêtre éclaire le planning couvert de post-it jaunes fixé au mur.
-    Absolument, madame Delmotte, répond-t-il, c’est le prêtre du village qui nous a proposé de vous rencontrer. Et je crois que madame l’adjointe au maire vous a également appelée hier. Nous enquêtons sur ce fameux corbeau et…
-    J’ai aussi reçu un appel de monsieur le vicomte après votre visite chez lui, le coupe l’infirmière. (Elle sourit) Ne soyez pas surpris, les nouvelles vont vite dans les petits villages. Je sais qu’il vous a parlé du carré Sator.
-    Eh ben, fait Alma, vous n’avez pas beaucoup de réseau ici, mais radio Sainte-Agnès fonctionne très bien on dirait.
La femme part dans un grand éclat de rire.
-    Vous n’avez pas idée… C’est tout juste si je n’apprends pas des choses me concernant avant même de les avoir faites parfois ! Nous avons quelques antennes-relais très efficaces ici, sous la forme de vieilles dames très curieuses et très volubiles…  
Un petit cri venant de la pièce d’à côté la fait redevenir sérieuse.
-    C’est la période de la vaccination pour la grippe, explique-t-elle, et nous avons quelques douillets ici. (Elle tapote sur son sous-main) Bien, je voudrais bien vous aider mais je ne sais pas trop par quel bout commencer…
-    Eh bien, madame Delmotte, peut-être en commençant par nous parler de ce mystérieux cercle de lecture, ou d’écriture, je n’ai pas bien compris… fait Louis, en usant du nom de son interlocutrice pour donner à leur entretien un cadre professionnel.
-    Oui, vous avez raison, acquiesce-t-elle, c’est vrai que tout est parti de là. Alors, comment vous dire ? Voyez-vous, il y a environ trois, quatre ans de cela, un homme est venu à la mairie pour proposer de créer ce qu’il définissait comme un cercle de lecture et un atelier d’écriture conjoint.
-    Quelqu’un d’ici ? demande Alma sans relever la tête de son carnet.
-    Non, nous n’avons jamais su clairement d’où il venait.
-    Qui a-t-il rencontré à la mairie ? demande Louis.
-    Jean-Luc Fresnoy, le maire du village.  Voyez-vous…
Elle s’interrompt un instant comme si elle hésitait à poursuivre. Alma va pour poser une question mais Louis lui fait signe de garder le silence. Un nouveau petit cri traverse la cloison.
-    Celui-là, c’est pour la Covid-19… Voyez-vous, se lance enfin l’infirmière, Jean-Luc est totalement autodidacte et il a toujours eu un complexe d’infériorité dû à son cursus scolaire disons, très court. Nous avons eu beau essayer de le rassurer et de mettre en valeur ses réalisations, au conseil municipal, cela reste pour lui comme une tache sur son CV. Une tache indélébile… Pourtant je peux vous assurer que c’est un gestionnaire accompli et qu’il est vraiment bon pour représenter la commune auprès des autres élus, pour trouver des subventions, négocier avec le préfet, mener des projets d’urbanisme, mais il n’y a rien à faire… Sans Maryse, la secrétaire de mairie qui corrige ses fautes, il est vrai nombreuses, il ne produirait aucun écrit.
-    C’est un schéma assez classique, remarque Louis. Et donc, l’idée de ce cercle l’a immédiatement conquis, c’est ce que vous voulez nous dire ?
-    Absolument. Jean-Luc a sauté sur l’occasion, vous pensez bien ! De plus Armand possédait un tel charisme, une telle force de conviction…
-    Armand ? demande Alma.
-    Pardon, soupire l’infirmière, je vous raconte tout cela dans le désordre… Oui, il s’appelle Armand Hamelin, cet homme. Enfin, son nom de plume est plutôt Abramelin, c’est son pseudonyme d’écriture.
-    Vous pouvez épeler s’il vous plaît ? (Elle note) … Merci. Et il écrit des bouquins ? demande encore Alma.
-    Oui. Oh pas des livres classiques hein, plutôt des ouvrages mystiques. Vous savez ces ouvrages à diffusion restreinte, réservés aux initiés et qui traitent de sujets paranormaux, d’occultisme ou de magie…
-    Attendez, attendez, intervient Louis en levant la main. N’allons pas trop vite s’il vous plaît. Ainsi cet Armand Hamelin obtient du maire la possibilité de créer son cercle de lecture et d’écriture ?
-    Oui et le bulletin municipal en a même fait la promotion. De plus, alors que la salle des fêtes est louée par la commune d’habitude, Armand en a obtenu l’usage gratuit pour ses animations.
Louis se gratte le menton.
-    Et il a eu du succès auprès des habitants ?
-    A l’échelle de la commune, je dirais plutôt oui. Il y a eu jusqu’à une petite centaine de personnes qui se sont inscrites.
-    Vous en faisiez partie ?
-    Oui. J’aime beaucoup lire voyez-vous et…
Cette fois c’est au tour d’Alma d’intervenir :
-    C’était payant ou gratuit ?
-    Payant. L’inscription coûtait 10 euros au départ, puis 5 euros à chaque réunion.
-    Et les gens ont payé ? s’étonne Alma, ici dans le Berry ?
-    Comme je vous l’ai dit Armand avait un charisme fou, et le bouche-à-oreille après les premières réunions a été extraordinaire…
-    De quoi parlaient ces ateliers ? Quel était leur contenu ? s’intéresse Louis.  
Nouveau silence de l’infirmière. Cette fois, Alma ne bronche pas et attend patiemment, même si sa jambe droite s’agite spasmodiquement sous son carnet.
-    C’était passionnant, reprend enfin la femme, vraiment. Il commençait par présenter le carré Sator avec ses infinies possibilités d’interprétations et il s’en servait pour illustrer ce qu’il proposait faire avec chaque groupe d’atelier…
-    Combien de personnes constituaient ces groupes ?
-    Une vingtaine environ, mademoiselle. Il disait que les êtres humains sont comme les lettres du carré, tous reliés les uns avec les autres, en interaction et indissociables. Pour lui nous sommes tous des palindromes, capables du meilleur dans un sens et du pire dans l’autre. Puis il nous organisait en cinq sous-groupes, chacun prenant le nom d’un des termes du carré. Ainsi, il y avait l’équipe Sator, l’équipe Arepo, etc. Ensuite, il nous proposait un thème d’écriture commun autour duquel chaque sous-groupe devait travailler.  
Louis lève la main à nouveau.
-    Donc, cinq équipes d’environ quatre personnes, résume-t-il, qui devaient broder sur une idée commune, c’est ça ? Mais sur quel genre de thème ? Vous pouvez nous donner un exemple ?
-    L’amour, répond l’infirmière, l’amour tout simplement.
-    C’est-à-dire ?
-    Eh bien l’amour sous toutes ses formes, s’anime-t-elle soudain, l’amour des autres, l’amour pour ses enfants, pour son conjoint, l’amour physique, l’amour platonique, l’amour de soi, l’amour de la nature, des animaux, des plantes et des fleurs, la poésie, tout ça…
-    Etonnant…
-    Oui, d’autant qu’il parvenait à faire disparaître toutes les barrières psychologiques et culturelles que nous ressentions face à un tel sujet. Dès le troisième atelier, tout le monde acceptait de parler de ça, enfin je veux dire, d’écrire sur ça. Je ne sais plus très bien comment il s’y prenait pour nous amener là, c’était tout simplement incroyable… Evacuées la gêne et la réserve, effacés les blocages et les inhibitions, levés les freins et les tabous, comme par magie…
Louis ne peut s’empêcher de rester dubitatif. Il ne connaît que trop bien la difficulté qu’ont les gens à exprimer leurs sentiments profonds, surtout auprès d’inconnus et en public en plus… Cela nécessite souvent des mois, voire des années avec certaines personnes. Alors pour une centaine, et en trois séances seulement… ça relève de l’impossible.
-    A côté de cela, pour nous aider à rédiger et à trouver des idées, poursuit-elle, il nous recommandait des ouvrages à lire sur le sujet… Des romans sentimentaux, des recueils de poésie amoureuse, des textes de chansons et même « Justine ou les Malheurs de la Vertu » du Marquis de Sade, dans un autre style. C’était très éclectique.
-    Après tout, c’est pas plus bête qu’autre chose comme sujet, remarque Alma. C’est bien vous, Louis, qui me parliez du manque d’amour dans les campagnes… Et ça a duré combien de temps ces ateliers, là ?
-    Deux ans, environ... A raison d’un atelier par mois. Et je peux vous dire que tous les participants étaient très assidus. Nous avons beaucoup écrit, individuellement et en groupe, beaucoup produit d’idées. Chaque atelier se terminait par une lecture commune de nos travaux, qui venaient enrichir un recueil tenu par Armand. Il les faisait dupliquer ensuite et il nous les remettait sous forme de rouleaux. C’était très romantique… Le plus extraordinaire c’est que les participants continuaient même leurs travaux entre eux, en dehors des réunions, tant était forte leur motivation…
-    Je parlerais plutôt d’emprise, murmure Louis.
-    Pardon ?
-    Euh, je me demandais comment tout cela s’est terminé…
-    Eh bien, tout s’est arrêté brusquement, Armand a disparu du jour au lendemain : envolé, évaporé ! Plus aucune nouvelle, plus rien.
-    C’était quand ça ? demande Alma.
-    L’année dernière. Au mois de juin.
« Ça lui a tout de même rapporté dans les 10 600 euros, cette affaire. Pas si mal pour parler d’amour de son prochain… », calcule rapidement Alma sur son carnet.
-    Et vous n’avez jamais su d’où il venait, où il habitait ? Personne ne lui a posé la question ? demande Louis.
-    Eh bien non, aussi surprenant que cela paraisse. Certains ont essayé mais il éludait la question à chaque fois ; il était très fort pour ce genre de choses. Quelquefois, je rentrais à la maison après un atelier et ne parvenais même pas à me souvenir de ce que nous y avions fait, une sorte de flou entourait la soirée. Et je ne suis pas la seule à qui ce soit arrivé…
Un tapotement se fait alors entendre à la porte. La tête d’une jeune femme apparaît dans l’embrasure.
-    Sylvie ? Pardon de te déranger mais la salle d’attente est pleine et d’autres personnes appellent pour des actes à domicile…
-    Oui, Salima, je… j’arrive, répond l’infirmière en se levant. Je suis désolée, fait-elle en direction de Louis et d’Alma, mais il va falloir que j’y aille. Je ne peux pas laisser mes collègues se débrouiller toutes seules aujourd’hui.
-    Nous comprenons parfaitement, acquiesce Louis, un peu frustré toutefois. Nous allons vous laisser…
***
Bourges, place Louis Lacombe.
Bien que l’établissement soit fermé à cette heure matinale, l’intérieur en est parfaitement visible à travers l’immense vitrine fumée. Maeva recule sur le trottoir en secouant la tête. Elle s’y attendait et même le redoutait… C’est pourquoi elle a préféré venir jeter un œil avant la soirée. Ces imbéciles friqués ne savent pas ce qu’est un vrai restaurant cosy et discret, où il est loisible de créer des liens autour d’un bon repas. Surtout pour des liens resserrés…
Et ce n’était surement pas cet environnement froid, trop clair et totalement ouvert qui ferait son affaire.  Certes les plats au menu étaient très hauts de gamme, et la carte des vins digne d’intérêt, mais le cadre ne convenait pas du tout à ses desseins. Vraiment pas.
« Bon, encore heureux que j’ai suffisamment de temps devant moi pour chercher un endroit plus propice », se dit-elle en se mettant en quête du syndicat d’initiative de la ville.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, bar-restaurant Chez les Filles
-    Tiens, s’exclame Colette Béranger depuis son comptoir, revoilà notre journaliste de choc ! Alors, pas de cuite aujourd’hui ?
-    Eh non, répond Alma, gênée.
-    C’est encore un peu tôt peut-être… ?
-    Est-ce que l’on peut s’installer dans un coin tranquille, là-bas par exemple ?
-    Ah, non, ça c’est le coin de la belote, jeune fille… Et ils ne vont pas tarder à arriver, ma belle. Je vais plutôt vous installer dans l’autre salle, on ne l’ouvre pas d’habitude, mais pour la Presse je vais faire un effort.
Alma et Louis suivent la patronne dans une salle attenante, de dimensions plus modestes, où sont également disposées des tables et des chaises.
-    Voilà, vous serez tranquilles ici, dit-elle en retirant le petit vase rempli de fleurs fanées posé au milieu de la table. Qu’est-ce que je vous sers ?
-    Deux cafés, se hâte de répondre Louis.
-    C’est parti ! fait Colette en repartant vers le bar.
-    J’ai soif moi, grommelle Alma, ça m’a desséché cette histoire de club d’écriture…
-    On va lui demander une carafe d’eau, la rassure Louis. Et c’est plutôt un club de lecture et un atelier d’écriture…
Alma hausse les épaules.
-    Qu’est-ce que ça change ?
-    Oui, pas grand-chose au fond, concède Louis, soucieux de ne pas alimenter la mauvaise humeur de sa partenaire. Alors qu’est-ce que vous avez pensé de tout ça ?
-    Sais pas vraiment. C’est étrange comme truc, non ? Tous ces gens qui se mettent à écrire sur l’amour… comme ça, d’un coup. Je trouve ça un peu dingue, pas vous ?
L’arrivée des cafés empêche Louis de répondre. Il demande une carafe d’eau à Colette.
-    Et un demi pour moi, glisse Alma juste au dernier moment.
-    Vous êtes incorrigible, râle Louis.
-    Ce n’est pas vrai, j’ai déjà arrêté de fumer de l’herbe, alors…se défend-t-elle. Non mais, sérieusement, vous ne trouvez pas cette histoire un peu dingue ?
-    Dingue, je ne sais pas, répond Louis après un court instant de réflexion. Mais je pense que cet Armand est un sacré catalyseur. Un maître en la matière, assurément.
-    Un quoi ?
-    Un catalyseur. Eh bien… Attendez… je vais vous expliquer Alma, auriez-vous la gentillesse de me prêter mon carnet et mon stylo, s’il vous plaît ?
-    Euh, oui…
Louis retire sa veste et remonte ses manches de chemises. Il prend le carnet et le pose à plat devant lui.
-    Vous connaissez la théorie du Tout, pas celle d’Einstein, mais celle de Confucius concernant l’organisation d’un groupe humain ?
-    Euh, non, pas vraiment. Ça parle de quoi ?
-    La règle est simple : le Tout est toujours supérieur à la somme des parties…
-    Eh ben déjà là…
L’arrivée de la carafe d’eau et du demi rassérène Alma. Elle vide un bon tiers de son bock d’un trait, puis :
-    Allez-y, je vous dédie tous mes petits neurones.
-    Bon, prenons, métaphoriquement, l’idée que cinq atomes différents de carbone, d'oxygène, d'hydrogène, d’hélium et d'azote peuvent se retrouver dans la structure moléculaire d’une ortie, mais également dans celle d’une rose.
-    Oui…
-    L’idée c’est de se dire pourquoi, à partir d‘ingrédients pourtant communs, obtient-on alors un résultat si distinct : ortie / rose ?
-    Sais pas. L’action du bon Dieu ?
-    Peut-être, pourquoi pas ? sourit Louis, mais le fait est que ces atomes, que l’on retrouve indifféremment dans une rose ou dans une ortie, s’organisent de telle façon entre eux qu’ils créent, in fine, ces deux végétaux si distincts à l’arrivée : la beauté parfumée versus la plante urticante.
-    Bon… Et ?
-    Eh bien prenez maintenant un groupe humain composé de, allez, disons cinq à six personnes aux profils différents, pour rester dans le même ordre d’idée.
Il dessine quelque chose sur une page du carnet puis montre son dessin à Alma :

 
-    Voilà, nous avons les personnes à qui nous allons proposer de travailler ensemble.
-    Pour faire quoi ?
-    Peu importe, Alma, ce que vous voulez ! Mais ce qui est important, en fait, c’est qu’il y a de grandes chances qu’il se produise alors cela (il trace des traits reliant les cercles) :
 
-    Vous voyez, cela va donner à peu près ça : untel déclarera préférer travailler avec unetelle mais, en revanche, pas avec untel. Une autre voudra bien travailler avec X ou Y, mais moins avec Z, ou même pas du tout avec W, W qui, de son côté, ne souhaitera travailler qu’avec N, etc. Bref, chacun se déterminera par affinités électives. Ou répulsives, d’ailleurs… Après, multipliez cette complexité par un grand nombre de personnes, et ça finira par figurer un diagramme très compliqué. Une ortie, quoi.
-    Oui, opine Alma, je vois bien. Mais c’est la vie ça, quoi.
-    Absolument. Sauf si vous faites intervenir un catalyseur, qui alors saura faire ça avec vos personnages :
 
-    Une équipe olympique ?
-    Pas forcément, Alma, j’ai fait exprès de jouer sur les formes pour être plus démonstratif. Mais en tout cas, un groupe qui fonctionnera bien mieux car, tout en conservant ses affinités et ses personnalités différentes, il aura su s’accorder au moins sur un but commun, sur une vision partagée des choses vers laquelle tendre. Une rose, cette fois, si on veut. Vous voyez ? A partir d’atomes identiques au départ, c’est-à-dire en conservant exactement les mêmes ingrédients humains de base que pour l’ortie, on obtient une rose...
La jeune femme semble plonger dans un abîme de réflexion. Elle s’octroie un autre tiers de bock, puis déclare tout à coup d’un air pénétré :
-    Ça me rappelle une interview que j’ai faite, l’année dernière, avec monsieur Hachard, de l’équipe de volley-ball de Bourges. L’entraîneur disait que s’ils avaient remporté le match contre Paris, malgré le fait que l’équipe adverse soit composée de bien meilleurs joueurs, c’est tout simplement parce qu’ils avaient su jouer beaucoup plus « collectif » qu’eux. C’est un peu ça l’idée que vous défendez ?
-    Bravo Alma ! C’est tout à fait ça. Une équipe composée de champions ne battra jamais une équipe championne : le Tout est toujours supérieur à la somme des parties qui le compose. Le chef d’orchestre fait la qualité de l’interprétation… La loi de Confucius. Pour le bien comme pour le pire d’ailleurs. Songez à Gandhi, mais aussi à Hitler ou Staline…
-    C’est sympa votre schéma. Je peux le garder ?
-    Si vous voulez.
Alma récupère carnet et crayon qu’elle remet en poche. Amusé, Louis se dit que cette fille a vraiment de belles capacités, qu’il ne reste plus qu’à les faire éclore et embellir. Sûr qu’elle ne restera pas dans cette triste feuille de chou…
-    Donc, dit-elle, cet Armand a joué le rôle de catalyseur, là, dans cette histoire, et il s’est servi du carré Sator pour ça.  
-    Oui, mais il n’y a pas que ça. Je crains que nous n’ayons suivi une fausse piste avec les hypothèses du vicomte… Théories intrigantes certes, mais pas suffisantes pour expliquer le cas de cet Abramelin. Son pouvoir sur les gens dépasse de loin les capacités d’un simple catalyseur, si doué soit-il. Cela va bien au-delà… Je suis persuadé qu’il y a autre chose, voyez-vous. Je crois qu’il nous va falloir plutôt creuser du côté de…
Il est interrompu par la sonnerie de son mobile.
-    Oui, Louis Banon, allo… fait-il en portant le vieux Nokia à son oreille. Ah, madame Sarraut, oui, bonjour, que se passe-t-il ? Comment… oui, nous sommes à Sainte-Agnès… oui. Venir vous rejoindre à la salle des fêtes ? Il s’est passé quoi ?... Il faut que l’on voie ça sur place ? Bon, ben écoutez, d’accord mais… Ah, d’accord, d’accord, nous arrivons tout de suite.
Il raccroche, l’air soucieux.
-    Alma, il faut que nous y allions, il s’est passé quelque chose de nouveau.
***
Sancergues, locaux de la gendarmerie nationale.
L’air de la « Traviata » éclate dans l’air matinal des bureaux de la brigade de gendarmerie. Mug de café à la main, la gendarme Bénédicte Bailly se précipite vers le standard nouvellement installé.
-    Bon sang, râle l’adjudante-cheffe depuis son bureau, est-ce que quelqu’un va savoir changer cette sonnerie à la fin ?   
D’humeur irritable, Marceline Poupelin bataille avec son ordinateur depuis vingt bonnes minutes. Le programme de gestion refuse obstinément de s’ouvrir malgré ses multiples essais, de plus en plus frénétiques. De colère, elle débranche brutalement son PC, coupant ainsi également l’alimentation de l’imprimante dont la feuille de paramétrage était en train de sortir.
-    C’était la brigade de Château-Chinon, annonce la tête de Bénédicte Bailly dans l’ouverture de la porte.
-    Qu’est qu’y voulaient ? demande sa chef d’un ton rogue.
-    Il y a eu un accident hier, sur la route d’Autun, une sortie de route mortelle, le conducteur est décédé.
-    Si la sortie de route était mortelle, on pouvait s’y attendre, gendarme Bailly… Et en quoi cela nous concerne ?
La gendarme consulte le petit papier qu’elle tient à la main.
-    Il s’agirait d’un homme du nom de Pommereau, prénom Félicien. Ses papiers d’identité indiquent qu’il résidait à Sainte-Agnès de Marcilie, au 33 rue du Chaudron. Il était également pompier volontaire, selon un autre document trouvé sur lui
-    Tiens donc ! Décidément, ils ont la poisse là-bas, grommelle l’adjudante-cheffe. Qu’en disent-ils ? Leurs conclusions ?
-    C’est toujours en cours mais d’après le maréchal des logis Bernier, la thèse de l’accident reste la plus probable ; le véhicule roulait à très grande vitesse et sur la route de la forêt, la chaussée était glissante.
-    Bon. On verra bien, attendons le rapport définitif… Ils ont prévenu la famille, la mairie ?
-    Non, ils demandaient si vous vouliez le faire vous-mêmes.
-    Mmmhh, oui. Vous direz à votre collègue Lenoir de s’en occuper dès qu’il sera arrivé, il sait faire preuve de tact. Et, Bénédicte, trouvez-moi fissa le numéro de téléphone du service informatique, je vous prie.
***
Bretagne, côte sauvage.
La silhouette encapuchonnée progresse le long de la piste cyclable sous un crachin vivifiant, comme disent les autochtones. Arrivé à un petit belvédère, l’homme quitte le chemin balisé pour s’engager dans la lande des falaises qui surplombent les flots agités. Ses chaussures de ville trempées ne le protègent plus depuis longtemps du froid qui ankylose petit à petit ses pieds et ses chevilles. Mais il n’en a cure tant sa détermination le pousse à aller jusqu’au bout de son projet. Un sterne le survole en criant, suivi par deux mouettes et un albatros. Toute la faune volante de la côte semble s’être donné rendez-vous pour l’accompagner dans sa dernière balade.
Parvenu au bord de la falaise, juste au-dessus du grondement des vagues, il s’arrête, repousse sa capuche et offre son visage ruisselant au vent iodé. Il ouvre les bras, laissant choir dans la mer le cylindre de papier qu’il retenait contre lui. Puis, dans un mouvement souple, il s’élance vers les rochers affleurants dont les dentelures aiguisées dépassent au gré du ressac.
Les cris rauques des mouettes résonnent dans le vent tandis que l’écume de la mer se teinte de rouge.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, salle des fêtes.
Une petite foule se presse devant le haut bâtiment d’aspect utilitaire dont le bas des murs est couvert de graffitis anciens. Un car scolaire stationne sur le parking où des gamins courent et jouent en criant entre les autres véhicules garés en épi.  
Les journalistes doivent se frayer un chemin à l’aide de la carte de presse de Louis pour parvenir à la porte à deux ventaux gardée par un employé municipal. Ce dernier accepte de les laisser passer à la vue du rectangle plastifié.
-    Vous allez voir, c’est gratiné ! les prévient-il, d’ailleurs je ne sais pas si mademoiselle…
Mais la demoiselle en question est déjà entrée en jouant des coudes. Louis la suit en gratifiant l’homme de son sourire le plus urbain :
-    A l’Echo on en a vu d’autres, vous pensez bien…  
Plusieurs personnes discutent devant le mur du fond où s’étend un grand panneau de liège. Une multitude de photographies y sont disposées en désordre. En s’avançant Louis reconnaît parmi les quidams présents madame Sarraut ainsi que l’employé rondouillard déjà croisé à la mairie. Dès qu’elle l’aperçoit, l’adjointe se précipite vers lui.
-    Non, mais vous avez vu ça ? C’est encore un coup de ce désaxé de corbeau ! vitupère-t-elle en désignant le mur incriminé.  Jusqu’où ça va aller, cette folie ?
Le journaliste s’approche du panneau de liège qui monte jusqu’à hauteur d’homme. Les rectangles de papier collés dessus s’étendent sur une bonne partie de la surface beige.
-    Effectivement c’est gratiné, murmure-t-il en découvrant les clichés exposés.
Claudine Sarraut saisit Louis par le bras :
-    Vous vous rendez compte, les enfants devaient répéter ce matin un spectacle scolaire ici ! Heureusement que Marcel passe toujours avant pour vérifier l’état de la salle, sinon les gosses tombaient là-dessus…
-    La porte a été fracturée ?
-    Non, même pas, soupire l’employé municipal, mais il faut dire qu’elle s’ouvre très facilement, pas besoin d’être un as de la serrure pour la forcer.
-    Mais bon sang, fermez cette porte ! s’écrie l’adjointe en direction de l’entrée où des petits visages curieux s’agglutinent déjà, il ne manquerait plus que les enfants voient ça ! (L’indignation fait grimper sa voix dans les aigus).
Alma navigue parmi les clichés, carrés ou rectangles de papier témoins de l’anatomie humaine, montrant des personnes dont les corps, pour la plupart dévêtus, sont exposés sous différents angles de vue, dans des positions de pratiques sexuelles diverses, mais toutes plus explicites les unes que les autres.
-    La vache, s’exclame-t-elle, je ne pensais pas qu’on pouvait être flexible à ce point… et quelle inventivité ! C’est vraiment méga dingo ces trucs. Et je pensais pas non plus qu’on pouvait se mettre les doigts dans…
-    Alma !
Ayant ainsi rappelé la jeune fille à l’ordre, Louis se dégage doucement de l’étreinte de l’adjointe au maire et entreprend de détailler les images en commençant par un bout de l’exposition pour aller lentement jusqu’à l’autre.
-    Vous avez prévenu la gendarmerie ? demande-t-il à Claudine Sarraut sans cesser d’examiner les clichés.
-    Bien sûr, vous pensez bien ! Mais figurez-vous que j’ai bien senti qu’ils commençaient à trouver notre situation un peu… comment je dirais…  
-    Casse-pompon, peut-être ? propose Alma, non sans malice.
Mais l’adjointe au maire, tout à son indignation, ne relève pas l’astuce.
-    Eh bien oui, en gros c’est ça. Ils nous ont dit de prendre des photos du mur avant d’aller déposer plainte ce matin. Vous vous rendez compte ? Ils ne se déplaceront même pas cette fois-ci.
-    Et c’est fait, vous avez pris vos photos ? demande Louis.
-    Oui, répond le petit homme rondouillard, j’ai même fait plusieurs prises. Euh, pour être sûr, vous comprenez…
-    Bon… fait alors Louis en commençant à décrocher les photos.
-    Mais qu’est-ce que vous faites ? s’exclame Claudine Sarraut, effarée.
-    Faites-moi confiance, vous allez voir…
Le journaliste commence à empiler les photos en deux tas distincts sur une table située à proximité.
-    Vous voulez un coup de main ? propose Alma en s’approchant.
-    Non, merci Alma, laissez-moi faire, j’en ai pour une minute…   
Quelques minutes plus tard, une fois toutes les photos décrochées, deux tas sont constitués sur la table, l’un s’avérant beaucoup plus important que l’autre. Le journaliste se tourne alors vers le petit groupe qui s’est formé autour de lui.
-    Eh bien, voyez-vous, cette fois je pense que nous pouvons conclure de ceci plusieurs choses à propos de notre corbeau, si tant est que le rédacteur du petit livre noir et l’auteur de ces facéties soient bien identiques…
-    Ça consiste en quoi votre petite démonstration ? demande l’adjointe, les poings sur les hanches.
-    De démontrer que nous avons affaire à un, tout petit, maître de l’illusion, un imposteur. (Il agite les mains devant lui) Le principe de la magie de salon utilise deux principales méthodes : soit vous détournez l’attention du public, soit vous potentialisez, vous dramatisez si vous préférez, un contexte déjà exacerbé. C’est ce qui se produit ici. La tension, déjà forte, créée autour du livre et des dégradations précédentes peut aisément nous faire plonger dans la confusion à la vue de ces photos… Et c’est d’ailleurs le cas, non, si je ne me trompe ?  
-    Peut-être, mais que voulez-vous dire, au final ?
-    Si vous observez bien, vous verrez que les photos où apparaissent des visages sont très peu nombreuses, je dirais environ dix, quinze pour cent du total, au maximum ! Et elles sont prises d’assez loin, selon des angles de vue qui ne permettent pas des cadrages bien nets. En revanche les autres, les plus nombreuses, ne sont que des vues de corps d’hommes et de femmes anonymes, dont les grains et les couleurs varient beaucoup. A mon avis, celles-ci ont été repiquées dans des revues pornos ou sont des impressions faites à partir de sites Internet du même acabit, choisies pour leur, euh, je dirais, représentativité.
-    Vous croyez ?
-    Absolument. Et cela m’amène à penser ce que je soupçonne depuis le début. A savoir que tout cela est du flanc… Les pseudo révélations de « Plume d’Automne », comme le reste, sont une mystification.
-    Mais pour celles-là ? demande Claudine Sarraut en désignant le plus petit des deux tas.
Louis écarte les bras en un geste fataliste.
-    Que voulez-vous ? Tous les villages ont leurs histoires de fesses… Et je crois bien que le vôtre n’échappe pas à la règle générale, mais il n’est sans doute pas plus concerné que la moyenne des autres dans ce cas. Simplement, il y a parmi vos administrés un salopard qui joue sans vergogne les paparazzi et les délateurs auprès de ses voisins.
-    Mais pourquoi ? Dans quel but bon sang ?
-    Jalousie, aigreur, déviance voyeuriste, trouble obsessionnel compulsif, priapisme, excitation libidinale incontrôlée, vocation de photographe contrariée… que sais-je encore ? Un psy vous éclairerait sur la question bien mieux que moi je pense.
-    Vous en connaissez un bon bout sur la question, Louis, s’étonne Alma.
-    Dix ans de journalisme politique, répond-t-il avec fatalisme.
Le petit homme saisit sa hiérarchique par le bras.
-    Si on y réfléchit, dans un sens, madame l’adjointe au maire, c’est plutôt une bonne nouvelle si tout cela est juste l’œuvre d’un déséquilibré et non celle d’un corbeau beaucoup plus malveillant, comme on le pensait.
-    Pour le moment, je ne suis pas encore totalement certain que le livre et ces, euh, manifestations, soient bien dues à la même personne, précise Louis. On peut le penser, mais ça reste à prouver.  
-    Et pour ça, on est là ! s’exclame Alma en se positionnant fièrement à côté de Louis.
L’adjointe éclate en sanglots.
-    Je compte sur vous, alors, sanglote-t-elle, car je n’en peux plus… Si vous saviez, c’est une telle pression pour moi, tout ça. Et le maire qui n’est pas là… et les autres membres du conseil qui se défilent…sans parler des administrés qui ne cessent de me harceler au téléphone ou à la mairie !
-    Tous les membres du conseil municipal sont concernés par le bouquin ? demande Louis.
Nouveaux sanglots.
-    Oui, oui. Mais pour Jean-Luc c’est encore pire…
-    Et pourquoi donc ? demande Alma.
-    Parce que… parce que la femme avec qui il trompe son épouse, c’est la maire d’un autre village de la communauté de commune.
Alma ne peut s’empêcher de pouffer malgré le regard sévère de Louis.
-    Eh ben c’est ce que l’on appelle la fusion des communes, non ?
-    Cela n’a rien de drôle, râle l’adjointe, il se trouve qu’elle est en plus notre pire opposante politique au conseil communautaire… Une bolchévique et une vraie peau de vache !
***
Saint-Agnès de Marcilie, 16 place des marronniers.
Monique Laclos et Jean-Michel Devergeon ne forment pas un couple ordinaire.  Elle, grande femme élégante et instruite, issue du milieu intellectuel parisien, a pris sa retraite de directrice de collection d’une grande maison d’édition depuis dix ans. Son compagnon, redoutable mathématicien, a fait valoir ses droits, lui, depuis un peu plus longtemps. Consultant détaché auprès du ministère des Armées, il a participé à l’élaboration de nombreux programmes de défense stratégiques après avoir quitté son poste de développeur chez Thomson CSF.
Leur grande maison bourgeoise entourée d’un joli parc arboré, légèrement en retrait de la place, s’élève sur trois étages et s’enorgueillit d’avoir été autrefois la résidence d’été d’un général d’empire. Meublée de meubles d’époque et de tableaux de maîtres, elle provoque l’admiration, et la jalousie parfois, des visiteurs qui y sont admis, rarement il est vrai ces dernières années.
Ils vivent aujourd’hui un peu en dehors du monde depuis l’apparition de cette maladie dégénérative qui frappe Monique, lui grignotant progressivement la mémoire, le raisonnement et le sens critique. Pâle fantôme errant dans les couloirs et les nombreuses pièces de la maison, il lui arrive à présent de ne plus reconnaître son compagnon lorsqu’elle le croise la nuit, affolé et parti à sa recherche après avoir constaté son absence dans leur lit. Son état s’est aggravé brutalement ces deux dernières années et ses symptômes incluent à présent la dégénérescence des mouvements, comme des tremblements au repos ou même une rigidité musculaire qui la paralyse en partie par moments.
Jean-Michel se trouve totalement démuni face à cette situation qu’il ne comprend pas. Pour ce brillant mathématicien, en effet, rompu aux calculs les plus abstraits, en physique quantique la dégénérescence est le fait pour plusieurs états quantiques distincts de se retrouver au même niveau d'énergie. Et si, mathématiquement, la dégénérescence est décrite par un opérateur hamiltonien, en ce qui concerne Monique, aucune équation ne peut l’aider à résoudre ce terrible problème.
De ce fait, il a préféré soustraire sa compagne aux vicissitudes de la vie en société et la laisse errer dans son monde imaginaire tronqué, où elle trouve encore quelques havres de paix entre deux crises aussi soudaines qu’éprouvantes. Leur table de nuit est devenue l’annexe d’une pharmacie, croulant sous les boîtes de médicaments et les traitements divers prescrits par le spécialiste qu’ils consultent à intervalles réguliers à Bourges.
Aujourd’hui, Monique repose sur son fauteuil préféré dans leur loggia envahie de fleurs et de plantes, qu’elle aime tant, assommée par les tranquillisants qu’il lui a administré pendant le petit déjeuner. Après avoir soigneusement verrouillé les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée, Jean-Michel a ouvert la porte du four dans la cuisine, gaz grand ouvert, ainsi que les becs de deux bouteilles de butane qu’il a achetées la semaine dernière. Un léger sifflement envahit la jungle de leur jardin d’hiver qu’éclaire la froide lumière matinale.
Vêtu de son plus beau costume, il vient de relire, avec un pincement au cœur, les feuillets de leurs travaux passés et les réenroule en un cylindre épais qu’il clôt avec un ruban de tissu. Ces écrits demeurent les témoins de leurs ultimes moments de bonheur passé, fragments de vie et d’amour partagés alors que Monique parvenait encore à ordonner un peu ses idées et à décrire ses rêves de façon cohérente. Il glisse enfin dans le cylindre un dernier petit papier aux bords déchirés et pose le tout sur la commode située derrière lui.
Il avale ensuite la poignée de cachets qu’il a préparée à cet effet dans une coupe, la fait passer avec une gorgée de whisky pur malt, puis rapproche son fauteuil de celui de Monique. Il s’y installe confortablement, et saisissant la main de celle qui fut sa compagne pendant de longues années, un léger sourire aux lèvres, il se laisse aller à la torpeur qui ne saurait tarder à présent…
***
Bourges, rue Moyenne.
L’effervescence règne dans les locaux de l’Echo Du Pays Fort après le passage de Maeva Alpha. Stevie, tout excité, pianote comme un damné sur le clavier de son PC tandis que Denis Hachard navigue sur le site du « Who’s who » du groupe Tetra Press.   
-    Vous l’avez trouvée ? demande le jeune homme en accumulant les pages écrans dans son dossier « marque-pages ». Moi, oui… son site est chaud chaud chaud, la vache ! Et elle apparaît dans pas mal de sites People aussi. C’est fou, je ne pensais pas qu’on pouvait porter des maillots de bain aussi minuscules, ouèch !
-    Oui, je l’ai aussi, mais elle n’est pas facile à suivre, elle semble changer de poste tous les deux ans, ou presque…
-    Tu m’étonnes, s’exclame Stevie, tout le monde la veut dans le bureau d’à côté je parie, sacrée squaw cette fille.
Denis Hachard allume une nouvelle cigarette. Il ne comprend pas très bien pourquoi cette femme, ravissante au demeurant, est passée le voir. Manifestement, elle connaissait déjà l’adresse de Louis Banon et n’avait rien de particulier à lui dire si ce n’est qu’en tant qu’envoyée du siège, elle le prévenait d’une tentative de médiation avec le journaliste mis à l’écart. Point. Ce qui, il lui faut bien le reconnaître, ne représentait qu’un intérêt moyen en termes d’information ; le mail qu’il avait reçu avant cela laissant explicitement entrevoir cette possibilité. D’autant qu’elle est repartie aussitôt, avant même qu’il ait eu le temps de l’inviter à déjeuner.
En lot de maigre consolation, il y a cette fragrance capiteuse qu’elle laisse derrière elle…
***

Saint-Agnès de Marcilie, café-restaurant « Chez Les Filles »
Il règne l’ambiance des grands jours dans la salle du restaurant de Denise et Colette Béranger. Telles des abeilles en furie les conversations tournent autour du dernier exploit du corbeau. Ceux qui ont réussi à entrevoir quelques clichés racontent avec gourmandise aux autres les visages qu’ils ont cru reconnaître.
Installés dans leur salle privative, Louis et Alma dégustent dans un calme bienvenu leur veau marengo qu’accompagne agréablement un Côte-de-la-charité de l’année dernière.
-    Franchement, Louis, râle Alma, une demi-bouteille…
-    Oui vous avez raison, un verre chacun aurait suffi, la taquine-t-il.
-    Vous ne savez pas vivre.
-    Au contraire, j’ai peut-être un peu trop bien vécu.
La jeune fille ouvre le carnet qu’elle a posé à côté de son assiette.
-    Vous aviez raison, sur les 98 photos, il n’y en avait que 16 avec des visages reconnaissables dessus. Je les ai comptées. C’était trop bien, votre démonstration.
-    Je ne serai pas étonné que la proportion soit la même pour les anecdotes relatées dans le livre, près de 80 à 90% doivent être inventées, ou exagérées.
-    Tout va bien pour la Presse ? demande Denise, en s’approchant de leur table. Un petit dessert pour finir ?
Alma lui tend son assiette pour l’aider à débarrasser.
-    Je veux bien un baba au rhum, s’il en reste.
-    Et pour monsieur, ce sera ?
-    Juste un café s’il vous plaît. Dites, vous pourriez m’appeler un taxi pour Bourges, pour dans un quart d’heure environ ?
-    C’est parti !
-    Je conduis si mal que ça ? demande Alma, surprise.
-    Non, ce n’est pas ça, répond Louis en riant. Je souhaite simplement que nous nous séparions cet après-midi. Je vais rentrer chez moi pour procéder à deux, trois recherches et commencer à rédiger un article pour l’Echo. Je dois bien ça à Denis quand même.
-    Des recherches sur quoi ?
-    Plutôt sur qui, je dirais. Je vais voir ce que je trouve sur cet Armand Hamelin. Et sur son pseudo Abramelin aussi d’ailleurs.
-    Vous savez, vous pourriez aussi bien le faire ici avec ça (elle agite son téléphone).
-    Non, ça je vous le laisse, je préfère effectuer mes recherches à partir de mon PC. Quant à vous… (il saisit le carnet et l’agite à son tour sous le nez d’Alma), je vais vous confier la mission de fureter un peu partout et de noter le maximum de choses qui peuvent nous mettre sur la piste du corbeau.
-    Ah ? Ok, si vous pensez que je peux être utile comme ça.
-    Oui, j’ai pleinement confiance en vous. Et on se retrouve demain matin à l’Européen pour faire le point et préparer notre nouvelle journée.
Alma récupère le petit carnet que lui tend Louis. Elle ressent une certaine fierté devant la confiance que lui témoigne le journaliste, même s’il persiste encore en elle un petit manque de confiance en ses capacités.
-    Vous avez une piste à me suggérer ?
-    Oui, je pense qu’il serait utile de montrer votre photo de l’homme du cimetière, vous savez, celui à la prise de notes discrète, au maximum de gens du village.
-    Ah oui, bonne idée.
L’arrivée du baba au rhum surnageant au milieu d’un lac de liquide brun la fait sourire jusqu’aux oreilles.
***
Groupe Hospitalier Bretagne Sud, Lorient.
-    Désolé mais nous n’avons rien pu faire, l’homme est décédé il y a dix minutes en salle d’opération, déclare le jeune interne au gendarme Pierre Leroux.
-    On le redoutait, il était dans un sale état, déclare son collègue, un peu abattu.
-    Il y a de la famille à prévenir ?
-    Oui, mais pas ici. Ses papiers indiquent qu’il habitait dans le Cher. Il était maire de son village visiblement.
L’interne fronce les sourcils, son attention déjà accaparée par l’arrivée d’un nouveau cortège autour d’un brancard aux urgences.
-    Un suicide, vous pensez ?
-    On ne sait pas encore, peut-être un accident. L’accès aux falaises est pourtant interdit mais les gens sont tellement imprudents de nos jours… Surtout par gros temps !
-    Ah, au fait, on a trouvé ça serré dans une de ses mains…
Le gendarme Pierre Leroux contemple le petit morceau de papier aux bord déchirés sur lequel, malgré l’encre délavée, on parvient toujours à lire une inscription manuscrite :
Nemo me impune lacessit
-    Vous savez ce que ça veut dire ? C’est du latin ? demande-t-il à l’interne.
-    Oui, c’est du latin lui répond son collègue, et ça veut dire : « Personne ne me provoque impunément ».
-    Mais comment… ? commence Leroux au comble de la surprise.
-    Je le sais parce que c’est la devise de l’Ecosse… J’y suis allé avec ma femme l’an dernier, tu te souviens ?
***
Saint-Agnès de Marcilie, café-restaurant « Chez Les Filles »
Alma a décidé de traîner un peu au bar après le départ de Louis. Elle enchaîne son deuxième café lorsqu’il lui vient l’idée d’aller voir les quatre joueurs de belote, seules personnes restantes après le départ des clients du déjeuner. Elle fait apparaître la photo de l’homme mystérieux sur l’écran de son portable puis le fait passer aux joueurs. Les deux premiers secouent négativement la tête, mais le troisième, une femme de soixante-dix ans environ, surmontée d’une permanente quelque peu improbable, s’arrête sur le cliché.
-    Attendez voir, fait-elle en se mordant la lèvre. Mais oui, je crois bien que c’est Lefort, Maurice Lefort. Oui, oui, c’est ça, c’est bien lui !
-    Vous en êtes sure, vous le connaissez ? demande Alma, soudain intéressée.
La joueuse pose ses cartes sur la table, en prenant bien soin de les mettre à l’envers, et déclare, mutine :
-    Si vous me payez un coup, je vous dis même où il habite, ma belle.
-    Allez, j’offre même la tournée générale !
« Je suis sûre que Louis sera d’accord pour régler la note » pense-t-elle, non sans ressentir un petit pincement de culpabilité alors que la tablée l’acclame comme un seul homme.
-    Ça c’est du savoir-vivre, ma belle ! s’exclame la femme en lui rendant le portable. Oui, c’est bien Maurice Lefort, je confirme. Il habite au lieu-dit « Epignol », c’est sur la commune voisine de Dolméry. Une vieille ferme retapée avec un portail bleu. Vous pouvez pas la louper.
-    Et vous savez ce qu’il fait ?
-    C’est un ancien instit récemment à la retraite. Enfin, un professeur des écoles comme on dit aujourd’hui.
-    Et vous le connaissez ?
-    Oh pas plus que cela, juste un peu pour l’avoir croisé au marché de Villefort. Mais c’est surtout par ce qu’on dit sur lui, à Dolméry, que je le connais.
Alma sent son cœur battre un peu plus fort sous son pull informe.
-    Ah oui ? Et qu’est-ce qu’on dit sur lui ?
La permanente mousseuse se penche vers elle.
-    Ben y paraît que lui et la mairesse… Ben y s’entendraient drôlement bien si vous voyez ce que je veux dire. Plus que bien même, et…
Une énorme déflagration se fait entendre à ce moment-là, renversant les petits vases posés sur les tables et faisant trembler la grande baie vitrée de la salle.  
***

Bourges, rue Joyeuse.
A.b.r.a.m.e.l.i.n, tape Louis sur son clavier. Revêtu de sa robe de chambre, un verre d’eau posé d’un côté de son portable et une tasse de café de l’autre, il a tiré le bureau près de la fenêtre pour profiter au mieux de la belle luminosité de ce jour ensoleillé.
-    Il me semblait bien avoir déjà entendu parler de ce nom-là, murmure-t-il en découvrant les différents sites qui se proposent à lui.
Wikipédia lui apprend qu’un mage égyptien de ce nom, né aux alentours de 1362 et mort à l’âge improbable, pour l’époque, de 98 ans, aurait entre autres tâches, réalisé la première nomenclature connue, et exhaustive, des démons peuplant l’enfer. Également, dans un ouvrage appelé « La Magie sacrée ou Livre d'Abramelin le Magicien », par l’auteur Robert Ambelain, on trouverait, selon le résumé : « un élément précieux pour tous ceux que la Haute Kabbale et ses opérations intéressent ; les Charmes et les Enchantements que le Rituel permet de mettre en œuvre, reposant sur des Mots de pouvoir ».
D’autres sites parlent encore du rôle de ce mage dans les écrits mystiques et magiques, mais l’ensemble reste un peu embrouillé et donne une impression de confusion. Quoi qu’il en soit, Louis ne découvre aucun ouvrage récent publié sous ce nom, ni sous celui d’Hamelin d’ailleurs. Ce qui tendrait à prouver que si ces ouvrages existent vraiment, ils seraient alors effectivement de diffusion très restreinte et sans doute connus des seuls initiés.
La mention des « Mots de pouvoir » retient bien évidemment son attention compte-tenu du contexte de sa recherche. Il se promet de chercher le livre de ce Robert Ambelin, qui semble toutefois indisponible pour le moment sur les sites marchands. Il découvre également, un peu ébahi, une boutique Internet qui propose de l’ « Huile magique d’Abramelin », au prix modique de 5,80 euros la fiole, censée aider dans les « pratiques d’invocations et d’évocations des esprits ».
Décidant de passer à autre chose, il tape alors le mot HAMELIN qui, lui, l’amène directement sur cette bourgade d’Allemagne qui serait, selon la légende, le théâtre de la célèbre histoire du Joueur de Flûte, popularisée par les frères Grimm dans un de leurs recueils de contes. Le site « Histoire » du Monde en résume ainsi la trame :
« En 1284, un homme étrange se présente à Hamelin, un village de Basse-Saxe, en Allemagne. Vêtu d’un long manteau multicolore, il prétend savoir comment délivrer la ville de ses rats et de ses souris, moyennant finances. C’est ainsi que s’ouvre la légende du joueur de flûte de Hamelin, dont le dénouement est bien connu : le 26 juin suivant, jour de la Saint-Jean et de la Saint-Paul, l’homme reparaît au village, dont les habitants ne lui ont pas versé la somme convenue. Il arbore cette fois-ci un étrange couvre-chef pourpre, dont le diable est coiffé dans de nombreuses légendes médiévales, et qui lui donne un air terrible. Au son de sa mélodie, le joueur de flûte entraîne les 130 enfants de Hamelin vers la porte orientale du village, qu’ils empruntent avant de disparaître à l’intérieur d’une caverne. Seuls trois garçons échappent à ce sort : l’un, très jeune, qui revint au village pour y récupérer une veste, et deux autres, respectivement sourd et muet, qui se laissent distancer par le groupe et seront incapables de rapporter ce qu’ils ont vu, ou entendu ».
Dans les chroniques et articles traitant de cette histoire, plusieurs historiens se posent la question de savoir si le conte des frères Grimm pourrait reposer sur des faits historiques ou s’il fut totalement inventé par des personnes à l’imagination débordante. Partant du principe qu’il n’y a pas de fumée sans feu, certains exégètes soulignent le fait que les invasions de rats étaient fréquentes à l’époque et la cause de nombre de maux dont la peste n’était évidemment pas le moindre. « Des mots aux maux il n’y a qu’un pas… », chantonne Louis dans sa tête.
Tout en se livrant à la lecture de ces commentaires, Louis se remémore les terribles images du film de Murnau, « Nosferatu », d’une pure beauté, tournées en 1921, décrivant l’invasion d’une ville par des hordes de rats porteurs de la peste, tandis que les processions funéraires se succèdent sans discontinuer dans les rues et les places aux façades gothiques. Une réelle vision mystique et fantastique. Et l’œuvre d’un immense cinéaste, assurément.
Il se secoue pour ne pas sombrer dans des délires mystiques qui ne le mèneraient certainement nulle part, se dit-il en souriant. Malgré tout, l’accumulation d’informations étranges recueillies lors de sa recherche l’interrogent et le troublent. Il décide de l’interrompre pour le moment et de se consacrer à présent à la rédaction de son article pour l’Echo, s’accordant ainsi une « bulle d’air » bénéfique.
« Lorsque vous avez éliminé l'impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité », pense-t-il en se remémorant cet aphorisme du bon vieux Sherlock et en ouvrant une page Word.
***
Paris, XVème arrondissement, rue Lecourbe.
Le plumeau virevolte entre les volumes reliés plein cuir et les bibelots exposés sur les étagères de chêne massif. Il s’attarde sur une statuette aux formes complexes à la recherche du moindre grain de poussière. Les yeux de porcelaine de la figurine posée à côté semblent exprimer la colère et la jalousie devant l’attention dont bénéficie cette voisine si précieuse.
Sur le bureau en teck installé à l’opposé de la bibliothèque une petite diode rouge vient de s’allumer. Elle se met à clignoter sur la façade d’un boîtier posé sur une tour d’ordinateur dont le ventilateur se met à gronder doucement. Les deux larges moniteurs installés côte à côte sur le bureau s’éclairent brusquement ; une vue scindée en deux d’un paysage urbain apparaît en fond d’écran.
La femme au bout du plumeau se retourne brusquement. Ses yeux s’arrondissent sous l’effet de la surprise. Un nouvel écran apparaît sur l’un des moniteurs devenu noir, et des mots apparaissent, formant des phrases qui se succèdent les unes derrière les autres. Lâchant son outil de ménage la femme se précipite vers la chambre où une forme est allongée dans la pénombre.
-    Monsieur, monsieur ! fait-elle en s’approchant du lit.
-    Que se passe-t-il Marie-Louise lui répond une voix ensommeillée. C’est ma sieste, bon dieu.
-    Le…la machine là, dans votre bureau, elle s’est mise en route.
Un mouvement de draps et de couverture se produit dans le lit laissant apparaître un large visage un peu bouffi, aux cheveux blancs en bataille.
-    Vous en êtes sûre ?
-    Oui, oui, et ça clignote !
La forme se redresse à demi et repousse les couvertures.
-    Bon. Marie-Louise, pouvez-vous me préparer du café je vous prie et me l’apporter dans le bureau ?
-    Je m’en occupe tout de suite monsieur.
-    Et si vous voulez bien ouvrir les rideaux avant, que je vois quelque chose pour trouver mes mules…
Quelques minutes plus tard, l’homme revêtu d’une robe de chambre de coton blanc s’installe sur le siège en face des écrans où le défilé d’informations s’est arrêté, un slash intermittent en marquant la fin. L’homme ouvre le tiroir du bureau, en sort un carnet et un stylo. Se penchant vers le moniteur, il note : connexion sur termes-clés effectuée à 15 heures 37, via plate-forme Google de Bourges. Durée de connexion : 43 minutes. Recherche port de connexion demandeur ?
-    Oui, et comment ! fait l’homme en cliquant sur l’option « OK ».
***
Saint-Agnès de Marcilie, 16 place des marronniers.
L’enfer semble s’être invité dans la belle maison en pierres de taille située au milieu de son parc arboré. Tout le rez-de-chaussée brûle avec rage, les flammes léchant déjà les murs extérieurs, passent à travers la verrière qu’elles ont fait exploser. La brigade de pompiers, dont les véhicules viennent de se garer sur les gravillons des allées entourant la bâtisse, s’activent déjà à dérouler leurs tuyaux et à maintenir les curieux au-delà des limites de sécurité.
Alma se débat pour rester en première ligne des badauds, soucieuse de pouvoir rapporter ces événements à Louis et à l’Echo. Mais sans la carte de presse du journaliste, il lui est difficile de convaincre l’homme qui la repousse sans ménagements vers le portail de la propriété. Elle songe, horrifiée, au sort réservé aux éventuels habitants du lieu, si tant est qu’ils fussent présents au moment de l’explosion.
Des cris et des bravos fusent de la petite foule lorsque les lances à incendie se mettent enfin en action, leurs jets puissants se concentrant sur la base des flammes.
-    Mon dieu, qu’est-ce que c’est encore que cette horreur ? Pourvu que la maison soit vide, seigneur… se lamente une voix derrière elle, en qui elle reconnaît la silhouette de l’adjointe au maire, encadrée par son fidèle Sancho Pansa ainsi que par une femme qu’elle ne connaît pas.
Un mouvement de reflux anime la foule lorsqu’un sinistre craquement se fait entendre, suivi d’un vacarme d’effondrement.
-    Ça s’est le plafond qui s’écroule ! hurle l’un des pompiers en courant vers l’arrière de la maison avec une autre équipe.
-    Faites reculer tout le monde en dehors de la propriété ! crie à son tour le chef en direction de ses hommes restés près des camions. Quelqu’un sait où est Félicien bon dieu ? On manque de bras !
Malgré la fascination morbide animant les spectateurs, un second craquement produit l’effet souhaité par l’homme du feu et le parc se vide rapidement en un large mouvement désordonné. Alma se trouve prise dans le flot et finit sur le trottoir entourée d’habitants sous le choc, leurs visages marqués expriment l’angoisse et la peur.   
-    Vous croyez que la maison va s’écrouler ? demande quelqu’un.
-    J’espère surtout qu’elle était vide, dit un autre.
-    Ça ce n’est pas sûr, hélas, dit un troisième, ils ne sortaient presque plus depuis la maladie de madame Laclos…
-    Un feu pareil, il leur faudrait du renfort !
-    Je crois avoir entendu le capitaine en demander par radio, assure un homme.
-    Ben ça serait plutôt utile, remarque encore un autre, c’est pour ça qu’on paye des impôts, non ?
-    Ben tiens, râle une femme à l’arrière, surtout qu’ils ne cessent d’augmenter ces temps-ci…
« Ah la nature humaine… » soupire Alma en se dirigeant vers le café Chez Les Filles où elle compte s’installer pour attendre la suite des événements. Mais aussi un moment plus propice pour mener des interviews auprès des pompiers et des gens de la mairie.
***
Bourges, rue Joyeuse.
Tandis que la jeune femme vient de s’isoler dans la salle de bain de son appartement, Louis reste dubitatif en repensant à l’insolite soirée qu’il vient de vivre, et ce depuis qu’elle a sonné à sa porte en début de soirée…
*
Maeva s’était montrée très affable pendant tout le dîner, voir plus qu’affable puisqu’il lui était apparu rapidement évident qu’elle cherchait à le séduire. Usant de tous ses artifices mais aussi de ses réels atouts, l’envoyée de la direction n’avait en effet pas lésiné sur les mouvements gracieux, les mimiques charmantes, les rires cristallins et les poses permettant de mettre en valeur son décolleté vertigineux tout au long de la soirée. Résultat, la moitié des mâles présents dans le restaurant n’avaient eu d’yeux que pour elle, délaissant leurs compagnes consumées de jalousie.
Elle lui avait précisé dès le début de leur rencontre qu’elle ne voulait pas engager de conversation sur le fond de sa visite, mais qu’elle souhaitait d’abord profiter d’une soirée de détente avec lui, sans autre finalité qu’un bon moment partagé entre collègues.
-    Nous aurons tout le temps d’en venir plus tard aux sujets sérieux, lui avait-elle déclaré en l’entraînant vers le luxueux établissement, où elle avait réservé l’une des meilleures tables. D’ailleurs on m’a accordé les pleins pouvoirs pour ce faire, alors nous serions bien bêtes de ne pas en profiter, non ? Et pour une fois que je rencontre un grand journaliste… J’ai mille questions à vous poser, vous savez.
De son côté, Louis avait usé de tous les stratagèmes possibles pour ne pas se laisser entraîner dans les toasts qu’elle portait régulièrement, et souvent pour les raisons les plus futiles. Les plantes vertes autour de lui, mais aussi le cabas de luxe de la femme de la table voisine, qu’elle avait imprudemment laissé entrouvert et pendu au dossier de sa chaise, baignaient à présent dans un mélange de champagne, de vin blanc et de vin rouge des meilleurs millésimes.  
Il en ressentait une certaine culpabilité, certes, mais se rassérénait par le fait qu’il n’avait de toutes façons pas le choix s’il voulait échapper au piège tendu par la sulfureuse créature qu’on lui avait mis dans les pattes. Et ce, sans trop éveiller ses soupçons si possible… D’autant qu’elle semblait très bien tenir l’alcool de son côté et il ne souhaitait évidemment pas se retrouver en position de vulnérabilité en se laissant saouler.
Une fois leurs agapes terminées, et réglées comme il se devait avec la carte de la direction, Maeva avait souhaité se rendre directement chez Louis afin de « passer aux choses sérieuses », comme elle le lui avait soufflé à l’oreille. Une fois rendus dans son appartement, elle avait voulu préparer un dernier verre pour « démarrer leur discussion sur de bonnes bases ». Elle avait alors sorti de son sac une petite bouteille de whisky japonais, un truc hors de prix selon elle, et s’était rendue dans la cuisine sous le prétexte d’y ajouter des glaçons. Chose impensable et parfaitement iconoclaste pour l’ancien amateur éclairé qu’était Louis. Mais, curieux de voir la suite des événements, il l’avait laissée faire sans broncher.
Et c’est là que la chose s’était produite.
Méconnaissant la disposition de l’appartement, la jeune femme ignorait que, par un jeu de miroirs accidentel, on pouvait voir l’intérieur de la cuisine depuis l’un des fauteuils du salon. Et c’est depuis ce fauteuil que Louis avait vu Maeva verser le contenu d’une petite fiole dans un des deux verres avant d’y ajouter les cubes de glace.   
Mais plus étrange encore, et à sa grande surprise, c’était le verre sans ajout de produit mystérieux qu’elle lui avait ensuite tendu. Puis elle avait bu le sien quasiment cul sec avant de l’encourager à faire de même. Elle s’était ensuite rendue dans la salle de bain en prétextant devoir « se rafraîchir ».   
*
Elle y est toujours au moment où Louis se lève pour aller verser le contenu de son verre dans l’évier de la cuisine. Il ne comprend toujours pas la manœuvre à laquelle se livre Maeva et le but qu’elle poursuit depuis le début de la soirée. Sans parler de cette fiole mystérieuse…. Une chose reste toutefois certaine dans son esprit, c’est qu’il a affaire à une redoutable adversaire et qu’il lui faut rester absolument vigilant.
Il se retourne en entendant la porte de la salle de bain s’ouvrir. Maeva, resplendissante dans sa sensuelle nudité, en sort légèrement titubante. Comme elle trébuche, il va pour la retenir et elle se raccroche alors vivement à son cou, y imprimant plusieurs petits sillons parallèles avec ses ongles parfaitement manucurés mais également pointus. Malgré la douleur Louis raffermit sa prise autour de ses épaules pour la maintenir mais elle le repousse et se laisse choir sur le lit. Elle y rampe à reculons et s’affale sur des oreillers qu’elle empile à cet effet derrière elle.
Gêné par l’impudeur de la jeune femme, Louis recule vers le salon tandis qu’elle part d’un grand éclat de rire.
-    Ah Louis, Louis, quelle soirée ! Mais où allez-vous, mon vieux ? Je ne vous tente pas ? Ah vous ne savez pas ce que vous perdez !
Elle s’étire en minaudant. Ses gestes se font de plus en plus gauches et sa diction devient pâteuse.
-     Enfin, comme vous voudrez, cela n’a pas d’importance… dit-elle encore avant de se retourner à plat ventre et de nicher son visage dans son bras replié, ses cheveux étalés autour d’elle. Mmmmh, je sens que ça vient, vous auriez dû en profiter avant. Réveillez-moi avec le petit déjeuner, marmonne-t-elle avant de fermer les yeux.
Interdit, Louis se précipite sur le sac de la jeune femme qu’il se met à fouiller fébrilement. N’y trouvant rien, il se met alors à fouiller dans la poubelle de la cuisine et Il ne lui faut alors pas longtemps pour y dénicher le petit cylindre de verre fermé par un bouchon de plastique. Il l’ouvre et le hume, mais ne sent pas d’odeur particulière à part une légère fragrance chimique. Il dépose un peu de liquide restant sur son doigt et le porte à ses lèvres mais ne détecte aucun goût particulier.
Puis la lumière se fait dans son esprit et le choc le fait sursauter. Le cœur battant, il se précipite vers le lit et secoue Maeva sans ménagements. Comme il n’obtient qu’un vague grognement, il tente alors de la faire asseoir mais elle s’effondre aussitôt comme une poupée de chiffons.   
La peur le saisit à la gorge alors qu’il appréhende enfin la nature du piège dans lequel il vient de tomber : d’abord le show de la jeune femme dans un des restaurants les plus en vue de la ville, puis ce coup de griffe apparemment involontaire et, à présent, ce sommeil provoqué dont rien ne pourra la faire sortir avant un bon moment probablement… La nasse s’est refermée sur lui.
Affolé, il envisage à toute vitesse toutes les hypothèses, même les plus folles, pour se sortir d’affaire… La balancer par la fenêtre ? Non, ce serait encore pire bien sûr, et il ne se sent pas l’âme d’un tueur. La rhabiller et la déposer au coin de la rue ?  Bien évidemment cela ne changerait pas grand-chose avec ce fichu voisin toujours à sa fenêtre et qui les a certainement vus arriver tout à l’heure. La foutre dans le coffre et l’emmener loin ? Mais il n’a pas de voiture…  A moins qu’Alma…
Alma ! Oui, bien sûr Alma ! Il se met à la recherche de son mobile et compose fiévreusement le numéro de la jeune fille…
*
Dix minutes plus tard, elle est à sa porte, le souffle court et plus échevelée que jamais.
-    J’étais à l’Européen quand vous m’avez appelée… Que se passe-t-il Louis, vous aviez l’air affolé ? demande-t-elle, inquiète.
-    Entrez, Alma, j’ai besoin de vous.
-    Qu’est-ce que c’est que ce ça ? s’exclame-t-elle en découvrant la femme affalée sur le lit dans une pose grotesque, c’est pour un plan à trois ? Vous me décevez, Louis, je ne m’attendais pas à ça de votre part…
-    Ecoutez-moi, Alma, répond Louis, je vous en supplie, écoutez-moi…
Il lui raconte alors toutes les péripéties de la soirée, depuis l’arrivée de Maeva jusqu’au versement du produit dans son verre et lui montre la fiole vide en guise de preuve. Alma est bouleversée par la détresse de Louis, qu’elle découvre pour la première fois dans un tel état de fragilité. Et cela la remue encore plus qu’elle ne l’aurait cru, prenant tout à coup la mesure de l’attachement qu’elle ressent pour lui. Une force nouvelle semble l’animer lorsqu’elle l’entraîne vers le petit salon.
-    Bon, laissez-moi faire. Je vais vous sortir de là, faites-moi confiance…
-    Mais comment… Qu’est-ce que…balbutie Louis. Vous vous rendez compte, je suis foutu. Cette histoire va détruire ma crédibilité, foutre en l’air ma réputation, c’est tout simplement infernal, ce qu’ils ont mijoté.   
-    Oui, cette femme c’est le diable, concède Alma en regardant vers la chambre, mais pour contrer le diable il ne faut pas hésiter à employer des moyens sataniques aussi. Et pour ça, entre femmes, croyez-moi…
-    Vous vous rendez compte, poursuit le journaliste, moi qui n’ai jamais, au grand jamais, eu le moindre comportement déplacé, le moindre geste…
-    Calmez-vous Louis. Je sais tout cela, nous vivons depuis quelques jours ensemble et j’ai bien vu que vous n’étiez pas ce genre d’homme. Vous êtes un homme bien, Louis… rassurez-vous, moi je le sais.
Elle le fait s’asseoir et lui prend la main.
-    Ecoutez moi, je vous le répète, je vais vous sortir de là, faites-moi confiance. (Elle relève la tête et regarde autour d’elle) Dites-moi, vous avez des somnifères ici ?
-    Je… Oui, j’en prends parfois. Ils sont dans ma table de nuit, mais pourquoi ?
-    Bon, on va déjà lui en faire avaler un. Ou deux. Il ne faut pas qu’elle se réveille avant un petit moment.
-    Vous croyez ? Mais avec le produit qu’elle a déjà avalé…
-    Ce doit être du GHB, je suppose, la drogue des violeurs, à tous les coups… Ben, tant pis, elle aura peut-être de belles nausées plus tard mais elle l’aura bien cherché. Ne bougez pas, je vais m’occuper de ça.
Louis reste prostré sur son fauteuil pendant qu’Alma s’active dans la chambre. Le stress de la situation refluant, il flotte à présent dans un nuage d’indécision et d’apathie. Au fond de lui, une petite voix le fustige de se montrer si faible et incapable de réaction mais sans parvenir à le sortir de sa torpeur mortifère. La facilité avec laquelle il s’est laissé piéger et l’extravagance de la situation le tétanisent proprement. C’est tellement dégradant et humiliant pour lui…
Il ne saurait dire combien de temps s’écoule avant qu’il n’entende enfin Alma l’appeler depuis la chambre. Lentement, difficilement, il parvient à se lever et à aller vers elle. Le spectacle qu’il découvre libère alors en lui une vague d’adrénaline.
-    Mais Alma, que faites-vous ? bégaye-t-il en découvrant la jeune fille assise, entièrement nue, à côté de Maeva, et qui lui tend un mobile à coque de nacre.
-    Je vous sauve la mise, Louis, tout simplement. Prenez ce téléphone, bon dieu !
-    Mais, mais… fait-il en hésitant à nouveau.
Alma se lève telle une furie et le saisit par le col de sa chemise.
-    Bon dieu, Louis, je vous répète que je vous sauve la mise, renaude-t-elle en le secouant sans ménagement, vous comprenez ça oui ? Réagissez quoi, merde, parce que c’est ça ou la mise en examen dès demain matin pour tentative de viol, alors vous préférez quoi ?
-    Je… mais…
-    Voilà, c’est ça, élude-t-elle en le relâchant. Nous n’avons pas le choix, nous sommes d’accord. Alors prenez ce téléphone, c’est le sien. Je l’ai débloqué car il fonctionne avec ses empreintes digitales. Avec le pouce gauche, la petite maligne, j’ai bien failli me faire avoir. Je l’ai mis sur l’appli photo, là vous voyez ? (Elle lui montre le cercle blanc affiché sur l’écran). Alors, à vous de jouer, il suffit d’appuyer là.
Elle retombe sur le lit, saisit la tête de Maeva entre ses mains et se colle contre elle, comme si elles s’embrassaient fougueusement.
-    Mais Alma, je ne peux pas faire ce que vous me demandez, proteste Louis, c’est trop…  Dérangeant voyons…
-    Je ne vous demande pas de regarder, mais juste de cadrer un minimum, renaude la jeune fille, le visage enfoui sous la chevelure de Maeva. Et puis allez, au final vous allez vous rincer l’œil, ça aurait pu être pire…
-    Alma…
-    Je déconne, allez, si vous croyez que ça m’amuse de me frotter à cette peau d’hareng ! Et on ne fait que commencer, alors tâchez de vous bouger, que la séance ne dure pas des heures, en plus. Merci d’avance.
Quelques minutes et poses plus tard, Alma se relève et va farfouiller parmi les affaires de Maeva qui dort toujours profondément, la tête sous un oreiller et le corps recouvert par le drap du dessus.
-    Vous croyez que je peux lui piquer quelques fringues ? Elles sont trop classe.
Puis, comme Louis ne produit qu’un son inintelligible en guise de réponse :
-    Ouais, ben je vais le faire, d’accord. Elle nous doit bien ça avec tout le dérangement qu’elle nous aura causé, cette garce.
-    Je crois que je vais vomir, dit Louis en se précipitant vers la salle de bain.
-    Vous avez raison, vous vous sentirez mieux après, approuve Alma en estimant les mesures d’un pull en cachemire tiré du sac de Maeva. Passez vous aussi la tête sous la douche ensuite, c’est souverain pour retrouver ses esprits. A l’eau froide bien sûr. Je vais faire votre valise pendant ce temps-là…
La jeune fille est en train de se mirer dans la glace de l’armoire lorsque Louis réapparaît, les cheveux mouillés et se sentant un peu plus d’attaque. Elle porte le pull de Maeva et a également enfilé son Jean hyper moulant hors de prix. Elle tient à la main des chaussures rouges à talons hauts, qu’elle montre à Louis.
-    Dommage, elles sont trop grandes pour moi. Elle a de sacrées palmes, cette meuf, en guise de pieds. Bon, venez Louis, on a un dernier boulot à faire avant de partir.
Elle s’assied sur le lit et tapote sur le couvre-lit à côté d’elle.
-    Venez là, j’ai besoin que vous me donniez quelques adresses mail à qui envoyer le beau dossier de photos que je viens de terminer. Bien sûr, c’est mieux si on les envoie de son téléphone à elle. Elles sont pas mal, à part une où vous avez pris les pieds du lit et une autre où l’on ne voit que le plafond, mais ça devrait faire l’affaire... Je me demande si je n’ai pas un peu grossi, moi, fait-elle en les faisant défiler.
*
Vingt minutes plus tard, ils sont dans la Twingo d’Alma en direction du centre-ville.
-    Pourquoi vous m’emmenez chez vous ? demande Louis en se tâtant pour trouver sa vaporette, une furieuse envie de fumer lui vrillant le crâne.
-    Parce qu’à mon avis, ça ne sera bientôt plus habitable chez vous, répond Alma tranquillement.
-    Mais votre mère ?
-    Elle va vous adorer, vous êtes le premier copain que j’amène à la maison et qui a plus de 55 ans…
Ayant enfin récupéré son suçoir électronique au fond d’une poche, Louis s’enfonce dans son siège dans un nuage de vapeur.
-    Vous savez, Alma, déclare-t-il tout à coup d’une voix atone, les garces c’était aussi des obus fabriqués par des femmes pendant la première guerre mondiale.
-    Non, je ne savais pas. Pourquoi vous me dites ça ?
-    Je ne sais pas trop. Je crois que je ne suis pas dans mon assiette, Alma.
-    Vous savez quoi ? fait Alma en effectuant un brusque changement de direction sous les klaxons furieux des autres automobilistes, on va aller se prendre une muflée avant de rentrer.
-    Pour une fois, je suis d’accord.
-    Et je crois qu’il va être plus que temps que vous me disiez pourquoi ces gens vous en veulent autant, vous ne croyez pas ?
***
Sancergues, logis de la caserne de la gendarmerie nationale.
Installée dans sa cuisine L’adjudante-chef Marceline Poupelin s’apprête à passer à table pour le dîner lorsque le téléphone retentit dans le salon. Elle repose la louche de soupe dans le fait-tout et se lève en maugréant.
-    Oui, qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-elle en décrochant.
La voix du gendarme Michelak se fait entendre à l’autre bout.
-    C’est Michelak, adjudante-cheffe, j’ai pensé qu’il fallait que je vous prévienne…
Marceline Poupelin décide de passer sur l’heure tardive car la voix de son subordonné lui semble suffisamment inquiète.
-    Me prévenir de quoi ?
-    J’ai reçu plusieurs appels concernant Sainte-Agnès de Marcilie.
-    Encore ? Qu’est-ce qu’il y a cette fois ? Une projection de film porno en plein air, sur le mur de la mairie ?
-    Non, c’est un peu plus grave que ça : il s’est produit un grave incendie dans le centre-ville. Au moins deux victimes sont déjà recensées.
-    Aïe, merde, ça c’est effectivement plus sérieux.
-    Le colonel des pompiers dit que l’origine du feu est sans doute volontaire.
-    Ah ? Dans ce cas, je vais prendre contact avec lui.
-    Et ce n’est pas tout.
-    Non ?
-    L’unité de gendarmerie de Quiberon vient de me prévenir qu’un homme s’est suicidé aujourd’hui en se jetant d’une falaise de la côte sauvage.
-    Eh ben, c’est gentil de leur part de nous le dire mais on a déjà largement de quoi faire chez nous, non ?
-    Attendez, c’est que le suicidé est le maire de Sainte-Agnès de Marcilie, un certain… (il s’interrompt un instant), Jean-Luc Fresnoy demeurant sur la commune au 65 route de Milhac.
-    Non ? Nom de dieu, ça commence à bien faire ! Ça en plus du pompier…
-    D’autant qu’ils ne sont pas encore certains que la cause du décès soit bien un suicide. L’enquête est en cours.
L’adjudante-chef réfléchit un instant.
-    Là, ça devient franchement sérieux. Bon, on lance une enquête préliminaire, je veux tout le monde en salle de réunion demain à 7 heures. Et passez-moi le numéro de téléphone du colonel des pompiers de Sainte-Agnès. Et appelez-moi aussi le juge, vous me le passerez directement ici.  
-    A cette heure-ci ?
-    Absolument, j’aime autant prendre les devants. Ça commence à sentir le roussi cette histoire.

 

 

 

 

JOUR  5

 

 

 

 


Bourges, rue Joyeuse
Engoncée dans son tonneau de poix collante, Maeva dérive sur un océan bleuté cerné d’icebergs étincelants. Le léger roulis l’indispose, mélange de mal de mer et de gueule de bois, tandis que le soleil resplendissant lui cuit le visage. Un bateau apparaît à l’horizon, ses voiles blanches déployées et gonflées par une brise soyeuse. Comme il progresse rapidement vers elle, Maeva remarque un homme debout à sa proue, dont les vêtements chamarrés flottent au vent. L’inconnu la salue en soulevant son chapeau pointu de carnaval. Souriant, il extrait une longue flute de son sac en bandoulière et se met à jouer une mélodie stridente dont les notes aigües vibrent dans l’air comme un essaim de guêpes volant autour d’elle.
Elle se redresse d’un bond dans le lit, haletante et couverte d’une sueur froide et malsaine. Hagarde, elle observe la pièce inconnue autour d’elle en cherchant la source de ce bruit affreux et lancinant. Elle passe une main sur son visage, presque étonnée par le contact de cette peau étrangère. Son cerveau tente fébrilement d’associer à un souvenir existant toutes les informations qu’il reçoit, mais ne trouve aucune correspondance valable pour le moment. La source du bruit lui parait parvenir d’un endroit proche et elle découvre alors le mobile posé sur l’oreiller à côté d’elle.
Un geste automatique lui fait saisir l’appareil et le déverrouiller d’un coup de pouce. Le silence soudain lui procure un soulagement ineffable. Elle porte le téléphone à son oreille.
-    Maeva ? fait une voix masculine dans le lointain.
Il lui faut rassembler toute son énergie pour parvenir à articuler un « oui » hésitant.
-    Qu’est-ce que c’est que ce bordel, vous pouvez m’expliquer ?
Le mouvement ralenti des rouages de son esprit ne lui permettant pas de formuler une réponse plus élaborée, la jeune femme se contente d’un sobre « Quoi ? » en guise de réponse.
-    Quoi, quoi, quoi… elle est bien bonne ! Non mais vous vous rendez compte du scandale que vous avez provoqué ici ? Tous les bureaux de la direction ne parlent ce matin que de vos exploits nocturnes et la rédaction de La Tribune Libre nous a déjà appelé pour nous demander ce qu’elle devait faire de ce reportage photo porno qu’elle a reçu ! Vous êtes devenu folle ou quoi ?  Charles-Albert est furieux et m’a déjà engueulé deux fois depuis ce matin !
La panique saisit la jeune femme, charriant un flux d’adrénaline dans son cerveau. Un flash de mémoire lui revient alors en vrac.
-    Je… Je crois que j’ai pris trop de votre truc là… Mais ça va aller, je… Attendez, oui, c’est ça, je dois aller porter plainte ce matin pour...
-    Attendez, vous êtes où là ? l’interrompt brutalement son interlocuteur.
-    Chez Louis Banon, je crois.
-    Et il est là ? Non, parce que vous êtes en train de tout balancer, là…
Prenant brusquement conscience de l’énormité de sa gaffe, Maeva regarde autour d’elle, affolée.
-    Non, non je ne crois pas qu’il soit là, et je n’entends pas de bruit.
-    De toutes façons, c’est foutu. Qu’est-ce qui vous a pris bon dieu ? Vous êtes tarée, ou bien complètement malade ? Et elle est majeure au moins, cette gamine ? Parce qu’il ne manquerait plus que ça…
-    Mais de quoi parlez-vous ?
Un bruit de poing tapé sur un bureau résonne dans l’écouteur.
-    Bon, ça suffit, hein ? Ne me prenez pas pour un con, Maeva, je ne sais pas à quel jeu vous jouez mais…
-    Mais qu’est-ce que vous racontez à la fin ? s’énerve la jeune femme en se mettant à genoux sur le lit, je n’ai fait que ce que vous m’avez dit de faire…
La glace de l’armoire lui renvoie l’image d’une femme échevelée au visage marqué par une mauvaise nuit. Elle frissonne en découvrant cette inconnue.
-    Et le pire, c’est que vous avez partagé vos exploits avec tout le monde ! Ça rime à quoi cet envoi de photos depuis votre téléphone ? Vous allez porter plainte pour quoi à présent, hein ?
-    Des photos…
-    De toutes façons, je ne veux plus avoir affaire à vous. Vous êtes virée. Et inutile de repasser au siège, on vous fera tout parvenir par courrier. Vous m’avez compris ?
Elle appuie sur l’icône « Galerie » de son téléphone et ouvre le premier dossier photos qui se présente et dont elle fait défiler les vues.
-    Mais qu’est-ce que c’est que ce truc… Attendez, ce n’est pas moi qui… C’est un coup monté, je me suis fait avoir… C’est dingue, je ne connais même pas cette fille, je ne l’ai même jamais vue de ma vie !
-    Eh bien si c’est vrai, c’est encore pire voyez-vous, car de dépravée vous passez à présent dans la case incompétente !
Un léger bip indique à Maeva que Dejonquères vient de mettre brutalement fin à la conversation.
***
La petite cuisine est pimpante avec ses couleurs pastel et ses meubles orange, très années 70. Par la fenêtre on aperçoit un terrain de foot à l’herbe rare et, plus loin, un immense site logistique circulaire, cerné par un collier de poids lourds aux remorques tournées vers de grandes portes à soufflets.
La femme en robe de chambre mauve s’approche de Louis avec une cafetière pleine à la main.
-    Avec du sucre, votre café ? demande-t-elle en versant le liquide brûlant dans un bol publicitaire à la gloire de la chicorée Leroux.
-    Non merci, répond Louis en beurrant une biscotte avec un couteau au manche ébréché. Ça fait longtemps que je n’avais pas pris un vrai petit déjeuner, vous savez…
-    Ce n’est pas bien ça, manger le matin, c’est vivre avec entrain, disait ma mère.
-    C’est un proverbe berrichon ?
-    Je ne pense pas, ma pauvre mère était plutôt originaire d’Ombrie.
-    En Italie ? Ah merde, s’exclame Louis en faisant exploser sa biscotte entre ses doigts.
-    Montefalco, un petit village de là-bas, oui. (Elle rit) Vous jouez à imiter Michel Serrault ?
Le portable de Louis se met à vibrer sur la table.
-    Excusez-moi, fait-il en décrochant, c’est le chef.
-    Louis ? C’est Denis, fait une voix dans l’écouteur. Dis-donc je viens de lire ton papier là, c’est fou cette histoire. On démarrait sur un simple corbeau un peu dérangé mais toi, là, tu soulèves un sacré lièvre, dis-donc !
-    Ça t’ennuie ?
-    Penses-tu, au contraire, on va lui faire pleurer sa mère, à Pierre-Marc Cléry et à sa feuille de chou du Berrichon ! Putain, ce que tu nous apportes là, c’est de la balle mon vieux.
-    Le siège risque de ne pas apprécier que je sois sur un truc important… tempère Louis.
-    M’en fous ! Ils ne vont pas se plaindre si on monte un peu le tirage, non ? De toutes façons, le rédac chef c’est encore moi ici. Et puis, je vais te dire un truc, je ne serais pas fâché de les emmerder un peu à mon tour, tu sais.
-    C’est toi le chef. C’est toi qui vois.
-    Exactement. Et toi, tu me lâches pas, tu continues hein ?
-    Compte-sur moi. Ciao Denis.
-    Ciao, Louis.
-    C’était monsieur Hachard ? demande la femme en s’asseyant à table.
-    Oui, vous le connaissez ?
-    Oui, un peu, c’est quelqu’un de bien, il aide Alma.
Louis regroupe ses débris de biscotte et les verse dans son bol puis, à l’aide d’une petite cuillère, il entreprend de les repêcher un à un. La femme sourit en le regardant faire.
-    On voit que vous n’avez plus l’habitude, c’est sûr.
Le journaliste lui sourit à son tour. Il trouve cette femme sympathique, simple et plutôt accueillante, compte-tenu des circonstances. Elle était couchée lorsqu’ils sont arrivés hier avec Alma, un peu éméchés, et s’est malgré tout levée pour les accueillir. Elle a tout de suite proposé de lui préparer la chambre d’amis, en fait une pièce qui sert un peu de débarras mais où un canapé convertible peut être déplié. Et même s’il lui a fallu louvoyer entre des cartons, la table à repasser et un portant chargé de vêtements pour accéder à son lit, Louis lui en a été reconnaissant.
-    Ainsi vous êtes une fan de l’inspecteur Columbo, madame Ruiz-Dora ?
-    C’est Alma qui vous a dit ça ? sourit-elle, oui, je le trouve bel homme.
-    Bel homme ? s’étonne Louis.
-    Oui, et si élégant dans son beau pardessus.
-    Ah, d’accord, vous vous fichez de moi madame Ruiz-Do…
-    Appelez-moi plutôt Marysa, s’il vous plaît.
-    Pardonnez-moi, s’excuse Louis, vous me l’aviez dit hier mais je…
-    Oui, vous n’étiez pas dans votre assiette, je l’ai bien vu, répond-t-elle en lui posant la main sur le bras. Ne vous en faites pas, ici nous ne sommes pas très protoclo… comment dit-on déjà ?
-    Protocolaires ? propose Louis.
-    Voilà, c’est ça.
Elle se lève et va se poster devant la fenêtre.
-    Et comme vous le voyez, pas très savantes non plus…
-    Alma est une fille brillante, vous pouvez en être fière.
Marysa se retourne vers lui et ramène une mèche de cheveux derrière son oreille.
-    Ça n’a pas été facile après la mort de mon mari. Elle n’a quasiment pas beaucoup connu son père, elle avait six ans lorsqu’il est décédé.
-    De quoi est-il… ?
Elle se tourne de nouveau vers la fenêtre.
-    C’était un homme bon, mais il avait le sang chaud. Un Sévillan. Il travaillait à l’usine comme chef d’équipe.
Ne souhaitant pas interrompre la femme, Louis se lève et se ressert du café. Il reste debout à son tour, face à elle, appuyé contre le bord du plan de travail.
-    Un jour, il s’est battu la fois de trop en rentrant du café, poursuit-elle. Un coup de couteau dans le ventre et un autre à la poitrine. Il est mort sur le trottoir, tout seul. C’est des policiers qui l’ont trouvé en faisant leur ronde le matin. On a jamais su qui avait fait ça.
-    C’est moche.
Marysa hausse les épaules.
-    Je crois que je m’y attendais de toutes façons, il rentrait souvent avec le visage en sang et les poings écorchés. Je lui avais répété cent fois que cela allait mal finir, mais il ne savait pas arrêter de boire, c’était plus fort que lui… Et il ne supportait pas non plus qu’on le traite d’espingouin à l’usine ou au café. Il disait que c’était injuste, qu’il travaillait deux fois plus que les autres et qu’il méritait le respect… Mais voilà, il ne fréquentait pas les bonnes personnes. (Elle soupire) C’est surtout pour la petite que ça a été difficile parce qu’après ça j’ai été obligée de travailler.
-    Et vous ne vous êtes pas remariée ?
Elle lui adresse un pâle sourire.
-    Pas eu le temps pour ça, monsieur Louis. Comme je n’ai pas fait d’études, j’ai dû prendre le travail qu’on me donnait. J’ai fait des ménages chez des gens riches, travaillé à la teinturerie Villiot qui était près de la gare autrefois, et je finissais le soir en servant au bar de l’Esplanade. Sans compter le dimanche, au maraîchage dans les champs, ce qui me permettait d’avoir des fruits et des légumes frais pour Alma. Alors non, pas eu de temps pour ça…  
Elle sourit tout à coup et se redresse comme au sortir d’un rêve éveillé.
-    Mais tout ça c’est de la vieille histoire et je ne veux pas vous embêter avec mes histoires. Cela faisait longtemps que je n’avais pas parlé comme ça. D’ailleurs je ne parle plus à beaucoup de gens depuis longtemps… Enfin, tout le monde a ses soucis et je crois que vous avez les vôtres. Et vous, vous êtes marié monsieur Louis ? Vous avez l’alliance…
-    Oui, répond-t-il en faisant tourner lentement la bague entre ses doigts, je suis marié. C’est ma femme qui ne l’est plus…
Un silence s’installe entre eux, alors que chacun plonge dans ses pensées. Louis se remémore la soirée d’hier. La colère commence à supplanter le malaise en lui. Leur stratagème de salauds a bien failli fonctionner et sans le sang-froid d’Alma… (Il secoue la tête). Après la mise à l’écart, c’était la mise à mort avec ce scandale sexuel dont il ne se serait jamais remis, devenu pour toujours tricard auprès de tous les médias d’importance où dignes de ce nom. Le coup imparable, net, efficace. Il se masse le cou où les traces des ongles de Maeva sont encore visibles ; il lui suffisait de demander une prise de sang et il était refait. Qui allait croire qu’elle l’avait bu d’elle-même, cette saloperie ?
Il se demande aussi qui, de Delaruelle ou de Dejonquères en a eu l’idée. Peut-être bien les deux, lors d’une séance de brainstorming dont il aurait été la cible. Il pense également, mais sans empathie excessive, à la jeune femme ayant servi d’appât, qui va connaître à son tour les foudres des deux têtes pensantes. Ces deux cyniques ne lui pardonneront certainement pas son échec et n’auront à présent de cesse de détruire un témoin devenu gênant.
-    Eh ben, c’est pas la fête ici, s’exclame Alma en faisant irruption dans un improbable pyjama jaune poussin tirebouchonné aux jambes.
***
Sancergues, locaux de la gendarmerie nationale.
Il règne une ambiance électrique ce matin dans la brigade. Le briefing de l’adjudante-chef a été court, le temps d’exposer rapidement son plan de bataille à ses maigres troupes et d’attribuer à chacun son rôle. Moteur tournant, les véhicules attendent à présent sur le parking le signal de départ. L’adjudante-cheffe est en ligne avec l’adjointe au maire de Sainte-Agnès pour la prévenir de leur arrivée sur la commune :
-    Je sais bien que vous êtes sous le choc du décès de monsieur Jean-Luc Fresnoy, madame Sarraut, mais je vais avoir besoin de vous ce matin. Même si les circonstances sont moins dramatiques pour moi, je n’ai plus non plus de hiérarchique direct pour le moment. Il va nous falloir nous serrer les coudes et faire face car je pressens que nous allons en avoir besoin ! Comment ? Si j’ai eu de nouvelles informations ? Non, rien de plus depuis hier soir. Nous arrivons dans un quart d’heure, je pourrais vous retrouver à l’hôtel de ville ? Comment ? A l’église ? Vous allez prier ce matin… Eh bien, euh, très bien, je vous attendrai devant le parvis. Pardon ? Oui, je comprends, bien sûr. A tout de suite.
Elle raccroche, pensive. « Et puis ça ne peut pas faire de mal. », pense-t-elle en se dirigeant vers la sortie.
***
Paris, gare d’Austerlitz
Le voleur à la tire a repéré sa proie : une vieille dame chargée de sacs dont le manteau trahit l’aisance financière. Une montre de prix et un bracelet étincelant à ses poignets confirment cette hypothèse. Thomas Lajean, dit Teddy, a l’œil pour ça. Ce n’est pas encore un familier de cette gare mais les renforts de sécurité récemment déployés gare de Lyon l’ont chassé de son territoire habituel. Il explore de nouveaux horizons, possibles nouveaux terrains de chasse où exercer ses talents.
Après avoir stationné un moment devant le grand panneau indicateur des départs, la vieille femme se dirige à présent vers les quais. Pour Teddy, c’est le signal de l’action. Dans cette partie du hall existent en effet de nombreuses possibilités de fuite lui permettant de disparaître rapidement. Il s’approche à pas vifs de sa proie, tend la main pour lui saisir le bras et s’apprête à débiter son discours, à présent bien rôdé, destiné à détourner l’attention de la victime durant les précieuses secondes dont il a besoin pour la délester de ses biens.
C’est alors qu’un véritable étau se resserre brusquement sur son épaule, l’immobilisant d’une poigne de fer.
-    Tut tut mon gars, on va laisser gentiment la dame aller prendre son train, lui dit une voix grave et basse tout près de lui.
Ignorante de la situation, la vieille dame poursuit son chemin courbée sous le poids de ses bagages, tandis que Teddy cherche à se défaire de l’emprise qui l’immobilise impitoyablement.
-    Mais qu’est-ce que vous me voulez, merde ? Je voulais juste demander l’heure, foutez-moi la paix ! râle-t-il en essayant de voir son agresseur. Une main tout aussi ferme que la première lui soulève alors le menton et lui fait lever la tête.
-    Rien de plus simple alors, mon gars, l’horloge est là…
Une bourrade le propulse alors plusieurs pas en avant. Furieux, Teddy se retourne prêt à en découdre, mais son geste de rébellion est stoppé net. D’accord l’homme en face de lui a les cheveux blancs et sans doute un peu d’âge dans les pattes, mais il est grand et large comme une armoire normande.
-    Une réclamation à formuler peut-être ? raille l’homme avec un calme olympien.
Comprenant qu’il a affaire à forte partie, Teddy décide de jouer la carte de la sécurité. Il crache par terre d’un air dégoûté puis se détourne et file vers la sortie en essayant de rassembler le maximum de dignité possible. L’homme aux cheveux blancs suit du regard le pickpocket jusqu’à ce que ce dernier ait totalement disparu. Puis il reprend la valise posée à côté de lui avant de se diriger à son tour vers les quais. Ce voyage en train ne l’enchante guère, d’autant qu’il y aura ce changement à Vierzon, mais il est malgré tout satisfait de retourner sur le terrain. Et puis, ce n’est pas très long et Bourges est une jolie ville. D’ailleurs, il la connaît déjà.
Une fois installé à sa place, il sort d’un sac en plastique le livre qu’il a acheté au Relais H de la gare. La photo de Louis Banon sur la quatrième de couverture montre le visage d’un homme entre deux âges, au regard franc et déterminé, mais au sourire un peu crispé.  
***
N151 Entre Bourges et Sancergues
Le silence règne dans la Twingo depuis leur départ de Bourges. Louis reste muré dans son introspection, gêné aux entournures par l’état peu glorieux dans lequel l’a trouvé Alma hier soir. Cette dernière, de son côté, ressasse sa frustration liée au mutisme de son passager.
Parvenue dans une entrée d’agglomération, elle engage la voiture sur la piste d’une station-service de supermarché, passe devant les pompes automatiques et vient se garer sur l’aire de stationnement située dans la continuité. Puis elle coupe le contact et déclare, sans même tourner la tête, et les mains crispées sur le volant :
-    Louis, il faut que je vous dise que si vous ne m’expliquez pas ce qu’il s’est passé avec…, euh, vos employeurs maintenant, je n’irais pas plus loin. Et du coup, vous non plus, à moins que vous ne fassiez du stop.
-    Je m’y attendais Alma, soupire Louis, depuis ce matin je sens bien que vous n’êtes pas comme d’habitude.
Il sort sa vaporette de sa poche et tire dessus comme un damné, un dense nuage de fumée l’entoure bientôt.
-    Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
La jeune fille ne lui répond pas, le regard toujours fixé sur la ligne bleue des Vosges, le visage crispé. Quelques minutes s’écoulent au son de la respiration de Dark Vador que produit Louis en tétant son engin depuis son smog bleuté.
-    Très bien, Alma, je vois que vous avez saisi l’intérêt et l’usage de la force du silence. Vous connaissez l’Afrique ? demande-t-il enfin.
-    Non. Ma mère m’a promis de m’emmener à Ceuta un jour, où mon père a de la famille paraît-il, mais on ne l’a pas encore fait.
-    Il vous faudra y aller, c’est beau là-bas. Mais ce n’est qu’une enclave, on est encore loin de l’Afrique noire.
Une minute de silence s’écoule encore. Louis renifle plusieurs fois, sort un mouchoir, s’essuie le nez, puis range sa vaporette.
-    Ouvrez la fenêtre si la vapeur vous gêne Alma, je ne peux pas le faire de mon côté, vous le savez bien…
-    Ça ne me gêne pas. Cessez donc de gagner du temps. Bon, alors l’Afrique ?
Louis se décale légèrement, le dos en partie appuyé sur la portière afin de faire plus ou moins face à Alma.
-    Comme vous le savez l’Echo du Pays Fort, votre employeur, fait partie d’un énorme groupe de presse et de médias appelé Tetra Press & Broadcast, TP&B pour les intimes.
-    Oui, et nous sommes là juste parce qu’avoir des petites entreprises déficitaires permet de baisser les impôts des grands groupes, manœuvre classique d’optimisation fiscale, j’ai lu un article là-dessus.
-    Oui. Mais la presse et les médias ne sont pas les seules activités de la holding dont Delaruelle est l’un des principaux actionnaires.
-    Mmmh, et il y a donc des activités africaines, c’est ça ?
-    Beaucoup, dans plusieurs pays.
Alma lâche le volant et se tourne à son tour vers Louis.
-    Ne tardez pas trop Louis, s’il vous plaît, ce jean me serre vraiment et ce n’est pas si confortable que ça lorsqu’on est assise là-dedans…
-    Eh bien, cela va être une longue histoire vous savez.
-    Justement, autant ne pas traîner.
Le journaliste fouille dans la poche intérieure de sa veste, en sort un billet d’avion froissé qu’il montre à Alma avant de le poser sur le tableau de bord.
-    Je l’ai toujours gardé ce billet, un peu comme un talisman maudit. Voyez-vous…
Il s’interrompt un instant pour observer l’énorme camping-car qui vient de se garer à côté d’eux et d’où descend un homme au visage rubicond qui leur sourit amicalement avant de se diriger vers le supermarché.
-     Voyez-vous tout a commencé lorsque j’étais reporter pour la Tribune, l’un des plus grands magazines du groupe. J’avais devant moi une petite semaine de vacances, chose assez exceptionnelle à l’époque dans mon emploi du temps. Sophie, mon épouse, était en reportage en Inde et je pensais ainsi m’accorder quelques vrais jours de repos lorsque j’ai reçu l’appel d’un ami journaliste. Il travaillait, à l’époque, pour une agence de presse africaine et « Jeune Afrique », notamment. Un type bien que j’avais rencontré à l’occasion d’un reportage sur le génocide rwandais, quelques années plus tôt. On s’était perdus de vue depuis et j’étais heureux qu’il me recontacte.
-    Louis…
-    Oui, alors il me parle d’un truc qu’il a découvert par hasard lors d’un de ses déplacements professionnels, alors qu’il couvrait le déplacement d’un homme politique gambien. Selon lui, quelque chose de pas net qui se passerait au Kandi-Khotou, un minuscule état d’Afrique de l’Ouest, situé entre le Ghana et le Togo. Je lui réponds alors que c’est surement intéressant mais que je suis en vacances et que je pense juste prendre un peu de bon temps pendant les jours à venir.
-    Si vous continuez, Louis, je dégrafe ce jean et nous allons avoir des ennuis lorsque le gros va revenir des toilettes…
-    S’il vous plaît, non, j’en ai eu assez hier, Alma... Bon, alors bien évidemment je change d’avis lorsqu’il me dit que le truc pas net est une usine nouvellement installée en bord de mer et qui appartient à Delaruelle Industries et…
-    Et vous décidez de filer là-bas ! termine Alma. D’où ce billet d’avion.
Louis rit pour la première fois de la matinée.
-    Vous êtes très « découpe large » Alma, il faudra que je vous explique ça un jour…
-    Oui, ben pas aujourd’hui.
-    Effectivement, je décide de me rendre là-bas, comme vous dites. Et ce n’est pas une mince affaire car le pays est très pauvre et peu équipé en termes d’infrastructures routières. Pour m’approcher du site en question cela a demandé beaucoup de temps, en passant par des chemins peu pratiques, avec l’aide d’un fixeur recruté sur place.
-    Un fixeur ? C’est quoi ça ?
-    Pour les journalistes en reportage dans des régions difficiles, c’est une personne faisant office à la fois d'interprète, de guide, d'éclaireur et d'aide de camp, bref quelqu’un de très utile pour traverser des régions peu hospitalières.
-    Mais dans ce cas, comment faisaient les gens qui travaillent là-bas ?
-    Il y avait bien une route toute neuve de quelques kilomètres qui reliait l’usine au bourg important le plus proche, mais elle était grillagée tout du long et surveillée par des milices armées. De toutes façons, la plus grande activité du site se faisait par l’accès à la mer, où un port avait été aménagé permettant la liaison avec les navires de moyen tonnage qui pouvaient y accoster.
Alma salue d’un hochement de tête l’homme qui regagne son camping-car, un paquet de chips sous le bras et un pack de bières à la main.
-    Vous l’avez échappé belle Louis. Et donc, vous avez pu approcher du site ?
-    Oui, cela s’est avéré laborieux à cause du terrain difficile et des milices armées. Mais en même temps pas impossible car il s’agissait essentiellement de voyous chez qui l’alcool et la drogue servent de nourriture de base, regroupés autour de petits chefs locaux, plus violents les uns que les autres. De ce fait ce ne sont évidemment pas des professionnels : leurs rondes étaient trop régulières et prévisibles. De plus, ils faisaient un boucan d’enfer avec la musique à fond dans leurs 4X4 déglingués, ce qui me permettait de les entendre arriver à chaque fois et de me planquer, bien sûr.
-    Et c’était quoi cette usine ?
-    Une horreur, une véritable horreur Alma. Elle est censée recycler les déchets de toutes sortes envoyés par les pays dits développés, c’est-à-dire toutes les ordures toxiques, dangereuses, nuisibles pour la santé et pourries que nous ne voulons plus voir chez nous.
Il ferme les yeux, s’interrompt un instant, puis reprend :
-    Vous auriez dû voir ça, un spectacle de désolation… la mer polluée sur des centaines de mètres et sans doute sur des kilomètres, des monceaux d’ordures laissés à l’air libre dans de vastes no man’s land tout autour, comme des zones sinistrées, abandonnées, avec des oiseaux et des poissons englués dans des mares nauséabondes infâmes, des fumées toxiques s’élevant dans le ciel en permanence… La nuit c’était encore plus terrible avec ces lueurs inquiétantes et ces sirènes de cargos qui se répercutaient sans fin sur ces collines de déchets… L’enfer sur Terre, Alma, l’enfer sur cette pauvre vieille terre d’Afrique.   
-    Mais le gouvernement de euh, ce pays, laisse faire ? Et les habitants autour, ils ne disent rien ? s’émeut la jeune fille.
Louis a un geste fataliste.
-    En ce qui concerne les autorités, il n’est pas sûr qu’elles aient été au courant, la route est fermée je vous l’ai dit et j’imagine que le jour de l’inauguration on a présenté aux invités un tout autre spectacle, bien plus vertueux… De plus, il est probable que quelques pattes graissées aux bons endroits stratégiques du gouvernement permettaient de faire tourner la machine sans à-coups ni grippements. Quant aux habitants… plusieurs villages ont été déménagés, aux frais de l’entreprise et les habitants ont été dédommagés. C’est une région très pauvre, comme je vous l’ai dit, alors ils ont sauté sur l’occasion, sans doute perçue comme une aubaine au début. Mais maintenant la population commence à se révolter, car les cas de maladies se multiplient et des malformations apparaissent de plus en plus souvent chez les nourrissons et les jeunes enfants, d’autant que les villageois vivent essentiellement de la pêche. C’est là qu’interviennent les milices pour contenir les éventuelles contestations et tuer dans l’œuf toute velléité de révolte. Et croyez-moi, ils n’y vont pas de main morte ces salauds-là.
-    C’est dégueulasse, s’insurge Alma, et donc vous avez fait votre reportage là-dessus ?
Louis ne répondant pas, elle lui tapote le genou pour le faire réagir :
-    Hé ho, la Terre ? Je vous demande si…
-    Bien sûr, j’ai fait un reportage sur ça, s’anime-t-il soudain, avec preuves à l’appui, photos et tout et tout ! Et, une fois revenu en France je l’ai donné à Sophie pour qu’elle le transmette à sa chaîne, qui ne dépend pas de TP&B pour son financement.
-    Et ?
-    Eh bien elle n’a jamais voulu le transmettre, prétextant que cela allait détruire nos carrières et qu’elle refusait en tout cas de sacrifier la sienne sur l’autel de la bien-pensance pour un truc qui se passait si loin de nous. Qu’elle était bien désolée pour ces gens, mais qu’elle en avait sué sang et eau pour parvenir à ce niveau de poste et qu’elle n’allait pas se faire hara-kiri maintenant, en pleine ascension de carrière pour quelque chose d’aussi explosif. Voilà ce qu’elle m’a dit. Entre autres choses, mais je vous fais grâce du reste.
-    La salope… Oh, pardon Louis.
Il a un pauvre sourire.
-    Le plus dur pour moi, ça été lorsqu’elle m’a ensuite dit avoir détruit mon reportage, les documents, les photos, tout, à la broyeuse de documents…
-    La salope… Et c’est pour ça qu’on vous a mis sur la touche chez nous, ensuite ?
-    Eh oui, car elle en a tout de même parlé à son rédacteur en chef qui en a parlé lui-même à quelqu’un de l’entourage de Charles-Albert Delaruelle et… Vous imaginez la suite.
-    La salo…, non j’arrête, pardon. Ce doit être suffisamment douloureux pour vous, Louis. Et vous ne la voyez plus depuis ?
-    Non, elle a demandé le divorce mais je refuse pour le moment d’engager la procédure de mon côté. Et c’est à partir de là que je me suis mis à boire. A boire comme un trou…
Un silence se fait pendant quelques minutes, puis Alma se redresse, remet le contact, et rajuste sa ceinture de sécurité.
-    Merci Louis, dit-elle, en se retournant pour effectuer une marche arrière, je comprends plein de trucs maintenant. Vous devez vous sentir soulagé d’en avoir parlé, non ?
-    Pas vraiment, non, soupire-t-il.
Elle s’interrompt en pleine manœuvre, bloquant momentanément un autre véhicule qui s’engageait sur le parking derrière eux.
-    Eh bien moi si, fait-elle en lui souriant, et ça ne compte pas ça ?
-    Si, bien sûr Alma, ça compte…
-    Mais qu’est-ce qu’il veut ce type là à klaxonner comme ça ? râle-t-elle en regardant dans le rétroviseur.
-    Peut-être juste se garer, Alma.
-    Ah ? Et il veut absolument notre place ? Y’en a plein partout… fait-elle en calant brusquement. Tiens, ben maintenant va falloir qu’il attende un peu parce que quand elle est noyée… elle redémarre pas tout de suite.
***
Bourges, Café l’Européen
Denis Hachard fait tourner son verre pour le mirer à la lumière du jour.
-    Tu vois, Stevie, le Pouilly-sur-Loire, c’est un vin en voie de disparition… Il faudrait le signaler à la sauvegarde du patrimoine vinicole.
-    Ah bon ?
-    Oui, c’est un cépage chasselas. Il disparait progressivement au profit du sauvignon pour faire du Pouilly-Fumé, victime du marketing.
-    Mouais, moi je bois que de la bière alors…
Le jeune homme lève son verre à son tour et le fait tourner lentement en singeant le geste de son chef.
-    Houblon, orge, froment, avoine, blé, seigle, rien ne disparaît pour nous. On peut même dire que nous sauvons les céréaliers, nous.
-    C’est malin ! Bon, ça c’est passé comment ce matin ?
-    Très bien, la nouvelle salle des fêtes de Vallaincourt va être superbe. J’ai pris des photos du site avec une belle lumière, et j’ai aussi fait une interview du maire et du responsable du Crédit Agricole, partenaire financier.
-    Hâte de lire et de voir ça…  
Le portable du rédac chef frétille sur la table. Celui-ci le saisit et le porte à son oreille.
-    Hachard… Oui… Ah oui, bonjour, comment allez-vous ? Pardon ? …Oh, ben c’est-à-dire qu’elle est passée très vite hier, vous savez, en coup de vent je dirais quoi… Dites-donc, une sacrée jolie fi… Comment ? …Non, elle avait l’air normal, je dirais… Vous dites ? Pas saoule, non… Stone ? Ben je crois pas non plus, non… Pourquoi vous… ? Oui, elle a juste dit qu’elle allait inviter Louis Banon à dîner, c’est tout. Comment ? Elle ne s’est pas rendue au restaurant qui était prévu ? Ah bon… Ben je sais pas quoi vous dire là… Non, Banon n’est pas là, il est parti pour euh, la nouvelle salle polyvalente de Vallaincourt, et… Merde, il a raccroché !
-    Qu’est ce qu’elle a fait la squaw canon ? demande Stevie intéressé.
-    Sais pas, répond Hachard en haussant les épaules, mais il avait l’air drôlement énervé le Sachem Dejonquères…
***
Sainte-Agnès de Marcilie, parvis de l’église.
L’adjudante-chef Poupelin et l’adjointe au maire Sarraut discutent sous l’œil intéressé du curé de la paroisse et de Marcel Lansquet, l’homme à tout faire de la commune. La gendarme se frotte les mains l’une contre l’autre pour se les réchauffer.
-    Bon, déclare-t-elle, compte-tenu de nos effectifs insuffisants et du nombre de personnes à interroger, nous allons adjoindre un employé municipal, ou un élu, à chacun de mes gendarmes. On pourra ainsi couvrir le maximum de terrain en un minimum de temps. Et vous madame Sarraut, vous venez avec moi, on est bien d’accord ? Allez, je vous propose de réunir tout le monde à présent à la mairie pour mettre au point notre organisation et constituer les équipes.
-    Si je peux être utile… intervient le prêtre.
-    Oui, mon père, lui répond L’adjudante-chef, vous pouvez venir avec nous, je pense que votre présence rassurera certains administrés si vous faites partie d’une équipe.
-    Et qu’est-ce qu’on va dire leur dire, aux administrés ? demande Claudine Sarraut en partant en direction de l’hôtel de ville, la gendarme lui emboîtant le pas.
-    Je vais vous le dire en détail avec tout le monde une fois là-bas mais, en gros, on va chercher à recueillir tout ce qu’on peut trouver comme informations sur ce livre et sur les pistes qui peuvent nous mener à en identifier l’auteur.
-    Vous croyez qu’il y a un lien avec tous ces drames ?
-    Je ne suis sûre de rien, madame l’adjointe, mais il y a tout de même un faisceau de circonstances, non ?
-    Et qui allons-nous interroger ? demande Marcel Lansquet.
-    Tout le monde, absolument tout le monde dans le village. Comme vous me dites que ça peut être n’importe qui, l’auteur, nous n’avons pas le choix ! On va donc commencer par les relais d’opinions : commerces, école, médecin, infirmières, etc. Et puis les habitants.
-    Ça va faire du monde…
-    Oui, mais comme ça, on évitera peut-être un nouveau suicide. Du moins je l’espère.
***
Dolméry, lieu-dit « Epignol ».
-    Garez-vous là, de façon à ce qu’il ne puisse pas voir la plaque de la voiture depuis la maison, fait Louis en désignant une bande de terre libre le long du chemin.
-    C’est quoi votre plan ? demande Alma en s’exécutant.
-    D’après ce que vous avez obtenu comme informations, et si je résume bien, nous avons affaire à un homme d’environ soixante-cinq ans, ancien instit de son état, du nom de Maurice Lefort, et qui serait, si on en croit radio-blaireaux, l’amant de la maire de Dolméry, qui jouxte Sainte-Agnès de Marcilie. Les deux communes faisant partie de la même communauté de communes, c’est bien ça ?
-    Oui, je crois que vous n’avez rien oublié, Louis.
Ils descendent de la voiture et examinent la bâtisse devant eux : une ferme rénovée, d’aspect pimpant et pourvue de nombreuses dépendances, granges, hangars et autres constructions à usage agricole. Un portail peint en bleu, dont l’un des ventaux est ouvert marque l’entrée de la propriété. L’ensemble respire le bien entretenu et le souci du détail dans la qualité de la rénovation, comme dans celui de l’ordonnancement des constructions.
Alma, les mains enfouies dans les poches de son blouson, observe la maison en se tenant appuyée contre la voiture.
-    C’est drôle, quand vous avez fait votre récapitulatif, là, tout à l’heure, j’ai cru reconnaître le portrait-robot du corbeau tel qu’on l’avait fait l’autre jour.
-    Eh oui, Alma répond Louis en venant à ses côtés, parce que c’est probablement lui.
Elle tourne vers lui un visage étonné.
-    Vous croyez ?
-    Oui, j’en suis presque convaincu. Mais nous sommes ici pour nous en assurer de façon certaine.
-    Le plus curieux, c’est que je n’ai pas eu à chercher bien loin, ni bien longtemps…
-    La chance du débutant ! s’exclame-t-il en lui donnant une petite tape sur l’épaule.
-    Oui, grâce à votre truc de la photo, quand même aussi. Donc, c’est fini, ça y est, on l’a trouvé ?
-    Oh non, le corbeau ce n’est rien, juste un épiphénomène. Ce qui m’intéresse vraiment dans cette histoire, c’est cet individu qui se fait appeler Hamelin – Abramelin. Et ça, ce sera une autre paire de manches pour le trouver, celui-là…
-    Bon, allons-y alors, terminons-en déjà avec celui-ci, on verra après pour l’autre, conclut Alma en avançant vers la maison.
Mais Louis la retient par le bras.
-    Attendez Alma, on va se concerter d’abord… Déjà on va utiliser ce sésame, ça fait toujours son petit effet, surtout dans les campagnes.
Il sort sa carte de presse de sa poche intérieure.
-    Deuxièmement, on va se présenter en prétextant que nous travaillons pour « La France En Mosaïque », vous connaissez ?
-    C’est pas une émission de télé à la con, ça ?
-    Absolument oui, et on va lui dire également que nous sommes en repérage pour un reportage sur les us et traditions berrichonnes. C’est vague, ça plait toujours et ça ne mange pas de pain.
Alma effectue un petit saut en l’air, singeant un enthousiasme enfantin.
-    Chouette, je vais travailler pour la télé, c’est ma mère qui va être contente ! Mais quelles traditions berrichonnes ?
-    On s’en fout, toutes… Le tout c’est surtout de le faire parler. Bon, vous restez légèrement derrière moi, je vais parler en premier.
-    D’accord. Le grand chef devant…
-    Ce n’est pas par volonté de préséance, c’est juste parce qu’un homme silencieux est plus inquiétant qu’une femme qui ne dit rien. C’est injuste, mais c’est comme ça.
-    Ah ?
-    Et lorsqu’il ouvrira la porte, je reculerai d’un petit pas en me présentant, ne soyez donc pas trop près derrière moi.
-    Oh ?
-    Oui, pour le rassurer. Si vous avancez trop tôt la porte se referme ou se rabat, si vous reculez, elle reste ouverte et on accepte au moins de vous écouter. Vieux truc de journaliste. Cela rassure le cerveau reptilien, vous n’empiétez pas sur son territoire. Et ce n’est pas la peine de sourire beaucoup, trop de sourire provoque souvent le soupçon. Un visage avenant suffit. Vous avez l’enregistreur que je vous ai donné ?  
-    Oui, là, dans ma poche…
-    Alors allez, on y va. Le truc c’est de poser beaucoup de questions au départ, pour faire réagir. Et laissez vos mains visibles lorsqu’il ouvrira.
-    Vous pensez que c’est utile toutes ces précautions ?
-    Peut-être que non… Mais si c’est effectivement lui le corbeau, je pense qu’il s’attend sans doute à une visite de gens un peu énervés, un jour ou l’autre.
-    Louis…
-    Oui ?
-    Je suis contente de vous retrouver, c’est comme ça que je vous préfère.
Plusieurs coups de sonnette sont nécessaires avant qu’une voix ne se fasse entendre derrière la porte.
-    C’est pourquoi ?
-    Bonjour monsieur, nous travaillons pour la télévision et nous faisons un repérage pour une émission. Votre ferme nous a tapé dans l’œil, et on s’est dit que peut-être…
-    Peut-être quoi ?
-    Que l’on pourrait tourner une séquence ici avec Carole Delmas, vous savez, la présentatrice de La France en Mosaïque, vous connaissez surement ?
Un bruit de serrure que l’on ouvre se fait entendre et la porte s’entrouvre, une chainette de métal barrant le visage d’un homme que l’on aperçoit derrière.
-    Qu’est-ce que c’est que cette histoire, vous avez un document, quelque chose ?
-    Sûr, répond Louis en reculant d’un petit pas et en produisant sa carte de presse. Je m’appelle Louis Banon et je suis accompagné de notre scripte, Alma Ruiz-Dora… Ma carte professionnelle ça vous ira ?
-    Sûr que si j’appelle votre chaine on me dira qu’on vous connaît ?
Louis part d’un rire Franc.
-    Eh bien, à moins que la société de production pour laquelle nous travaillons nous ait foutus à la porte sans nous le dire ce matin, je pense que oui… (Il jette un regard circulaire appuyé). Dites, c’était quoi ici avant, une ferme à bestiaux ?
-    Entre autres choses…
-    En tout cas votre rénovation est remarquable, chapeau ! Très télégénique en plus, qu’en pensez-vous Alma ?
-    Euh, oui. Avec une bonne lumière… se lance Alma, prise au dépourvu. Les bâtiments sont intéressants. Euh… on pourra faire des plans sympas, c’est vous qui avez fait les travaux ?
Une main jaillit dans l’entrebâillement de la porte.
-    Je peux voir votre carte ?
Louis rit à nouveau.
-    Absolument.
Il tend sa carte qui disparaît dans la maison.
-    Dites, vous êtes prudents dans le coin… Il y a des vols ou quoi ?
La porte se referme puis s’ouvre en grand. L’homme qui leur parlait dans l’entrebâillement s’avère être de taille moyenne, légèrement bedonnant mais possédant une très belle crinière blanche. Ses lunettes bordeaux ovales s’accordent très bien à la forme carrée de son visage, lui donnant un air intello.
-    Vous êtes Louis Banon ? Le Louis Banon qui a écrit « Mémoires Journalistiques d’un Correspondant Lointain » ?
-    Eh oui, c’est bien moi. Ainsi c’est vous mon lecteur ? Je savais bien qu’il en existait au moins un, mon éditeur avait l’air d’en douter ! plaisante le journaliste en s’avançant, main tendue, vers son interlocuteur.
-    Vous n’avez pas trop changé, la photo sur votre livre doit dater un peu cela dit. Mais vous ne travaillez plus pour la presse ? s’étonne l’homme en acceptant de serrer la main de Louis.
-    Ah, vous savez, dans notre métier, on dit qu’il faut savoir « faire des ménages », c’est-à-dire mettre plusieurs fers au feu pour pouvoir vivre décemment. Mais c’est vrai que pour cette émission, c’est sous un pseudo que j’apparais au générique, j’ai ma fierté.
-    Ah d’accord, d’accord, fait l’homme en secouant la tête. Vous êtes venus en voiture depuis Paris ? demande-t-il en avisant la Renault garée près du portail.
-    Ben pour tout vous dire, on s’est même un peu perdus… rigole Louis.
-    C’est de ma faute, ajoute Alma, je ne sais pas utiliser un GPS.
L’homme jette un œil alentour puis il regarde Alma et s’attarde sur ses hanches moulées dans le jean de Maeva.
-    Bon, vous voulez rentrer ? Vous m’expliquerez ça…
-    D’accord, mais pas trop longtemps alors. On doit retrouver Carole et toute l’équipe tout à l’heure, à Bourges, fait Louis avec un clin d’œil en direction d’Alma.
***
Bourges, rue Joyeuse.
L’homme aux cheveux blancs mais à la carrure d’athlète descend du taxi qui vient de se garer devant le porche de l’immeuble, au numéro 16. Tout en réglant sa course, il repère du coin de l’œil l’homme posté derrière la fenêtre au premier étage.
-    Merci, fait-il au chauffeur. Vous avez une carte ? J’aurais peut-être besoin de vous pour me ramener un peu plus tard.
-    Bien sûr, tenez. Ce sera moi ou l’un de mes collègues. Bonne journée.
Puis l’homme pénètre sous le porche et traverse la petite cour aux pavés glissants et enherbés. Il prend l’escalier de droite et monte au premier étage. Il s’oriente en fonction de la fenêtre du couloir qui donne sur la rue et choisit la porte du fond. L’habitant du lieu va sans doute pouvoir lui fournir le renseignement dont il a besoin pour trouver Banon. Il sourit : « Le levain de Vichy », comme ils appelaient ce type de citoyens, autrefois, au bureau. Toujours au courant de tout et, surtout, toujours prêts à le raconter à qui veut l’entendre…
Il sonne à la porte où apparait l’inscription : « M. & Mme Rochère André » sur un petit papier encadré de métal. Le battant s’entrouvre, barré par deux chaînettes aux maillons à l’aspect solide.
-    Oui, c’est pourquoi ?
-    Monsieur Rochère ? désolé de vous importuner, je cherche Monsieur Louis Banon.
-    Ah ben, c’est relatif au bazar qu’il y a eu au-dessus ? Parce que moi, je vais appeler la police, je vous dis que ça. Ce n’est pas possible de faire autant de bruit !
-    Alors, ce n’est plus la peine de vous déranger, je suis là…
Le visiteur montre sa carte barrée des couleurs bleu, blanc rouge ou apparait également une photo de lui. Le visage du voisin s’éclaire lorsqu’il la découvre.
-    Ah je savais bien qu’il était pas net, ce gars. Et puis toutes ces femmes qu’il recevait chez lui… Et pas toutes majeures je parierais.
-    Qui c’est ? fait une voix derrière l’homme.
-    C’est la police, Marcelle, lui répond l’homme en se tournant à demi.
-    La police ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
-    C’est rapport au gars du dessus…
-    Ah, ça ne m’étonne pas ça, quelle engeance !
Le visiteur range sa carte et salue son interlocuteur en portant deux doigts à son chapeau.
-    Merci monsieur Rochère et excusez encore pour le dérangement.
-    Mais je ne vous ai pas encore dit… s’étonne le voisin.
-    Si, vous venez de le faire, lui répond le large dos du visiteur, déjà en marche vers l’escalier.
Parvenu au deuxième étage, l’homme est surpris de découvrir la porte de Louis Banon entrouverte. Par réflexe, il porte la main vers son holster avant de se rappeler qu’il n’en a plus depuis longtemps. Son MR 73 est à présent exposé dans une vitrine de son appartement et son holster dans un tiroir, mais il lui reste toujours la matraque souple dans sa poche de veste. Il pousse prudemment la porte et découvre, ébahi, l’incroyable bazar qui règne dans l’appartement.
Tout ce qui pouvait être cassé a été brisé, broyé, pulvérisé… Le parquet est jonché d’éclats de verre et de divers matériaux, les meubles sont renversés, un courant d’air froid passe par une des vitres cassée de la fenêtre du salon et les tapis de sol ont été imbibés de vin rouge et d’autres liquides moins indentifiables. La seule pièce à peu près épargnée est la petite salle de bain, dont le miroir, posé au-dessus du lavabo, est barré par les mots « sale connard » et « salope ! », sans doute rédigés au rouge à lèvres, dont le bâton écrasé git au fond de la cuvette des toilettes en compagnie d’autres objets variés.
-    Sacrée scène de ménage, murmure l’homme en passant d’une pièce à l’autre pour constater les dégâts.
Le fait que les injures soient rédigées dans la même calligraphie l’amène à penser qu’il s’agit d’un cas d’adultère, découvert par madame sans doute, suivi d’un déchaînement de fureur contre monsieur. Il se dit également que même si le voisin du dessous est de la pire espèce, le « bazar » provoqué à l’étage au-dessus avait dû être réellement dantesque. Il redresse les meubles un par un et se met à fouiller dans les tiroirs et les étagères à la recherche d’un indice qui lui permettrait de savoir où se trouve Banon à présent. Puis, n’en trouvant pas, il décide de l’attendre sur place, ne voyant pas d’autre alternative pour le moment.
-    J’aurais dû emmener Marie-Louise avec moi, soupire-t-il en retirant sa veste et en remontant ses manches de chemise. Bon, voyons déjà si on peut redonner un tant soit peu visage humain à cette porcherie si je dois y passer du temps.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, café Chez Les Filles.
Claudine Sarraut enserre sa tasse de thé pour se réchauffer les mains. Colette Béranger lui lance un regard navré.
-    C’était pas le jour pour se lancer là-dedans, ma pauvre, il fait un froid de canard ce matin.
-    Oui, comme un fait exprès, répond l’adjointe. De toutes façons depuis le départ cette histoire nous emm… nous casse sacrément les pieds, je veux dire.
-    Moi, cette gendarme me fait en tout cas l’effet d’être très compétente, souligne la tenancière en caressant le percolateur à bières avec un chiffon. Qu’est-ce qu’elle fait là, dehors, au téléphone ?
-    Un point avec ses troupes pour savoir comment avancent les choses.
-    Vous avez vu beaucoup de monde déjà ?
L’adjointe au maire lève les yeux pour réfléchir.
-    Les Martin, les Duval, monsieur Nadaud, madame Lescure, l’équipe de la pharmacie, les trois infirmières et mon mari, que madame Poupelin a tenu absolument à interroger. Dites, ça vous ennuierait de le réchauffer un peu au micro-ondes ?
L’adjointe au maire tend sa tasse à Colette Béranger qui la met dans le four posé sur une étagère derrière le comptoir.  
-    Vous savez Claudine, moi je trouve normal que tout le monde soit interrogé, sinon ça fera vite jaser, vous connaissez les gens… Et puis, parfois on a oublié quelque chose qu’un œil neuf peut alors découvrir.
-    Peut-être bien… C’est vrai que madame Poupelin sait mener un interrogatoire ; elle sait y faire, indéniablement.
-    On parle de moi ? fait l’adjudante-chef en pénétrant dans le bar.
-    Oui, mais en bien, la rassure Colette en récupérant la tasse dans le micro-ondes.
-    Du nouveau ? demande Claudine Sarraut en soufflant sur sa tasse.
-    Rien de neuf pour le moment, pas encore de piste sérieuse. Quelques habitants semblent absents, on les a notés, il faudra y retourner. En tout cas les binômes fonctionnent bien, à part celui avec le prêtre qui semble avoir le don de se faire inviter partout.
Les deux résidentes de la ville rient en même temps.
-    Surtout ne pas le laisser approcher de l’eau de vie, rigole Colette Béranger.
-    Dites, fait Claudine Sarraut en redevenant sérieuse, vous ne voulez vraiment pas suivre la piste de ces ateliers d’écriture, ceux dont vous ont parlé plusieurs personnes et moi-même ?
L’adjudante-chef passe ses pouces dans le ceinturon de son uniforme.
-    Faites-moi un café s’il vous plaît, madame Béranger.
-    Tout de suite, mais appelez-moi Colette.
-    Pour répondre franchement à votre question je dirais que non, madame Sarraut. Je ne crois vraiment pas que ces ateliers dont vous parlez, qui ont cessé depuis deux ans en plus, soient en quelconque rapport avec nos suicides et nos accidents. En revanche, ce petit livre là, il apparaît assez vite évident qu’il sème le trouble parmi vos administrés et qu’il est la cause de pas mal de désordre ici. Alors, pour le moment, on creuse cette piste en priorité. Et quand on aura retrouvé ce corbeau, car nous allons le trouver soyez en sure, ce n’est qu’une question de temps, on verra bien alors ce qu’il en est.
-    Comme vous voudrez, répond l’adjointe en terminant sa tasse.
***
Dolméry, lieu-dit « Epignol
L’intérieur de la maison de l’ancien instituteur est à l’image de son look extérieur, propre, net, ordonné et un brin démonstratif. Il pourrait figurer dans les pages centrales d’un magazine de déco montrant des résidences secondaires pour parisiens friqués. Même le service à café que le maître des lieux dépose sur la petite table basse carrelée semble sortir directement de chez Maisons & Travaux.
-    Ainsi vous préparez une émission sur le Berry ? demande Maurice Lefort en servant le café. Mais sur quoi exactement ?
Alma se tourne ostensiblement vers Louis pour indiquer qu’elle lui laisse le soin de répondre à la question.
-    Monsieur Lefort, se lance alors le journaliste, vous connaissez le credo de La France en Mosaïque, n’est-ce pas ?
-    Il m’est arrivé de regarder cette émission, en effet.
-    Vous n’ignorez donc pas le souhait de Carole de remettre en évidence les spécificités de chaque région de notre beau pays, et ce pour aller à l’inverse de cette tendance à l’uniformité qui appauvrit notre patrimoine actuellement. Uniformisation qui tend à gommer les particularismes, amène à retrouver les mêmes enseignes de boutiques un peu partout et les mêmes chaînes de restaurants également. Sans parler des manifestations locales qui se transforment de plus en plus en concerts de pseudo-stars, parfaitement interchangeables, de festivals qui se concurrencent les uns les autres autour des mêmes thèmes, ou même des traditions anglo-saxonnes à but ouvertement marchand, comme Halloween ou le Black Friday, qui envahissent le pays. La diversité n’existe plus, ou de moins en moins, et seules les régions à identité historique forte résistent encore un tant soit peu à la déferlante…
-    Et vous pensez que c’est le cas chez nous ?  demande l’homme, un peu éberlué par ce discours prolixe.
Louis laisse planer quelques instants de silence avant de répondre :
-    Eh bien c’est justement ce que nous allons essayer de découvrir en venant ici rencontrer des gens tels que vous, monsieur Lefort. D’ailleurs, vous-même, vous êtes natif de cette région ?
-    Euh, oui. Enfin, presque, je suis né à Montargis.
-    La Venise du gâtinais ! s’exclame Louis, une belle ville assurément. Et donc, ensuite vous êtes venu vous installer ici ?
-    Oui, oui, répond son interlocuteur en hochant la tête. Je me suis installé ici il y a trente-quatre ans maintenant, en suivant mon épouse, qui travaillait pour le Trésor public.
-    Et où est donc madame Lefort ? s’enquiert Louis avec bonhomie.
-    Elle est hélas décédée il y a quelques années
Alma, qu’une envie de plus en plus pressante tenaille, se lève alors et se tourne vers leur hôte
-    Vous avez des toilettes en bas ?
-    Au fond du couloir à droite, mademoiselle, lui indique-t-il en désignant le couloir derrière eux.
Puis une fois que la jeune fille a disparu :
-    Elle est bien jeune votre assistante…
-    Eh oui, que voulez-vous, à la télé c’est comme partout, on les prend à la sortie de l’école pour les payer moins cher. Je suis désolé pour votre épouse.
-    Bah, répond l’homme, vous ne pouviez pas savoir. Cela fait un moment déjà et on se trouve d’autres occupations, avec le temps.
-    Oui, euh…Vous disiez que vous êtes installé depuis assez longtemps dans le coin, vous en connaissez donc les aspects les plus représentatifs, ou du moins les plus intéressants, qui pourraient entrer dans le cadre de notre émission ?
-    Je… Oui, sans doute. Que recherchez-vous en fait ?
Louis repose sa tasse et s’installe confortablement au fond du canapé dans l’attitude d’un homme sûr de lui et de son rôle à jouer en ce monde.
-    Tous les territoires ont leurs petites histoires, leurs traditions, leurs spécificités comme je le disais…Et ce sont toutes ces petites rivières qui, une fois assemblées, forment les fleuves qui donnent leur couleur à une région. Tenez, par exemple, nous revenons du Limousin, une belle région aussi, où les traditions renaissent grâce à des associations et à des bénévoles amoureux de leur sol et de leur histoire.
-    Ah oui, c’est joli par là… acquiesce l’ancien instituteur.
-    Moi ce que je collectionne à titre privé, lors de nos déplacements, ce sont les expressions locales. J’adore les compiler dans l’idée d’en faire un jour un livre. Une sorte de glossaire des idiomatismes régionaux.
-    Tiens donc ?
Le journaliste s’approche à présent de l’homme en une attitude de confidence :
-    Eh oui. Par exemple, à Rochefort sur Lalie, j’ai entendu une expression amusante pour désigner un homme un peu simplet. Là-bas, on dit qu’« il ne saurait même pas faire tourner des roues de vélo dans le même sens », cocasse, non ? A Neuville en Barrois, pour désigner un feignant, par exemple, on dit qu’il, ou elle, « ne sait plumer les poules qu’en automne », amusant, n’est-ce pas ? Ou encore à Laville Le Clos, pour qualifier un pédant, on dit qu’« Il se prend pour un clocher à deux bourdons celui-là », génial, je trouve, non ? Vous en avez certainement ici aussi, je suppose ?
Louis ne quitte pas des yeux son interlocuteur tout au long de son discours. Le sourcillement de celui-ci lors de l’anecdote de la poule plumée en automne ne lui échappe évidemment pas. Cela le conforte dans l’idée qu’ils sont sur le bon chemin. Il va pour poursuivre avec d’autres insinuations lorsque l’antique téléphone, absurdement gainé de velours et posé sur la commode à côté d’eux, fait retentir sa sonnerie d’un autre âge.
-    Excusez-moi, fait Maurice Lefort en se levant pour aller répondre.
Louis prend l’air dégagé de quelqu’un que l’interruption ennuie vaguement.
-    Je vous en prie…
-    Allo ? fait l’homme après avoir décroché. Oui…, Josette ? (Il parle plus bas) …je ne t’entends pas très bien, tu appelles d’où ? Ah, décale-toi peut être un peu, le réseau ne semble pas très bon là où tu es… Comment ? Qui ?  Les gendarmes ? Ah… Oui… ils passent dans tout le village ? Ah bon ! …et ils posent beaucoup de questions ? Mais… D’accord, d’accord… Ici ?... Ah…, Je te remercie, oui, écoute je ne suis pas tout seul là… On se rappelle plus tard, c’est ça…
Il raccroche, l’air préoccupé.
-    Je ne vais pas pouvoir vous recevoir plus longtemps, monsieur Banon, je vais devoir… euh, vous demander de revenir un autre jour.
-    Un souci ? fait semblant de s’inquiéter Louis qui n’en a pas loupé une miette.
-    Non, non, rien d’important. Mais je vais devoir vous demander…
-    Très bien, monsieur Lefort, bien sûr, répond Louis en se levant. J’attends juste le retour de mademoiselle Ruiz-Dora et nous vous laissons.
-    D’accord, merci, très bien, vous savez où est la porte, excusez-moi mais je dois… enfin…, à bientôt, dit l’homme en se rendant vers l’escalier qui mène à l’étage.
Il monte les marches sans même attendre de réponse et disparaît dans l’angle formé par l’escalier. Louis, à présent inquiet par l’absence prolongée d’Alma, se dirige vers l’endroit où elle a disparu. Il découvre plusieurs portes fermées qui donnent sur le couloir. De l’une d’elle, laissée entrouverte, lui parvient un bruit de remue-ménage. Louis se dirige vers elle lorsqu’Alma fait son apparition, un carton dans les mains.
-    Ah, c’est vous, vous m’avez fait peur, dit-elle à voix basse. Devinez ce que j’ai trouvé dans son bureau ?
-    Alma, mais qu’est-ce que vous… Mais, vous avez forcé cette porte ? s’insurge Louis en découvrant la poignée tordue de la porte en question.
-    Oui, oh, un peu, hein, de toutes façons elle tenait pas très bien. Mais ça valait le coup, hein, vous savez ce qu’il y a là-dedans ? fait-elle, triomphante, en soulevant le petit carton.
-    Alma, bon sang…
-    Un manuscrit, figurez-vous. Et vous savez quel est son titre ? Je vous le donne en mille : « Plume d’Hiver », ce salopard préparait un tome 2 ! On le tient !
Un grand bruit sourd se fait alors entendre au-dessus d’eux, suivi d’un bruit de chute.
-    Restez ici Alma, surtout restez ici ! dit Louis en se précipitant vers le salon.
Il grimpe l’escalier quatre à quatre. Celui-ci débouche sur deux couloirs antagonistes. L’odeur de poudre qui règne dans l’air ne lui laisse aucun doute et il la suit avec inquiétude vers une porte située au fond du couloir de droite. Elle s’ouvre sans difficulté lorsqu’il en actionne la poignée.
Le spectacle qui s’offre à Louis le choque, pourtant rompu à toutes sortes d’horreurs vécues lors de ses années d’expérience. Le corps de Maurice Lefort a été projeté en arrière sur le fauteuil ou il s’est assis. Un fusil de chasse à double canon est encore appuyé sur sa cuisse et un oreiller noirci et éventré gît à ses pieds. Du sang macule le mur du fond et jusqu’au plafond. Il a également éclaboussé l’étagère à livres où s’alignent plusieurs exemplaires du petit livre noir si reconnaissable.
Louis ne reste pas longtemps en état de sidération. Il sort un mouchoir de sa poche et entreprend d’essuyer méticuleusement la poignée de la porte qu’il vient d’ouvrir. Puis il redescend dans le salon où l’attend Alma, le carton toujours dans les mains et l’air plus inquiet que jamais.
-    J’ai senti l’odeur… Il s’est suicidé ? demande-t-elle
-    Vite Alma, on a peu de temps ! Il faut faire la vaisselle pour nettoyer ces tasses et ranger tout ça. A quoi avez-vous touché dans le bureau à part la porte et ce carton ?
-    Oh, euh, ben le carton était posé sur le bureau je n’ai eu qu’à l’ouvrir et à lire les premières pages du manuscrit… J’ai peut-être aussi touché à la chaise devant, et bien sûr à la porte.
-    OK, je file effacer vos traces, vous pouvez-vous occuper du service à café ?
-    D’ac.
Le journaliste va pour effectuer sa tâche mais il se ravise et revient vers Alma.
-    Et, au fait, les toilettes ?
-    Euh, juste fait un pipi…
Il soupire.
-    Bon, je vous laisse vous en charger aussi. Vous trouverez sûrement un chiffon ou un torchon dans la cuisine. Rien d’autre ?
-    Non, non…
-    Bon, et pour le carton, on va l’emmener, ce serait trop compliqué. Pour la porte fracturée, tant pis, je ne pourrais pas la réparer. Allez, on se retrouve ici dès qu’on a fini.
*
Vingt minutes plus tard, la Twingo file vers la route de Bourges avec le carton du manuscrit posé sur la banquette arrière.
-    Pourquoi on s’est sauvés comme ça ? demande Alma en conduisant avec une prudence inhabituelle, on n’a rien fait… C’est lui qui s’est suicidé.
-    Bien sûr Alma, mais si la police nous trouvait là lors de son arrivée, nous serions alors considérés comme témoins et nous ne serions plus libres de nos mouvements.
-    Il reste des traces quand même…
-    A qui la faute ?
Gênée, la jeune fille ne produit qu’un reniflement accentué pour toute réponse.
-    Mais on va faire avec, tempère Louis. Bien sûr, on saura qu’il a eu des visiteurs mais ni qui, ni quand… Cela nous laisse une belle avance. Et comme la ferme est très isolée, je doute qu’il y ait des témoins de notre visite de ce matin.
-    Qu’est-ce qui s’est passé, Louis, vous pensez que c’est notre visite qui… enfin… ?
-    Je ne crois pas Alma. Elle aurait pu l’inquiéter, c’est vrai, mais il y a eu ce coup de fil qu’il a reçu devant moi. Et c’est lui qui a tout déclenché, je crois bien.
-    Un coup de fil ?
-    Oui, pendant que vous étiez dans le bureau. D’après ce que j’ai compris, les gendarmes sont en train de lancer une grande opération de recherche.
-    Où, ici ?
-    A Sainte-Agnès de Marcilie plutôt, je pense. Dites, la femme qui vous a donné le nom de Lefort au café, elle ne s’appelait pas Josette des fois ?
Alma réfléchit quelques secondes.
-    Mmmh, sais pas, j’ai pas pensé à lui demander je crois bien.
-    Encore quelques progrès à faire…
-    Dites, Louis…
-    Oui…
-    Je commence à avoir un peu peur maintenant. Je trouve que ça va loin cette histoire.
-    Alma…
Il s’interrompt en voyant une camionnette de gendarmerie arriver en face d’eux. Mais celle-ci les croise et poursuit son chemin sans s’arrêter.
-    Je pense qu’elle va chez Lefort, celle-là, nous sommes partis à temps. Ecoutez, je comprends que vous soyez choquée, reprend-t-il, c’est votre premier mort, je suppose. Mais c’est une chose à laquelle il va vous falloir, non pas vous habituer, on ne s’y habitue jamais, mais vous y faire et vivre avec car le journalisme c’est aussi côtoyer les drames et les tragédies humaines. Cela dit je pense que cette histoire peut nous mener encore loin et je comprendrais que vous laissiez tomber. Il n’y aurait aucune honte à ça…
Alma ralentit et gare la petite Renault sur le bas-côté de la route.
-    Qu’est-ce que vous faites ? s’étonne Louis.
-    Je réfléchis. Ma mère dit toujours que pour les décisions importantes, il faut savoir se poser et se donner un peu de temps pour la réflexion.
-    OK, je respecte ça, mais ne restons peut-être pas trop longtemps ici, suggère louis en sortant sa vapoteuse.
Quelques bouffées et minutes plus tard, Alma remet le contact et engage la voiture sur la nationale en direction de Bourges.
-    C’est décidé, je continue, déclare-t-elle. Et vous savez pourquoi ?
-    Non…
-    Parce que vous êtes là. Ça me rassure. J’aime travailler avec vous, ça vaut bien quelques emmerdes.
Emu, Louis reste sans voix et se met à téter son engin électronique avec encore plus d’allant.
-    Dites, fait Alma alors qu’ils atteignent les faubourgs de la ville, quand vous arrivez quelque part, vous, on peut dire qu’il se passe des choses, hein ?
***
Autoroute A71 à la hauteur de Salbris.
Les motards de la gendarmerie garés sur l’aire de repos démarrent en trombe après avoir reçu l’appel de leurs collègues affectés à la surveillance de l’autoroute. Ils s’insèrent adroitement dans la circulation et accélèrent pour rattraper le véhicule en infraction qui leur a été signalé. Les moteurs des BMW grondent en montant dans les tours, propulsant les machines à toute vitesse sur l’asphalte de la voie de gauche.
La Peugeot 3008 flambant neuve est rapidement en vue et les deux gendarmes se séparent, l’un passant devant le véhicule en infraction, le second le suivant de près. Le motard de tête indique de la main au conducteur de la voiture qu’il doit ralentir, puis comme ils parviennent à la hauteur d’une aire de repos, de le suivre pour emprunter la bretelle de sortie. Une fois le véhicule stationné, et après avoir ôté casques et gants, les motards viennent à la hauteur du conducteur dont la vitre s’abaisse déjà, révélant la chevelure blonde d’une très jolie femme à l’air exaspéré.
Vingt-minutes plus tard, Maeva repart furieuse et avec une belle contravention toute neuve dans la boîte à gants, prune qu’elle n’a aucune intention de régler bien évidemment. Elle râle : se faire toper à 139 km/h au lieu de 130, quelle connerie ! Encore heureux qu’elle ait ralenti un peu avant les poulets en voyant les appels de phares des véhicules d’en face, sinon elle y laissait sans doute son permis. Elle jette un regard dans le rétroviseur pour s’assurer que les motards ne la suivent plus. La vision des nombreux sacs et étuis posé sur la banquette arrière la rassérène un peu. Dejonquères va amèrement regretter de ne pas avoir fait opposition plus tôt sur la carte de paiement qu’il lui a confiée. Il va surement en avaler sa cravate en découvrant le montant du débit. Et ce, sans compter la location de la voiture, réglée pour un mois, qui va lui permettre de mener à bien sa petite vengeance.
Comme de toutes façons, après avoir saccagé l’appartement du journaliste, elle s’était aperçue que la petite garce lui avait piqué ses vêtements et qu’elle n’avait plus rien à se mettre si ce n’est les hardes que lui avait généreusement laissé la fille en contrepartie, il fallait bien qu’elle se rhabille dignement ; ses revenus risquant de diminuer sérieusement dans la période à venir.
Elle n’en revient toujours pas de la façon dont la petite connasse et Banon l’ont roulée dans la farine. Car, non seulement ils ont su déjouer habilement le piège, mais ils se sont de surcroît arrangés pour la faire plonger dans une mascarade grotesque et d’une perversité inouïe. Elle se mord les doigts d’avoir sous-estimé le journaliste, péché d’orgueil sans doute, mais aussi paresse intellectuelle notoire en pensant, à tort, qu’il pouvait s’avérer aussi facile à manipuler que ses proies habituelles, piteux cortège d’imbéciles libidineux menés par leurs sens bien plus que par leur intelligence.
Elle klaxonne une Citroën C3 qui roule bêtement sur la voie de gauche et gratifie son chauffeur d’un doigt d’honneur en la dépassant. Le couple de personnes âgées à l’intérieur s’offusque de son geste, ce qui lui procure une joie mauvaise.
-    Filez donc à l’Ehpad avec votre brancard, leur crie-t-elle en les gratifiant d’une dangereuse queue de poisson, et n’emmerdez pas les gens qui ont des choses à faire, eux !
Une grosse Audi noire vient se mettre à sa hauteur, le conducteur la regarde puis lui lance un sourire avenant en la découvrant. Maeva diminue aussitôt l’allure et lui rend son sourire. Elle sent l’excitation de la chasse monter à nouveau en elle, l’adrénaline et la dopamine lui inondant le cerveau. Plumer un connard va lui permettre de lui remonter un peu le moral…
***
Sainte-Agnès de Marcilie, château de Marisol.
L’adjudante-chef Marceline Poupelin ne se sent pas très à son aise dans cette grande pièce mal éclairée, avec cette grande cheminée qui dévore presque tout le mur du fond et cet homme aux yeux rouges qui lui fait face, assis sur son curieux siège de bois sculpté. L’adjointe au maire qui l’accompagne depuis ce matin paraît très amie avec le vicomte et semble s’être donné le rôle, parfaitement agaçant aux yeux de la gendarme, de traductrice des propos du propriétaire des lieux.
-    Comme le souligne monsieur le vicomte, tout le monde n’a pas souhaité jouer le jeu dans la diffusion de ce livre. La libraire, par exemple, a totalement refusé de le proposer dans son échoppe, déclare-telle en soulignant son propos d’un geste de dédain.
Son échoppe ! Pense Marceline, quel mot idiot pour désigner ce petit local mal fichu qu’elles ont visité tout à l’heure. Il est de fait que beaucoup de choses l’agacent chez Claudine Sarraut, sa façon de parler, sa façon d’être, même, et surtout cet air de supériorité compassée qu’elle arbore depuis qu’elles sont arrivées dans ce château improbable.
-    J’avais parfaitement compris ce que monsieur de Lavalette disait, je vous rassure. Ce qui m’étonne, c’est pourquoi d’autres ont joué le jeu alors qu’ils ne pouvaient ignorer les remous que pouvait provoquer ce livre dans la population.
-    L’appât du gain, madame, répond le vicomte, nous sommes en campagne, ne l’oubliez pas. Un sou c’est un sou. De plus on ne peut totalement ignorer le plaisir pervers de nuire à ses contemporains, tendance si répandue parmi les êtres humains et certains villageois en particulier… Mais je ne sais pas si vous avez également remarqué…
-    Ce que veut dire monsieur le vicomte, commence l’adjointe.
-    Remarqué quoi ? la coupe Marceline Poupelin, que voulez-vous dire ?
L’homme croise les doigts et agite ses mains fermées devant sa bouche.
-    Je sais bien que cet aspect des choses vous intéresse peu, madame l’adjudante-chef, mais les commerçants qui ont choisi de diffuser cet opuscule n’ont pas fait partie des cercles de lecture d’Armand Hamelin…
-    Et alors, monsieur le vicomte, qu’est-ce que cela signifie selon vous ?
-    Eh bien, que, si vous regardez bien, les révélations des incartades et, disons, des fantaisies amoureuses citées dans le livre ne concernent, en gros, qu’une centaine de personnes. Et il se trouve que ces personnes ont fait partie de ces cercles et ateliers.
L’adjudante-chef ne peut s’empêcher de marquer sa surprise.
-    Vous êtes certain de ça ? Ce que vous avancez est important pour l’enquête !
-    Ce que veut dire monsieur le vi…
-    Mais vous, vous avez la liste de ces participants dont parle monsieur, madame l’adjointe ? la coupe à nouveau Marceline en agitant l’index en direction de l’homme aux cheveux blancs.
Claudine Sarraut secoue la tête d’un air navré.
-    Eh bien non, hélas, ce sont des informations qui ont disparu avec monsieur Hamelin, c’est lui qui gérait et détenait des sortes de fiches de présence de ses réunions.
-    Alors comment le savez-vous ? Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela, monsieur de Lavalette ? s’enquiert la gendarme.
-    Parce que l’une des participantes est une bonne amie à moi, madame, et qu’elle me rapportait les noms des gens qu’elle croisait lors de leurs soirées d’écriture. (Il sourit) Alors, certes, je ne suis pas, totalement, certain de connaître l’intégralité des participants, mais je peux vous affirmer que pour ceux dont j’ai eu vent, c’est parfaitement le cas.
Un silence fait suite à ces propos. Une grosse bûche en profite pour se scinder en deux dans l’âtre, provoquant une gerbe d’étincelles. Une lueur rougeâtre enveloppe les figures sculptées sur le manteau de la cheminée. L’adjudante-chef se frotte le nez en signe de réflexion.
-    Vous voulez sans doute parler de madame Sylvie Delmotte, l’infirmière ? (Puis, comme l’homme acquiesce d’un hochement de tête) Dans ce cas, moi, le lien que je vois dans cette affaire, à la lumière de ce vous venez de m’apprendre, c’est que nous aurions affaire, en ce qui concerne le corbeau, à un jaloux. A quelqu’un qui n’aurait pas été admis dans ce cercle de, comment dire, d’initiés ?
-    Ou bien quelqu’un qui en aurait été admis puis exclu, renchérit le vicomte en caressant le pommeau argenté de sa canne. Bravo, madame, vous déduisez fort bien. J’en étais arrivé à la même conclusion : une telle volonté de nuire ne peut puiser sa source que dans un ressentiment très fort. Et quoi de plus fort que le sentiment d’ostracisation ?
L’adjudante-chef se lève et entreprend de faire les cent pas devant la cheminée. Son ombre projetée à l’autre bout de la salle se balade sur le mur du fond, grossissant et s’amenuisant au rythme de sa déambulation.
-    Ce peut-être aussi un amoureux éconduit, dit-elle, en réfléchissant à voix haute. Ou bien alors un cocu découvrant son infortune par hasard…
-    Madame l’adjudante-chef, s’insurge Claudine Sarraut, tout de même…
-    D’après ce que vous dites, madame, il ne semble pas faire de doute pour vous que l’auteur soit un homme ? souligne le vicomte.
La gendarme stoppe sa déambulation brusquement.
-    Non, effectivement, je n’ai aucun doute, monsieur ! affirme-t-elle en redressant le buste.
Un bip à sa ceinture lui fait baisser la tête. Elle saisit un petit téléphone d’aspect fonctionnel et le porte à son oreille.
-    Oui ? Oui, Allez-y Marceau, je vous écoute…
La conversation est assez courte. Marceline Poupelin hoche la tête plusieurs fois, puis raccroche et remet le téléphone à sa place. Elle jette un regard victorieux en direction des deux personnes qui lui font face.
-    Une bonne et une mauvaise nouvelle, madame l’adjointe.
-    Oui, dites-moi donc ce qu’il se passe encore ? s’alarme Claudine Sarraut.
-    Une équipe qui a recueilli une information digne d’être creusée s’est rendue au domicile d’un possible suspect, sous mon autorité.
-    Et… ? demandent en chœur le vicomte et l’adjointe au maire.
-    Eh bien la bonne nouvelle, c’est que nous avons trouvé le corbeau et la mauvaise, c’est qu’il s’est hélas suicidé avant notre arrivée.
***
Bourges, rue Joyeuse.
-    Si, si, je viens avec vous, affirme Alma en descendant de la Twingo qu’elle vient de garer à proximité de l’immeuble de Louis sur une place réservée aux livraisons. Imaginez qu’elle soit encore là, l’autre pouffe…
Louis lui désigne la fenêtre du salon de son appartement.
-    Il y a de la lumière, on dirait.
-    Vous voyez ? Alors, raison de plus, si elle est là on ne sera pas trop de deux pour la maîtriser.
Ils montent l’escalier en se faisant les plus discrets possibles. Parvenus au second étage, Louis fait signe à Alma de rester derrière lui tandis qu’il introduit sa clef dans la serrure.
-    Ce n’est pas fermé, remarque-t-il en faisant jouer la poignée ronde en étain.
Ils pénètrent dans l’appartement où, malgré des signes évident de tentative de rangement, des stigmates de déprédation et de vandalisme subsistent dans chacune des pièces.
-    La vache, elle n’y est pas allée de main morte ! constate Alma en s’agenouillant pour saisir un tesson de vase aux bords coupants.
Louis, de son côté, se contente d’attraper un balai appuyé contre le mur. Il s’arrête devant le carré de carton, parfaitement découpé puis scotché sur une des fenêtres du salon. Cette « réparation » l’interpelle : pourquoi après avoir cassé ce carreau se donner ainsi la peine d’en masquer les dégâts ? Cela n’a pas de sens, tout comme le semblant d’ordre remis dans la cuisine et les empilements de vaisselle et d’objets cassés repoussés vers les côtés pour créer des espaces libres dans les pièces. La furie se serait-elle amendée après sa crise de folie destructrice ? Peu vraisemblable…
Alma contemple un rideau de fenêtre entièrement lacéré.
-    Je vous l’avais dit que vous ne pourriez plus vivre ici, Louis. Dites, c’est votre proprio qui va faire un infarctus en découvrant ce massacre. Vous auriez peut-être intérêt à la préparer un peu avant, je pense. Et pour la caution, ben je pense aussi que vous allez pouvoir vous asseoir dessus…
Louis se dirige vers un placard dont il ouvre les deux battants. Il se met à soulever une pile de draps pliés et en sort un ordinateur portable caché en dessous, et heureusement préservé. Il le montre à Alma.
-    Un vieux truc de terrain, toujours planquer son ordinateur dans un endroit à priori sans intérêt.
-    Pas bête, apprécie la jeune fille. C’est un peu le principe de la lettre volée d’Edgar Poe ?
-    Pas tout à fait Alma, disons que c’en est une variation.
-    Bon, qu’est-ce qu’on fait ? On prend les affaires qu’il vous reste et on retourne chez moi ?
Un bruit venant de l’entrée les fait sursauter. Louis, un doigt posé en travers de la bouche, se dirige vers le couloir… d’où un homme de haute stature fait tout à coup irruption, des cabas de courses remplis à la main.
-    Ah, fait-il en les découvrant, vous êtes là ? (Puis avisant ce qu’ils tiennent dans les mains :) oh, oh, qu’allez-vous faire, vous allez me lacérer ou bien alors plutôt m’épousseter ?
Puis, comme ils restent cois, figés par la surprise, il montre ses cabas :
-    En tout cas, j’ai bien fait de prendre un peu plus car nous serons trois si je comprends bien ?
***
Dolméry, lieu-dit « Epignol ».
-    C’est bon, un enquêteur judiciaire arrive de Bourges et nous aurons une commission rogatoire, déclare l’adjudante-chef à ses troupes réunies devant la ferme en remisant son téléphone. D’ici là, on laisse le tout en l’état et on éloigne les éventuels curieux.
-    En tout cas, pavoise le gendarme Marceau, on l’a trouvé ! Les exemplaires tout neufs du bouquin sur les étagères, dans la chambre, ne laissent aucun doute. C’était la bonne méthode chef, vous avez eu raison.
-    Oui, acquiesce Marceline Poupelin, mais on n’en sera vraiment certains que lorsqu’on aura craqué son ordinateur. Toutefois des interrogations subsistent. (Elle énumère sur ses doigts) : Un, et ce n’est pas la moindre, pour quelle raison s’est-il suicidé ? Deuxièmement, pourquoi cette porte de chambre a-t-elle été fracturée au rez-de-chaussée ? Ensuite, pourquoi y-a-t-il, dans cette même pièce, une trace d’objet rectangulaire sur la poussière du bureau, alors que l’on ne trouve rien qui corresponde nulle part ? Quatrièmement, pourquoi a-t-il utilisé un oreiller pour amoindrir le bruit du coup de feu ? Et, enfin, pourquoi la cafetière de la cuisine contenait-elle du café encore chaud ? On ne se fait pas un café juste avant de se suicider, ce n’est pas logique.
-    Si vous voulez mon avis, chef, tout porte à croire qu’il a été averti juste avant notre arrivée, déclare le gendarme Lenoir.
L’adjudante-chef se gratte la joue.
-    C’est possible, ça pourrait expliquer une certaine précipitation dans les événements. Bon, on verra ça au cours de l’enquête, l’officier judiciaire ne devrait plus tarder.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, Lieu-dit Chez Jouanneau, côte de Marcilie
René et Renée Laurimoux se tiennent côte à côte, les yeux levés vers le crucifix fixé au-dessus de leur lit. Les yeux mi-clos, ils prient à genoux, silencieusement pour l’un, en murmurant pour l’autre. Devant eux, posé sur le lit, un mince rouleau de papier cerné d’un ruban de tissu.
Une fois leur prière terminée, René se relève et prend le rouleau tandis que son épouse reprend sa litanie sacrée. Il relève le panneau de fer qui obture le foyer de la petite cheminée et pose le rouleau sur les chenets. Puis, il met le feu à l’une des extrémités à l’aide d’un briquet. Le papier s’enflamme aussitôt et une flamme bleue et orange commence à le dévorer en progressant rapidement vers son milieu.
L’homme rejoint sa compagne et s’agenouille à nouveau à ses côtés. Il lui prend la main et la serre dans la sienne. Puis tous deux reprennent leur prière, tandis que la lumière dansante du feu derrière eux semble dessiner des flammes d’ombre autour du christ supplicié.

Bourges, rue Joyeuse.
Les deux hommes et la jeune fille assis à la table du salon dont l’un des pieds, rafistolé à la va-vite, tangue encore, reposent leurs verres après avoir porté un toast à leur santé réciproque. Louis saisit le rectangle plastifié que l’homme a posé sur la table en préalable à leur discussion.
-    Ainsi vous avez travaillé pour la DST, monsieur Langlois ?
-    Appelez-moi Serge, ce sera plus simple, répond l’homme en hochant la tête. Oui, c’est vrai.
-    Mais je croyais que cet organisme avait été dissous…
-    Oui, enfin pas vraiment, disons plutôt réorganisé. Et plusieurs fois… Depuis 2008, nous n’avons cessé d’être en restructuration. (Il sourit) Lorsque je suis parti à la retraite, son dernier avatar s’appelait le SDIG. C’est ensuite devenu le SCRT juste après mon départ. J’ai échappé ainsi à un nouveau nom…. Mais j’ai pu conserver cette vieille carte professionnelle obsolète. Cela dit, elle fait toujours son petit effet, n’est-ce pas ?
Alma s’agite sur sa chaise. Passée la phase d’inquiétude, le calme et l’assurance de leur visiteur ont fini par apaiser ses craintes originelles. D’autant que Louis semble, de son côté, parfaitement détendu…
-    C’est quoi tous ces trucs, là, CRT, ou je ne sais quoi ? demande-t-elle en resservant les trois verres avec le Châteauneuf du Pape apporté par l’homme dans ses cabas.
-    Une spécialité française, mademoiselle, répond l’ex-espion en levant son verre, les joyeux acronymes qui recouvrent les réorganisations administratives sans fin.
Il grimace en goûtant le vin.
-    C’est tout de même dommage de boire cela dans des verres à dents…
-    C’est tout ce qu’elle nous a laissé, que voulez-vous… remarque Louis avec philosophie en portant le sien à ses lèvres. (Il se tourne vers l’homme :) Donc, vous étiez un espion de l’intérieur, c’est ça ?
-    On peut le dire comme ça. Le rôle du SDIG était centré sur la surveillance des mouvements sociaux, des dérives sectaires, des violences urbaines ainsi que des mouvements ultras en tous genres.
-    Eh ben ça devait être passionnant, mais quel est le lien avec nous ? demande Alma.
Puis, en se levant, elle déclare, paumes ouvertes vers eux :
-    Non, attendez plutôt un instant, je vous propose d’apporter ce que vous nous avez acheté. On discutera mieux en mangeant quelque chose, non ?
Les deux hommes acquiescent en hochant la tête. Effectuant alors des allers-retours avec la cuisine, ils disposent sur la table couteaux et planchettes, puis saucisson, jambon de pays, et enfin assortiment de fromages et de fruits.
-    Heureusement que nous avons les planches, il ne reste plus une seule assiette intacte, remarque Louis en tranchant le pain.
-    Eh ben c’est plus sympa comme ça, non ? fait Alma en déballant un camembert de son emballage de papier sulfurisé. Donc, nous en étions à cette question de surveillance de sectes et d’autres joyeusetés, Serge…
L’homme tique un peu à la mention de son prénom par la jeune fille, mais il se rappelle qu’il vient de leur demander de l’appeler ainsi. Et puis la nature délurée de cette dernière ne lui ayant pas échappé, il décide de jouer le jeu et de laisser tomber les convenances.
-    Exact, Alma, puisque c’est votre prénom. Saviez-vous d’ailleurs qu’il provient du latin almus qui signifie nourrissant, ce qui tombe bien en l’occurrence ?
-    Ah non, je ne savais pas. Je croyais que cela voulait dire âme en espagnol, la langue de mon père.
-    Oui, mais également jeune fille en hébreu, et aussi savante en arabe.
-    Eh bien, n’en jetez plus… Je trinque à cela, conclut Alma en levant son verre. Mais donc, les sectes ?
-    Ah, vous avez raison, vous ne lâchez rien, se rend son interlocuteur, l’ADN du journalisme bouillonne en vous, assurément.
Alma en rosit de plaisir, à la plus grande surprise de Louis qui ne pensait pas voir la carapace de la jeune fille se fendiller ainsi au moindre compliment fait par un étranger, fût-il bien tourné.
-    Mais vous avez raison, passons aux choses sérieuses, poursuit Langlois. Avant que de vous donner les raisons qui m’ont fait venir jusqu’à vous ici, je souhaite que vous me racontiez, Louis, les événements qui vous ont poussés à effectuer cette recherche sur Internet à partir des mots Hamelin et Abramelin.
-    C’est donc ainsi que vous m’avez trouvé ? s’étonne le journaliste.
-    Oui. Voyez-vous je conserve quelques contacts avec mon ancien service et, notamment, l’accès à un logiciel de surveillance dont l’algorithme est conçu pour réagir à ce type de recherche, basé sur des termes précis. D’autant que vous les avez tapés immédiatement l’un après l’autre, déclenchant ainsi l’alarme, si je puis dire…
-    Je comprends… Oui, je comprends le principe, acquiesce Louis.
-    Bon, si c’est à nous de commencer, réagit Alma, autant le faire tout de suite, non ?
Epaulée par Louis, qui complète lorsqu’il pense que cela s’avère utile, Alma se lance dans la narration de leurs aventures depuis l’arrivée de Louis dans les locaux de l’Echo du Pays Fort, puis la parution du petit livre infâmant, leur décision prise d’en trouver l’auteur et l’analyse du journaliste effectuée à partir du texte, leurs visites effectuées dans le village, la découverte des tags et des déprédations et les interviews menées auprès des habitants rencontrés. L’ancien espion réagit régulièrement aux propos de la jeune fille, lui demandant de préciser un point, d’en développer un autre de façon plus complète, ou de citer les noms des protagonistes lorsqu’elle les omet. Noms qu’il note scrupuleusement dans un petit carnet à spirale. La mention du carré Sator ainsi que les révélations du vicomte à son propos l’intéressent particulièrement, même s’il apparaît évident à ses interlocuteurs qu’il en maîtrise déjà les grandes lignes. Alma clôt sa narration par les événements du jour, dont le suicide du corbeau présumé lors de leur dernière visite dans la commune de Dolméry, voisine de Sainte-Agnès de Marcilie.
A bout de souffle, la gorge sèche, elle s’octroie un verre de vin rouge en guise de conclusion tandis que Langlois finalise ses notes.
-    Alors, que pensez-vous de tout cela ? demande Louis lorsque l’espion a fini d’écrire et qu’il se sert à son tour un verre de vin.
-    Pas grand-chose de bien, je le crains.
-    C’est-à-dire ?
Langlois recule sur son siège, les mains posées à plat de chaque côté de sa planchette où subsistent les reliefs de son repas.
-    En ce qui me concerne, dit-il, tout cela a commencé il y a bien longtemps. J’étais encore en service lorsque je suis tombé par hasard sur une bien curieuse histoire : Lors d’une enquête effectuée sur un tout autre sujet, mon attention a été attirée par un fait récurrent qui avait échappé jusqu’ici à notre surveillance. Un fait curieux en soi, mais qui n’avait pas provoqué d’alerte particulière car on ne pouvait le relier directement à des faits criminels, ou même potentiellement délictueux. Cela n’avait donc pas fait l’objet d’une demande d’investigation de la part de ma hiérarchie. Mais ma curiosité avait été suffisamment éveillée pour que je décide de creuser la chose tout seul. Je vous fais grâce des longues recherches que j’ai effectuées, les minutieux recoupements et les découvertes faites petit à petit pour en arriver au fait principal et à ce qui a fini par s’imposer à moi.
-    Et sur quel sujet enquêtiez-vous, monsieur l’espion ? Sur les agissements des mouvements d’extrême-gauche ? raille Alma.
Louis va pour s’interposer, craignant un mouvement d’humeur de la part de Langlois, mais ce dernier conserve un calme olympien malgré la provocation de la jeune fille.
-    Je ne nie pas l’usage politique fait de nos services par nos différents gouvernements, répond l’espion, et ce n’est pas l’activité qui m’a apporté le plus de satisfaction professionnelle, loin s’en faut, je vous l’avoue. Mais, concernant cette enquête, il s’agissait d’un tout autre cadre d’études. Je sais que cela peut tuer l’image glamour de l’espion diffusée par les films d’action, mais notre boulot consiste essentiellement en l’analyse de données, effectuées derrière des écrans d’ordinateurs dans des salles obscures. C’est ainsi qu’en recoupant des données nationales, à la recherche d’informations permettant de déceler les agissements de cellules terroristes dissimulées en milieu rural, je suis tombé par hasard sur des statistiques surprenantes de décès en série survenus dans certains villages. L’occurrence de temps existante entre chaque événement a été le schéma le plus symptomatique décelé par les ordinateurs. De ce fait…
Il s’interrompt un instant, semblant chercher à organiser au mieux la façon de présenter son sujet, tandis que Louis et Alma se consument de curiosité.
-    Il faut m’excuser, c’est en fait la première fois que je vais exposer ma théorie à d’autres personnes. Je poursuis cette enquête en solo depuis mon départ du service et n’en ai parlé à aucun de mes ex-collègues, même si je les sollicite parfois en fonction de mes besoins sur des points précis. Vous comprenez, avec la vague d’attentats commis depuis les Twin Towers puis ceux de Londres, de Madrid, de Toulouse et de Paris, le gros des ressources du service se concentre plus que jamais sur les factions islamistes. Alors, vous pensez bien, si j’arrive avec une histoire baroque comme celle-là…
Il rajuste ses lunettes sur son nez, leur lance un regard empreint de gravité, puis poursuit :
-    Bref, la conclusion de mes recherches tient en ceci : je crois que nous avons affaire à un tueur en série, particulièrement doué et retors, et qui œuvre, de plus, depuis maintenant de longues années en toute impunité.
Surprise, Alma va pour l’interrompre mais Langlois lève aussitôt la main pour lui faire signe de patienter.  
-    Encore un peu de patience s’il vous plaît, même si je me doute bien que les questions se bousculent dans votre esprit, tempère l’espion. Je souhaite tout d’abord vous exposer son mode opératoire afin que vous puissiez comprendre en quoi tout cela est relié à vous et à ce que vous venez de vivre. Car c’est ce qui vous intéressera le plus, bien évidemment.
Il s’octroie une gorgée de vin rouge avant de poursuivre :
-    Voyez-vous, tous les cinq ans environ, cet homme qui se fait appeler Armand Hamelin, et Abramelin en pseudonyme, s’attaque à un village dont il décime systématiquement une partie de la population. Comment les choisit-il ? Je n’en sais rien avec certitude, mais je suppose qu’ils répondent à des critères récurrents tels qu’une situation géographique rurale, une région peu fréquentée et possédant une population de taille modeste. C’est en tout cas ce qu’il ressort des profils des communes ayant eu à subir ses méfaits jusqu’ici et que j’ai pu identifier en les compar…
-    Parce qu’il y en a eu d’autres avant Sainte-Agnès ? ne peut s’empêcher de demander Alma.  
-    Absolument, oui. J’en ai dénombré cinq avant celui-ci, je veux dire avant ce village du nom de Sainte-Agnès de Marcilie dont vous venez de me parler. Nous en serions donc au sixième, si je m’en réfère à ce que j’ai découvert lors de mes recherches.
-    Mais c’est complètement fou ! s’exclame Louis à son tour. Vous nous dites qu’un tueur en série massacre les habitants de villages depuis, euh, environ vingt-cinq ans si je ne me trompe, et que personne ne s’en est aperçu à part vous ? C’est complètement dingue ! Admettez que c’est un peu difficile à croire monsieur Langlois, enfin je veux dire Serge…
Pour toute réponse, l’espion feuillette son carnet avant de s’arrêter sur une double page.
-    Attendez, fait-il en lisant ses notes, j’en ai dressé la liste, cela devrait vous convaincre. Le premier cas que j’ai identifié se situe en 1998. Il s’agit de Revignac, village de l’Aveyron, mille deux cents habitants. Un homme du nom d’Armand Hamelin organise des cercles de lecture et d’écriture pendant deux ans, avant de disparaître tout aussi soudainement qu’il est apparu. Suite à cela, et durant les trois années qui suivent, le village connaît une série peu commune de suicides et d’accidents mortels. Vingt-trois morts en tout. Aucun ne donne lieu à l’ouverture d’une enquête pour mort suspecte, voire pour meurtre. En 2003, à Tirès-Le-Pont, village de Lozère, neuf cent quatre-vingt-quatre habitants, même scénario, dix-huit morts en tout dans les trois ans qui suivent la disparition d’Hamelin. Pardonnez-moi, je passe vite, mais je pense que c’est encore le mieux pour que vous compreniez de quoi il retourne… 2007, Cressens, village de la Creuse, huit cent soixante-treize habitants, seize morts en tout. 2012, Tarnac, village de Corrèze, mille trois cent trente-quatre habitants et, trois ans après la fin des ateliers, trente-deux morts cette fois. 2017, Castignac-Le-Vieux, Cantal, mille quatre cents habitants, vingt morts… Et donc, il y a environ deux ans, si j’ai bien retenu, mademoiselle Alma, en 2022 donc, c’est cette fois le tour de Sainte-Agnès de Marcilie. Mais, bien évidemment, nous ne connaissons pas encore le nombre de décès puisque c’est en cours… si je puis dire et sans volonté de cynisme de ma part, croyez-le bien. Mais vous noterez que nous en sommes à un total de 109 victimes jusqu’ici, même s’il est possible que certains m’aient échappé compte-tenu des circonstances des décès ; tous n’ayant pas forcément donné lieu à communication ou publicité, n’est-ce pas ? C’est déjà énorme, non ?
-    Mais, mais, commence Louis… (Puis il s’interrompt) Je ne sais pas quoi dire, en fait. C’est tellement fou, ce truc. Je ne peux comprendre comment une telle chose peut passer sous les radars sans attirer l’attention…
Langlois tapote sur la table avec son stylo. Il prend une grande inspiration puis se redresse, les mains posées sur les cuisses.
-    Vous savez, expose-t-il, on a déjà vu des choses plus étonnantes dans ce domaine. Le nombre de meurtres, je dis bien de meurtres, non élucidés en France est de l’ordre de 20%. Concernant les délits, on peut monter à 70% dans certains cas (Il grimace). Or, trois choses ont joué en faveur de cette omerta involontaire. Premièrement, notez bien qu’aucun de ces décès n’a été sujet à caution : suicides, accidents ménagers ou routiers… chaque mort relève d’une cause identifiée et non imputable à une action extérieure. Pour rappel, une enquête judiciaire n’est déclenchée qu’à la suite d’un rapport de médecin légiste pouvant justifier cette procédure, or ça n’a jamais été le cas. Et avec le manque d’effectifs chronique et le volume d’affaires à traiter en augmentation constante, peu d’enquêteurs vont s’engager dans des actions non motivées par une demande officielle. Deuxièmement, prise individuellement, la série noire de décès dans chaque village est surprenante, certes, voire peu commune, mais pas statistiquement impossible. Songez aux accidents de la route, aux incendies, aux explosions de gaz, aux effondrements d’immeubles, aux inondations, aux glissements de terrain, par exemple… Tous ces évènements peuvent générer des pics inhabituels de drames pour des zones géographiques données. Enfin, et ce n’est pas le moindre, les échanges d’informations entre régions ne sont pas aussi développés qu’on pourrait le croire. Il faut parfois beaucoup de temps pour recouper des données concernant des crimes perpétrés dans des zones géographiques éloignées. Cela génère d’ailleurs un nombre important de « cold cases » chaque année. Alors, imaginez, concernant des faits de décès non criminels… Il faut alors le concours d’un hasard comme celui qui m’a amené à vous pour ressortir du lot commun.  
Louis semble plongé dans une intense réflexion. Il désigne du doigt le petit carnet.
-    Je peux regarder ?  
Langlois fait glisser le carnet devant Louis en hochant la tête.
-    Je vous en prie…
Alma, restée silencieuse depuis un moment, tapote nerveusement sur la table.
-    C’est terrifiant ce que vous nous apprenez, Serge.
-    J’en suis conscient, Alma. Cela peuple souvent mes nuits vous savez…
-    Mais il y a plusieurs choses que je n’arrive pas à comprendre... Déjà, que vient faire le bouquin Plume d’Automne là-dedans, à votre avis ?
Louis lève le pouce sans relever le nez du carnet.
-    Bonne question Alma.
L’espion lui, lui adresse un sourire empreint d’ironie.
-    Oh, je pense que là, il s’agit d’un grain de sable qui s’est introduit dans la belle machinerie de notre tueur. C’est la première fois que cela se produit et c’est d’ailleurs grâce à ce grain de sable, finalement, que j’ai pu être mis sur la piste qui m’a mené ici. Je suis quasiment sûr que ce bouquin n’est qu’un avatar imprévu dans cette histoire.
-    Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
-    Pour bien comprendre cela, il faut à présent que je vous détaille le mode opératoire de cet Hamelin. De là découlera la logique des événements que vous venez de vivre. (Il hésite) Mais cela risque d’être un peu long… souhaitez-vous vraiment entendre cela maintenant ? Il se fait tard…
-    Vous voulez rire ou il y a un fond de sadisme en vous ? renaude Alma. De toutes façons, maintenant, je ne pourrais pas fermer l’œil de la nuit, alors…
-    Je dois vous dire que je suis dans le même état d’esprit, abonde Louis en rendant le carnet à son propriétaire. Vous ne pouvez nous laisser là, à présent, comme le dit Alma.  
-    Très bien. Je vais donc vous expliquer ce que j’en ai compris jusqu’ici. Je vous propose toutefois d’aller préalablement nous installer dans ces fauteuils, qui même lacérés n’en semblent pas moins rester confortables, et de prendre cette bouteille de vin avec nous. Qu’en pensez-vous ?
-    Peut-être quelques fruits, aussi ? suggère Louis.
***
Paris, Tour Wingate, La Défense
Charles-Albert Delaruelle termine son mémo d’un stylo rageur. Absolument hermétique, et même réfractaire, à la notion de traitement de texte, il met un point d’honneur à rédiger manuellement toutes ses idées avant de les transmettre à son pool d’assistantes pour la mise en forme de rigueur et la diffusion. Il relit les quelques lignes du texte auquel il vient de mettre un point final puis détache la page de son luxueux carnet et la pose sur la pile de documents en partance pour le secrétariat.
Ce dernier memo marque la fin du contre-feu allumé quelques heures plus tôt pour étouffer l’affaire Maeva et ses retentissements. Toute une armée de hackers a œuvré pour préparer des messages à diffuser sur la toile, messages visant à faire passer les vidéos postées par la fille pour des faux grossiers issus d’une tentative malveillante visant à salir la réputation de Tetra Press. Ces messages, assortis de menaces explicites en direction des médias qui ne joueraient pas le jeu, devraient permettre de recouvrir d’une chappe de plomb l’esclandre provoqué par la catin de Dejonquères.
Il glisse une gomme de tabac sous sa langue et la suçote en s’étirant sur son fauteuil présidentiel. Il lui reste à présent à régler le cas de Dejonquères. Cette preuve manifeste d’incompétence ne pouvant rester sans une réponse appropriée autant qu’implacable. Et même si ce collaborateur a su se montrer dévoué et fidèle jusqu’à aujourd’hui, Charles-Albert Delaruelle n’est pas de ces hommes qui pardonnent, ni de ceux qui laissent une seconde chance. La bévue, surtout de cette taille, sera également la dernière de Dejonquères au sein du groupe. Reste plus qu’à trouver la peine adéquate.
Il consulte sa montre : le délicat système suisse connecté lui indique 23H25. Parfait, il lui reste encore toute la nuit pour trouver quelque chose de bien… Il effectue une légère pression sur son oreillette et commande à l’opérateur, présent 24 heures sur 24, un dîner assorti d’une bouteille de Pol Roger à livrer dans son bureau.  
***
Bourges, rue Joyeuse.
Serge Langlois rouvre son petit carnet et le pose sur le guéridon à côté de lui, dont un des pieds repose sur une pile de livres suite aux dommages infligés par Maeva. Le regard surpris de Louis ne lui échappe pas.
-    Rassurez-vous, j’ai l’ensemble de ces données sauvegardé sur plusieurs supports différents et il ne s’agit là que du carnet utilisé lorsque je vais sur le terrain. J’ai également un disque dur dans mon sac de voyages. Mais j’avoue que ce support à l’ancienne me convient bien pour les déplacements.
Puis, comme Alma commence à s’agiter sur son fauteuil :
-    Rassurez-vous j’y viens, Alma, j’y viens de ce pas. Mais il me faut tout d’abord vous féliciter, Louis, car comme vous l’avez pressenti, notre homme est un manipulateur de grande classe et un catalyseur, comme vous dites, hors pair.
Alma adresse à Louis un sourire complice et lève le pouce dans sa direction.
-    C’est également un maître du langage, poursuit l’espion, pour lui les mots sont de véritables chevaux de Troie. Il les utilise pour pénétrer l’esprit des gens et les réduire à sa volonté. Ainsi son mode opératoire consiste-t-il toujours par l’organisation de ces ateliers d’écriture, de recueillir les premières inscriptions puis, au fil des premières animations, à élargir son public grâce à un bouche à oreille positif et enthousiaste, jusqu’à l’obtention d’une taille de participants qu’il juge convenable : une centaine de personnes environ à chaque fois. A partir de là débute son œuvre de conditionnement. Il capte tout d’abord l’attention à l’aide du carré Sator, jouant sur l’attrait d’un mystère antique dévoilé. Vous noterez d’ailleurs la coïncidence entre les occurrences de cinq ans et les cinq mots du carré… Il poursuit avec la proposition faite aux participants de travailler sur le sujet, si plaisant et apparemment innocent, de l’amour. Une fois abolies les premières réticences, et franchies les barrières de la pudeur des sentiments, un boulevard s’ouvre devant lui pour mener son œuvre pernicieuse d’embrigadement psychologique.
-    Mais vous voulez dire que c’est tout ce qu’il fait ? s’étonne Alma, il… euh, il embobine les gens avec des mots, et c’est tout ? Cela suffit pour les mener par le bout du nez comme un troupeau de bœufs à l’abattoir ?
-    Disons plutôt comme un troupeau d’enfants, comme le fit le joueur de flûte d’Hamelin dans le célèbre conte, puisqu’il a pris la peine d’emprunter ce nom. Mais oui, l’idée principale, c’est ça. Ne sous-estimez pas le pouvoir des mots, madem..., Alma, cet homme est passé maître dans leur usage et leur manipulation.
-    Tout de même, j’ai du mal à croire que cela suffise, marmonne Alma. Et quid de l’aspect financier ? N’oubliez pas qu’il fait payer ses euh, ses ateliers…
-    Oui, c’est vrai, convient Serge, mais cela ne représente qu’une somme finalement modeste et à mon avis surtout destinée à couvrir ses frais. Peut-être même aussi pour éviter d’éveiller les soupçons du fait d’une gratuité totale de ses réunions. Je parierais volontiers que cet homme dispose de moyens financiers suffisants pour vivre et se mettre à l’abri du besoin.
-    Mmmh, répond Alma. Admettons, mais alors, selon vous, son seul but consiste véritablement a… comment dire, manipuler ces gens pour les amener ensuite à se suicider. Et ce, juste par le pouvoir des mots ?
-    Alma, intervient alors Louis, en tant que journaliste vous ne pouvez ignorer le pouvoir du langage.
Alma rosit de plaisir pour la seconde fois de la soirée en entendant Louis la qualifier de « journaliste » à part entière. « Il faut que je me surveille, pense-t-elle, sinon je vais bientôt finir comme une rosière à qui on propose sa première danse… ».
-    Absolument, poursuit Langlois. D’ailleurs pensez à notre civilisation qui, depuis que les hommes ont commencé à communiquer oralement, puis à graver des signes qui sont devenus des idiomes, n’est dirigée que par des écrits pour la plupart des gens.
-    C’est-à-dire ? Les gens lisent de moins en moins…
Louis intervient :
-     Des livres, oui, sans doute. Mais l’écrit, même appauvri, subsiste. Sous formes de « Post » sur les réseaux sociaux, de sms… Observez tous ces gens vissés à leur mobiles…
-    C’est vrai, acquiesce Alma.
-    « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu… », n’est-ce pas ? reprend Serge. Pour 90% de la population de notre planète, la vie reste réglée par les commandements, ou enseignements, de la Bible, de la Torah, du Coran, du Bhagavad-Gita, du Tao-tö king, du Dhammapada, par les Livres de l’Avesta, etc. Pour les aspects religieux, la liste est longue. Pour les autres, les écrits parvenus jusqu’à nous des philosophes grecs et des auteurs romains fondent la philosophie, la poésie, la politique, la stratégie de la guerre, le droit et la loi, pensez aussi au code d’Hammourabi, premier exemple de code juridique...
-    Et parlons également du Capital pour les communistes, reprend Louis à la volée, du Petit Livre Rouge de Mao, des écrits de Lénine… Songez à 1984 d’Orwell et au pouvoir de la « Novlangue » fort bien décrit par l’auteur, à ce que Mikhaïl Souslov, grand chef de la propagande soviétique, qui ne dirigeait pas moins d’un million et demi de fonctionnaires, a fait pour Staline, et à la force de la propagande hitlérienne menée par Joseph Goebbels suite à Mein Kampf. Pour faire bonne mesure, citons aussi la puissance des idées de la Caverne de Platon ou encore des sages recommandations de Clisthène d’Athènes pour encourager la démocratie, des enseignements d’Avicenne pour la médecine…
-    Bref, conclut Serge, les mots nous dirigent ; ils nous emprisonnent et nous asservissent tout comme ils nous éduquent et nous libèrent, selon la volonté de leurs auteurs.
-    D’accord, d’accord, je comprends ce que vous voulez dire, admet Alma, vous faites un duo convaincant ! Mais je demeure toutefois capable de libre arbitre au milieu de tous ces écrits, je ne reste pas bêtement inerte et crédule face à toutes ces idées, non ?
-    Vous croyez ? Cela dépend de votre conditionnement.
-    Mon conditionnement ? Que voulez-vous dire ?
Langlois se lève à demi et tend son carnet à Alma.
-    Tenez, pouvez-vous écrire là-dessus un mot qui vous paraît beau ?
-    Beau ?
-    Oui, joli si vous préférez…
Alma hausse les épaules puis s’exécute après un instant de réflexion en suçouillant son stylo. Elle montre ensuite la page aux deux hommes.
-    Ah, vous avez écrit bougainvillée, oui c’est un joli mot, constate Langlois. Voyez-vous moi j’aurais écrit « souffrance ».
-    Souffrance ? Vous trouvez joli souffrance ?
-    Oui, car ce n’est qu’une question de point de vue. De conditionnement si vous préférez. Vous le rattachez à une idée et il vous est difficile de vous en défaire, n’est-ce pas ? A présent imaginez que l’on offre un très beau papier vélin, vous savez un de ceux dont le toucher est déjà un plaisir en soi. Et qu’on vous dote également d’un magnifique porte-plume à la plume parfaitement ouvragée et ciselée, puis une petite bouteille d’encre noire de qualité supérieure, de celle qu’utilisent les maîtres calligraphes chinois ou japonais pour leurs kanjis.
-    Ok, et alors ?
-    Maintenant, imaginez que l’on vous encourage à écrire le mot souffrance en y mettant tout votre talent de scripteur : de jolis pleins, de superbes déliés et des courbes tout en douceur sensuelle. Voilà, vous me suivez ? Allons, accentuez donc la forme de ces « f », faites-les jaillir du mot comme les voiles d’une goélette gonflées par le vent, travaillez la vaguelette du « s » qui ouvre le début du mot, la sensualité du « o » qui le suit, la suave cavité du « u », la boucle du « a » qui vient caresser le nez du « n » après les voiles tendues des « f » et, enfin, dessinez le « c » et le « e » entrelacés comme des amants blottis face au précipice de la page vide. Puis, recommencez et recommencez encore, doucement, jusqu’à la forme qui vous paraîtra parfaite… Ainsi, peut-être qu’à l’issue de cet entraînement, écrirez-vous alors « souffrance » lorsque je vous demanderai un joli mot à rédiger selon votre goût.
-    Vous croyez ? demande la jeune fille dont la voix marque toutefois le manque d’assurance à présent. Et vous pensez que c’est ainsi qu’a procédé cet homme avec les villageois ?
-    Sans aucun doute, même si je ne suis qu’un amateur malhabile à côté de lui dans mon exemple. Mais c’est bien l’idée, oui. Je pense qu’il a totalement désinhibé ces gens avant de les reprogrammer à sa façon ensuite.
-    C’est déroutant tout de même, murmure Alma.
-    C’est vrai, acquiesce Louis, je vois très bien ce que veut dire monsieur… Serge, pardon. Il est si facile de piéger avec les mots. Ne serait-ce qu’à l’aide des injonctions paradoxales.
-    Les injonctions… commence Alma.
-    Paradoxales, oui. Prenons un exemple : écoutez-moi bien, Alma, je vous interdis, je dis bien je vous interdis formellement, de penser à un ours blanc !
-    Oui…
-    A quoi avez-vous pensé ?
-    Eh bien, à un ours…blanc.
-    Bien sûr, le mot n’est pas la chose mais le mot exprime l’idée de la chose, quoi que l’on fasse. Si j’étais un dictateur et que je puisse lire vos pensées, je pourrais vous condamner à mort pour m’avoir désobéi, alors que je vous ai ainsi piégée. Dans un registre moins dramatique, voyez-vous, Alma, j’ai toujours été amusé par les photographes qui demandent à leurs sujets d’« être naturels », car, dès lors, comment pouvez-vous l’être puisqu’on vous demande d’y prendre garde ? Il en va de même pour « soyez spontané », qui devient impossible, dès lors qu’on vous l’intime ! De même, pour « répondez sans réfléchir ! », etc.
-    Ah ah, elle est bonne celle-là.
-    Eh oui, conditionnement toujours, appuie Langlois. Pour prendre un exemple anodin mais significatif, regardez, nous appelons depuis toujours, et sans nous poser de questions, les mois de la fin de l’année : septembre, octobre, novembre et décembre, alors qu’ils contiennent dans leur nom même leurs vraies places dans le calendrier romain, soit les septième, huitième (octante), neuvième (nov…) et dixième (déc..) mois, alors que l’on a décalé l’année de deux mois depuis, pour les positionner en 9ème , 10ème , 11ème et 12ème places du calendrier Grégorien. Mais sans modifier leurs noms, ce qui est illogique.
-    Bon, d’accord pour le langage, mais ensuite ?
-    Ensuite, eh bien ensuite, je pense que cet Hamelin use d’un procédé d’hypnose pour parachever son travail de lavage de cerveau.
-    Vous pensez à une hypnose de quel type ? demande Louis en croquant dans une pomme.
-    Compte-tenu du grand nombre de participants par séance, une vingtaine à la fois m’avez-vous dit, je pense à une hypnose de type conversationnelle. Une hypnose qui passe par le langage, ce qui serait logique compte tenu du contexte.
Louis lève un sourcil.
-    Là, j’avoue que je n’ai guère de connaissances dans ce domaine.
-    Pour ma part, j’ai creusé un peu le sujet et suis tombé sur des méthodes telles que l'hypnothérapie ericksonienne, par exemple, qui utilise la suggestion indirecte, la métaphore et la narration pour modifier le comportement plutôt que la suggestion directe. Milton Erickson est considéré par beaucoup comme « le père de l'hypnothérapie moderne ». Et je pense que les deux noms choisis par ce type ne sont pas le fait du hasard : lors de la première étape, il est Hamelin, le personnage enjôleur du conte, qui séduit d’abord son public et le ravit, puis, dans la deuxième partie de son emprise, il devient alors Abramelin, ce mage égyptien qui maîtrise les arcanes de l’envoûtement si l’on en croit les annales…
-    Cela me rappelle, intervient Alma, Sylvie Delmotte, l’infirmière, qui disait ne plus se souvenir nettement du déroulement des ateliers une fois rentrée chez elle…
Un silence suit cette déclaration. Puis, un cortège de voitures qui klaxonnent remonte bruyamment la rue, interrompant leur réflexion.
-    Un mariage à cette heure-ci ? s’étonne Alma.
-    Plutôt la fin d’un match de foot ou d’autre chose, sourit Louis. Une autre forme d’embrigadement. Vous savez, je pense aussi à la théorie du cerveau gauche et du cerveau droit du prix Nobel Roger Sperry. J’ai déjà assisté à des expériences de saturation du cerveau gauche, celui de la raison et des données, en vue de faire prendre des décisions hâtives à des gens en altérant, voire en inhibant, leur capacité de réflexion.
Alma pioche dans le plateau de fruits et jette son dévolu sur une pomme à son tour.
-    Ch’est à dwire ? demande-t-elle en croquant à pleine dents dans le fruit.
Louis se lève et se sert un verre d’eau au robinet de la cuisine.
-    Eh bien, fait-il en revenant s’assoir, pensez à une situation où vous vous retrouvez face au discours rapide d’un spécialiste qui vous assène des données, des chiffres, des résultats, des équations et des tableaux de courbes absconses sans fin… Peu à peu, il va endormir votre cerveau gauche en le « saturant » d’informations. Et si, à la fin de cet interminable pensum, on vous astreint à une prise de décision rapide, pensez-vous que celle-ci sera parfaitement pesée et censée ?
-    Eh bien, peut-être pas, non… répond Alma en déglutissant.
-    Alma, vous aimez les pommes ? lui demande Louis en agitant le trognon de la sienne.
-    Oui.
-    Bien, poursuit Louis, en accélérant son débit de parole : la pomme est donc quelque chose que vous aimez. Vous adorez l’aimer même peut-être. Vous détesteriez ne pas l’aimer. Mais elle, elle vous déteste car elle contient une certaine acidité qui peut s’attaquer à vos dents. Comme vous l’aimez, vous détestez donc qu’elle vous déteste, et vous ne détesteriez pas qu’elle vous aime sans vous détester, mais, en revanche, vous aimeriez détester qu’elle ne vous déteste pas tout en sachant que vous l’aimez sans la détester, malgré le fait qu’elle aime vous détester, oui ou non, répondez vite ?
-    Pfff, au secours…
-    Donc, votre réponse ?
-    Ce que je peux dire, Louis, c’est que grâce à vous, à présent, j’aime l’aspirine…
Les deux hommes rient de bon cœur à la saillie d’Alma. Ce rire partagé allège quelque peu l’atmosphère anxiogène créée par les informations de Langlois.
Ce dernier est le premier à reprendre son sérieux :
-    Quoi qu’il en soit Alma, tout cela n’est que conjectures, et force est de reconnaître que nous ne savons pas vraiment par quels moyens, ou quelle méthode, Hamelin parvient à ce résultat
Un silence se fait dans le salon, seulement troublé par la rumeur d’un téléviseur allumé quelque part dans un appartement voisin et le bruit d’Alma croquant sa pomme. Comme il ne reste qu’une ampoule encore intacte, une unique lampe de chevet, rapatriée pour l’occasion, éclaire le petit salon. Dans la pénombre ainsi créée, les dégâts causés par Maeva font penser à un décor de film de guerre, ou de film catastrophe quelconque.
Louis est le premier à briser le silence :
-    Serge, vous disiez tout à l’heure que cet individu œuvrait, si je puis dire, selon des cycles de cinq ans. A votre avis, pourquoi ?
-    Je ne saurais le dire. On peut rapprocher cela des cinq mots du carré Sator, comme je le disais, mais je pense que c’est un peu juste comme explication.
-    Et que fait-il, à votre avis, pendant les trois années qui suivent la fin de ses ateliers d’écriture ?
La voix de l’espion prend une tonalité grave lorsqu’il répond :
-    Vous savez, et comme beaucoup d’assassins le font, je pense qu’il reste sur place pour admirer son œuvre et jouir de ses crimes.
-    Attendez, attendez, fait Alma en sursautant, vous voulez dire qu’il est toujours à Sainte-Agnès de Marcilie au moment où nous parlons ?
-    J’en suis certain, Alma. Et si ce n’est dans le village même, au moins dans sa proche périphérie.
***
Rueil-Malmaison, Allée des Lilas.
La Peugeot 3008 remonte lentement l’allée entre les grilles des parcs et jardins cossus qui en bordent les trottoirs. Elle ralentit aux abords du N° 34 où un immense portail marque l’entrée d’un domaine rendu invisible depuis la rue par des murs de pierres. Maeva note la présence des caméras postées de part et d’autre sur les énormes piliers, dont l’œil rouge balaye sans discontinuer les abords.
Satisfaite, elle poursuit son chemin sans accélérer ni diminuer l’allure, à la façon d’une résidente des lieux rentrant chez elle après une journée de travail. Ou plutôt de shopping, se dit-elle en souriant, eu égard au statut social des habitants du coin. Elle note qu’il est possible de se garer d’un côté de la voie, à condition de trouver une place bien sûr, car pour l’heure toutes les places disponibles sont occupées en cette fin de journée.
Arrivée au bout de la rue, elle bifurque vers le centre-ville où elle a repéré un hôtel de classe moyenne qui saura répondre à son besoin de discrétion, sans toutefois sacrifier trop au confort dont elle ne saurait se passer. De là, elle pourra essayer toutes les tenues achetées à Bourges, avant de choisir celle qu’elle portera pour se rendre à l’invitation à dîner de l’imbécile de l’autoroute. Comment se nomme-t-il déjà ? André, Michel, Laurent ? Bah, peu importe, demain elle l’aura déjà oublié.
Elle sourit dans son rétroviseur, Le Grand Véfour… Elle a toujours souhaité y dîner.

 

 

 


JOUR  6

 

 

 

 

 

 

 

 


Bourges, Place de la cathédrale.
Attablés à l’Européen, Louis, Alma et Serge prennent leur petit déjeuner au milieu de la petite foule des lève-tôt et des travailleurs du matin. La sempiternelle page écran de la FDJ égrène déjà les résultats de ses tirages passés et à venir au-dessus des têtes penchées sur les tasses de café ou les ballons de blanc.
Les deux hommes s’effarent du nombre de tartines et de croissants avalés sans discontinuer par une Alma ébouriffée et bougon. La mauvaise nuit passée sur un matelas posé au sol, suite à la destruction du lit de la chambre, étant sans doute en partie responsable de son humeur maussade. Soucieux d’échapper à l’ire de la jeune fille, les deux hommes se sont installés un peu en retrait contre la vitre embuée de la baie. Sur la place, les réverbères sont des îlots de lumière dans le smog du brouillard matinal, et la façade de la cathédrale ressemble plus que jamais à une muraille de château fort.
L’espion a sorti son carnet de notes et pointe du bout de son stylo un nom marqué en haut d’une page.
-    J’ai pris rendez-vous avec cet homme ce matin pour un entretien, dit-il à Louis. Je fonde quelques espoirs sur ses connaissances pour nous apporter quelques lumières et nous permettre d’y voir plus clair.
-    Professeur Jean-Claude Demaison, lit Louis.  Qu’est-ce qui vous fait penser… ?
-    J’ai déjà fait appel à lui lors d’enquêtes menées du temps de mon activité. C’est un spécialiste du cerveau.
-    Il se trouve sur Bourges ? s’étonne Louis.
-    Pas exactement, non, rit Serge, pour cela j’ai réservé une salle de visioconférence à l’hôtel Mercure du centre dès que j’ai su que j’allais venir ici. Voulez-vous m’accompagner ?
-    Je pensais retourner à Sainte-Agnès, plutôt. D’autant plus depuis que vous avez évoqué la possibilité qu’Hamelin soit toujours sur place.
-    Je comprends. Dans ce cas, nous pourrons nous retrouver là-bas vers midi. Je vous ferai un compte-rendu.
-    Vous pourrez prendre ma voiture Louis, intervient Alma qui n’a rien perdu de la conversation, je pense que je vais accompagner Serge, si cela ne vous ennuie pas. J’aimerai également profiter des éclaircissements de ce spécialiste, vous m’avez intriguée hier, avec vos explications, monsieur l’espion. Nous vous rejoindrons en taxi ensuite. Retrouvons-nous Chez les Filles pour le déjeuner…

***
Bourges, Hôtel Mercure.
-    Nous allons le voir ici ? demande Alma en désignant l’immense écran fixé au mur de la salle, ah ouais, c’est mieux que sur mon portable ou que sur notre vieille télé.
-    Absolument, Alma et même l’entendre en stéréo. Enfin, si tout fonctionne comme prévu, répond Serge.
L’employé chargé de la mise en route du système se renfrogne.
-    Bien sûr que cela va fonctionner, notre système de visio est très performant vous savez. Voulez-vous que je compose le numéro ?
Langlois consulte sa montre.
-    C’est encore un peu tôt, mais si l’on peut avoir un café en attendant l’heure ?
-    Et un ou deux croissants… intervient Alma.
Vingt minutes plus tard, la liaison est établie avec le bureau du professeur Demaison. Le visage d’un homme âgé, en costume-cravate et rasé de près, apparait sur l’écran projeté depuis l’équipement fixé au plafond. Des étagères remplies de livres s’étendent sur le mur du fond derrière lui. Les premiers mots échangés ne sont guère audibles et plusieurs manipulations s‘avèrent nécessaires pour régler le problème.
-    Et là, vous m’entendez ? demande le professeur, en tripotant le petit micro pyramidal posé devant lui.
-    Absolument, je crois bien que cette fois, nous y sommes.
Satisfait, Langlois pose la télécommande sur une table et vient prendre place à côté d’Alma sur un des sièges en plastique. Son habituel petit carnet à spirales est déjà ouvert devant lui. Sur l’écran, le professeur ramène une mèche de cheveux blancs sur le côté.
-    Je me disais aussi… On m’a assuré que ce micro était le top en ce moment en matière de qualité acoustique. (Il sourit) En tout cas, je vous vois parfaitement.
-    Nous aussi, professeur. Je vous présente mademoiselle Alma Ruiz-Dora, une journaliste avec qui je mène une enquête. Nous vous remercions de nous consacrer un peu de votre temps, que nous savons précieux…
-    Ah, cessez donc vos flatteries, ce n’est plus de notre âge, voyons. Même s’il est vrai que j’ai promis à mon épouse d’aller faire des courses avec elle… Bon, donc, toujours sur la brèche à ce que je vois, monsieur Langlois. La retraite vous ennuie donc à ce point ?
Une femme apparaît à l’écran avec une tasse de café à la main qu’elle dépose devant le vieil homme. Elle disparaît aussitôt après avoir adressé un petit salut en direction de l’écran et déposé un rapide baiser sur le front du professeur.
-    Eléonore, mon épouse, explique ce dernier. Bon, fait-il en remuant une cuillère dans sa tasse, en quoi puis-je vous être utile, monsieur l’ex-espion ?
-    Je crois que nous sommes sur la piste d’un manipulateur de génie, voyez-vous, et plusieurs indices me donnent à croire qu’il maîtrise également les techniques d’influence psychologique les plus affutées. Je rajouterai à cela que je le pense extrêmement dangereux.
Le vieil homme marque sa surprise.
-    Vraiment ? Vous m’intriguez… Et cet homme serait passé sous les radars des services officiels pour que vous vous sentiez obligé de vous en occuper vous-même ?
-    Vous venez de fort bien résumer la situation, professeur, répond Langlois avec fatalisme. Et, oui, en tant que spécialiste du cerveau je pense que vous pouvez nous aider…
-    Oh, vous savez, spécialiste du cerveau ! On sait encore si peu de choses sur cet organe merveilleux que je me sens comme un Magellan, ou même un Christophe Colomb, à qui on dirait : « Alors comme ça, vous êtes un spécialiste des fonds marins cher ami ? ». Ah ah, quelle blague. Non, non, mon cher, il faut en la matière, savoir faire preuve de l’humilité la plus élémentaire. Nous n’en explorons actuellement que la surface.  
Le vieil homme se met à tripoter le petit micro d’un air pensif, provoquant sans le vouloir un tonnerre de grondements caverneux dans la salle de visio.
-    La manipulation mentale est un domaine très large, dit-il enfin, vers quelle orientation souhaiteriez-vous aller ?
-    Pardonnez-moi, mais nous ne vous entendons plus très bien, intervient Alma. Le micro…
-    Oh pardon, s’excuse le professeur en lâchant le petit triangle de plastique noir, je ne m’en étais pas rendu compte.
-    Que diriez-vous de simplement répondre à quelques questions, professeur ? propose Langlois, cela permettrait de ne pas vous faire perdre trop de temps. Sans vouloir vous bousculer bien sûr…
-    Pourquoi pas, en effet ? Vous avez sans doute déjà un fil conducteur en tête, j’imagine…
Langlois tourne quelques pages de son carnet.
-    Oui, professeur, c’est ça, un fil conducteur. (Il relève la tête) Je me souviens qu’il y a quelques années, lors d’une réunion organisée par notre service, vous nous aviez parlé des découvertes de Hans Berger.
-    Hans Berger ? Attendez-voir… Ah oui (il rit), vous voyez, même à moi il arrive d’avoir des trous de mémoire à présent. Les travaux de Berger, oui, que voulez-vous savoir ?
-    Ce qui a trait aux ondes cérébrales.
-    Ah, oui, bien sûr. Vous savez, depuis la découverte des ondes cérébrales par Hans Berger en 1929, nos connaissances en ce domaine n’ont fait qu’évoluer ; on sait aujourd’hui que notre encéphale produit cinq ondes principales, peut-être en avez-vous conservé le souvenir lors de ma présentation ?
-    Assez vaguement, je vous l’avoue.
Le vieil homme s’interrompt pour avaler la moitié de sa tasse d’un seul coup. Un peu de mousse lui reste sur la lèvre supérieure lorsqu’il reprend :
-    Eh bien, en résumé, il existe donc cinq ondes, mesurées en fonction de la fréquence et de la vitesse de leur impulsion ainsi que de leur voltage et amplitude : ce sont les ondes Alpha, Bêta, Delta, Gamma et Thêta. Aujourd’hui, nous avons commencé, je dirais, à cartographier leurs caractéristiques. Lorsqu’il est en phase éveillée, notre cerveau émet surtout des ondes rapides, dites Bêta, qui vont de 12 à 30 Hz. Puis, lors d’une activité intellectuelle intense apparaissent alors les ondes Gamma, situées autour de 40 Hz. En état de relaxation légère ou de rêve éveillé, ce sont les ondes Alpha qui dominent, situées dans une bande allant de 8 à 12 Hz pour ce qui les concernent. Les ondes Thêta, elles, se trouvent entre 4 à 8 Hz et correspondent à la relaxation, à la méditation et au sommeil léger. Enfin, en sommeil profond, les ondes majoritaires sont alors les Delta, allant de de 0,5 à 4 Hz.
-    Nous passons donc d’une fréquence à l’autre sans arrêt ?
-    Vous savez, au cours d’une journée, on peut plutôt dire que nous ne faisons que passer d’un état de conscience à un autre et…
Langlois lève la main.
-    Pardonnez-moi, professeur, je voudrais pouvoir finir de noter ce que vous venez de nous exposer.
-    Ah, cela me rappelle le bon temps de l’enseignement, s’exclame le professeur, mes étudiants me demandaient toujours de ralentir le rythme du fait de leur prise de notes. Je n’ai jamais compris pourquoi ils ne m’enregistraient pas directement.
« Question de budget, sans doute, pense Alma. Pour un étudiant un cahier et un stylo coûteront toujours moins cher qu’un matériel d’enregistrement, tout simplement, Herr professor ». Le professeur termine son café et fait signe à quelqu’un situé hors cadre pour en demander un second.
-    Quelle était votre question, déjà ? reprend-t-il. Ah oui, les ondes cérébrales. Un domaine passionnant où je suis persuadé que nous n’en sommes qu’à l’entrée de l’édifice, nains que nous sommes.
-    Je souhaiterais connaître votre avis quant à la perception de la réalité que nous pouvons avoir, compte-tenu de l’extrême complexité des mécanismes mis en œuvre par notre cerveau pour la représenter, demande Langlois en relevant à nouveau la tête de ses notes.
-    Holà, s’exclame le professeur avec fougue. La question de la perception de la réalité reste une énigme fascinante... Et rien n’est moins simple à expliquer, vous savez. En fait notre cerveau procède à des milliers de petites opérations et combinaisons pour nous faire évoluer chaque instant dans un monde que nous pensons être, à tort, solide, concret et objectif.
-    Autant que cela ?
-    Bien sûr. Tenez, prenons un exemple simple : si vous bougez une caméra vidéo en tous sens dans une pièce, vous allez obtenir un salmigondis d’images à vous en donner le tournis. Mais, si vous agitez la tête de la même façon dans cette pièce, et même si vous risquez une migraine, vous conservez néanmoins une image stable de votre environnement, et ce dans les trois dimensions. Alors qui procède à ces ajustements et corrections à effet immédiat malgré le tangage ? Notre cerveau bien évidemment.
-    Dans ce cas, comment être sûr et certain que les cerveaux de plusieurs individus procèdent aux mêmes opérations, en même temps et selon le même processus, puisque nous pensons tous voir, et vivre, la même réalité ?
Le second café arrive, accompagné d’une assiettée de petits gâteaux. Le professeur se jette dessus et en enfourne deux d’un coup.
-    Pardonnez-moi, c’est mon péché mignon, s’excuse-t-il en mâchant avec conviction. Pour répondre à votre question, je pense qu’il faut alors aborder les travaux de mon collègue, David Fischer. C’est plutôt son domaine de prédilection.  
-    Et quel est son domaine d’activité ? demande Langlois, intéressé.
-    Le cerveau et la biologie quantique. Je suis quant à moi, bien entendu, moins au fait que lui en ce domaine. Mais je peux déjà vous indiquer ça…
Il se penche pour ouvrir une petite mallette en cuir posée sur le bureau à côté de lui et en extrait un document relié par un boudin de plastique.  
-    Ceci est le texte de sa dernière publication, vous pourrez y trouver des informations quant à ses dernières découvertes, (il sourit) elle est bien évidemment consultable sur Internet. C’est un résumé, certes, mais c’est déjà ça. Son intervention à notre dernier congrès a fait sensation, il faut dire que le bougre ne lésine pas sur l’effet de surprise et il est un peu cabot, il faut bien l’avouer.
Il prend le document et commence à le feuilleter.
-    Les premières pages sont très techniques mais vous pourrez passer aux conclusions tout de suite. La principale information réside dans le fait qu’il annonce avoir découvert une nouvelle onde produite par notre cerveau, inconnue jusqu’alors. Il l’a appelée l’onde Véga.
-    Ah oui ? fait Alma, pourquoi Véga ?
-    Euh, je ne sais pas. En fait, je ne le suis pas très bien sur ce terrain-là. J’attends de voir les futures conclusions d’autres collègues chercheurs. C’est très étonnant en tout cas ! On ne peut d’ailleurs pas à proprement parler de nouvelle onde cérébrale, mais plutôt d’un réseau d’ondes qui relierait nos cerveaux les uns aux autres, comme un maillage invisible, selon lui…
-    Relierait nos cerveaux ?
-    Eh bien, oui, c’est sa thèse : il veut dire ceux des êtres humains en général, oui. Toujours selon lui, nous fonctionnerions comme des émetteurs-récepteurs avec cette onde. Nous la recevons d’abord, puis nous la diffusons à notre tour autour de nous. Cela produirait une sorte de synchronisation qui se ferait à partir de cette fréquence Véga. Je vous avoue n’avoir pas tout assimilé encore…
Langlois sent l’excitation le gagner.
-    Nous la recevons d’où ?
-    Ça je ne suis pas sûr de l’avoir saisi. D’une sorte de source centrale, ou je ne sais quoi.
-    Excusez-moi si je simplifie mais ce que vous dites, c’est…
-    Ce qu’il dit, plutôt.
-    Oui, pardon, ce qu’il dit donc, c’est que cela fonctionnerait un peu comme un programme télé commun qui serait envoyé par voie hertzienne, depuis un émetteur central, à des postes individuels, sachant que ceux-ci ne joueraient pas un rôle uniquement passif puisqu’ils le diffuseraient à leur tour vers les autres postes autour d’eux.
Le deuxième café est englouti comme le premier, en compagnie de plusieurs gâteaux. Le professeur repose sa tasse en opinant du chef.
-    On peut le voir comme ça, oui. C’est ce que j’ai compris en tout cas, conclut-il en se tamponnant les lèvres avec ses doigts. Bon, pardonnez-moi mais…
Il se lève et rajuste sa chemise dans son pantalon de pyjama à rayures, que l’on ne distinguait pas jusqu’à présent.
-    Je suis désolé, je vais devoir vous laisser maintenant, je dois accompagner mon épouse pour faire du shopping en ville.
-    Bien sûr, je comprends parfaitement, fait Langlois en se levant à son tour, poussé par la force de l’habitude, tandis qu’Alma pouffe discrètement. Je vous remercie encore une fois de nous avoir consacré un peu de votre temps, professeur.
-    Je vous en prie, ce fut un plaisir, cela m’a rappelé le bon temps… Vous verrez, vous trouverez dans sa publication les données relatives aux fréquences de l’onde Véga, cela peut vous être utile. Mais vous êtes certain d’être sur la bonne piste ? Cela me paraît tenir un peu de la prospective tout ça.
-    Disons que, pour le moment, j’avance à l’instinct, répond Langlois en se rasseyant.
-    C’est vrai ce que dit le professeur, remarque Alma une fois l’écran redevenu blanc, qu’est-ce qui vous intéresse dans ces théories, passionnantes par ailleurs, mais si… euh, ésotériques ?
-    Le joueur de flûte, Alma, le joueur de flûte du conte des frères Grimm. Celui qui charme les enfants et les rats pour mieux les mener ensuite à leur perte. Hamelin ne choisit pas ce symbole par hasard ! A ce stade, je pense qu’en ce qui concerne cette partie-là, nous détenons à peu près la clef avec son travail sur le langage et son utilisation du carré Sator. Le charme agit sans doute suffisamment. Mais pour Abramelin ? Comment procède-t-il ensuite pour assujettir totalement ses victimes à sa volonté ?
-    Oui, c’est toute la question, en effet.
-    C’est bien pour pénétrer ce mystère que je suis cette piste, Alma. Je ne crois pas à la magie mais à la science oui. En revanche, je n’oublie pas l’adage qui veut que toute science très évoluée peut apparaître comme magique à ceux qui ne la maîtrisent pas encore. Une phrase d’Arthur C. Clarke, il me semble bien.
-    C’est-à-dire ?
-    Imaginez l’angoisse d’un brave hère du moyen-âge que l’on trainerait à un concert de Heavy Métal avec spectacle pyrotechnique, film de vampires en arrière-fond, et spectateurs grimés de latex en démons et en monstres…
-    Je pense qu’il finirait à genoux le nez dans sa bible, à deux doigts de la crise cardiaque, rit Alma.
-    Assurément, et sans doute persuadé d’avoir visité l’enfer lui-même. Ou celle d’un des homo-sapiens de la Guerre du Feu face à un plat cuit au micro-ondes.
-    Pas besoin d’aller aussi loin, je ne serais pas moi-même fichue d’expliquer comment cela fonctionne… Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On cherche la publication de ce Fischer ?
-    Bien sûr, la piste paraît intéressante… On va effectuer notre recherche Internet d’ici, ce sera plus pratique, avant de rejoindre Louis.
-    Vous avez loué la salle pour longtemps ?
Langlois hausse les épaules avec une moue fataliste.
-    Elle ne se loue qu’à la journée. Alors, autant en profiter.

***
Sainte-Agnès de Marcilie, garage Renault, rue de la gare.
Louis descend de la dépanneuse en s’aidant du marchepied. Ce faisant, il ne peut éviter de marcher dans une large flaque de gas-oil répandue au sol. Il secoue en maugréant sa chaussure pour en faire tomber le liquide gras et luisant.
-    Je vous dirais bien que ça porte chance, rigole le mécanicien, mais je n’ai pas encore vu ce qui ne va pas avec votre voiture, alors attendons un peu…
Louis regarde la Twingo accrochée à la grosse chaîne du treuil à l’arrière du pick-up, les roues avant levées comme en un geste de prière. Ses gros yeux globuleux à l’air égaré lui inspirent presque de la pitié.
-    Je ne sais pas ce qui s’est passé. A un stop, elle n’a plus voulu redémarrer.
-    Ah, ces vieilles autos, elles finissent par devenir acariâtres avec l’âge. On va voir ça. Prenez une carte de visite au bureau avant de partir et appelez-nous en fin d’après-midi, je pense qu’on pourra vous dire ce qu’il en est.
-    C’est loin d’ici, Chez Les Filles ?
-    A pied ? Non, je rigole… Ben, vous allez tout droit, par-là, puis au monument aux morts, vous prenez à droite. De là vous verrez dépasser le clocher de l’église au-dessus des toits ; vous n’aurez plus qu’à le suivre pour arriver sur la place. Comptez un petit quart d’heure, c’est pas grand ici vous savez.
Louis remonte la fermeture éclair de son blouson et en ferme le col.
-    Merci, prenez en soin, hein, elle n’est pas à moi.
Chemin faisant sur les trottoirs au sol inégal et aux cicatrices mal refermées suite aux travaux à répétition effectués par des entreprises de TP aux plannings parfaitement coordonnés, Louis prépare son plan de bataille.
Il en arrive à la conclusion que, si Hamelin est toujours dans le village comme l’affirme Serge, il s’est sûrement arrangé pour être aux premières loges. « Or, se dit-il, qui est toujours sollicité lors d’un décès, que ce soit suite à un suicide ou à un accident ? ». Il entreprend d’énumérer dans sa tête une liste de suspects potentiels : « Les pompiers bien sûr, les gendarmes aussi… le légiste, certes, et qui d’autre ? Le curé bien évidemment. Et puis les pompes funèbres, c’est évident. Est-ce tout ? En tout cas ça fait du monde à rencontrer… ».
-    A moins qu’il ne parvienne à se glisser parmi l’assistance à chaque fois, dit-il à voix haute, en repérant le clocher de l’église et en s’y dirigeant. Mais cela paraît difficile à réaliser de façon discrète dans un village où tout le monde se connaît. Il faudrait être sacrément doué en déguisement et en dissimulation, est-ce le cas d’Hamelin ?
Mais quelque chose ne lui convient pas dans ce raisonnement : trop voyant, trop évident ! Certes Hamelin a dû modifier son apparence, se travestir à tout le moins, car beaucoup de gens le connaissent, mais il ne peut toutefois pas prendre le risque d’apparaître, même ainsi, en pleine lumière… Et pénétrer des corps constitués comme les pompiers où la gendarmerie est chose complexe et demande du temps. Le curé, quant à lui, est un natif du lieu, impossible dès lors de prendre sa place, les gens le démasqueraient tout de suite, surtout les grenouilles de bénitier. Ce serait pourtant un rôle intéressant à jouer, le prêtre assiste en effet à la dernière cérémonie, au chagrin des proches, à leur désarroi. Et c’est bien ce que recherche un assassin : jouir des préjudices causés, aussi bien affectifs que matériels. Oui, c’est un poste privilégié, assurément, que celui du ministre de Dieu dans ces circonstances.
Il trébuche et manque de chuter du fait d’une saille de gravas dépassant d’une tranchée mal refermée. Sa semelle enduite de gas-oil est toujours glissante et il entreprend de la frotter énergiquement sur un contrefort herbeux pour s’en débarrasser. C’est alors que la lumière se fait dans son esprit. L’idée lui apparaît soudain évidente, simplement évidente et c’est sans doute la tranchée qui l’a mis sur la piste. « En effet, pense-t-il avec excitation, quel est le rôle le plus ingrat de tous, mais aussi le plus discret dans un enterrement ? Quel est le personnage qui reste en retrait car sa vue peut incommoder les personnes endeuillées, mais qui peut être là sans que cela ne fasse se poser de questions à quiconque ? Quel est le rôle idéal à jouer pour qui recherche l’ombre dans une cérémonie funèbre ? ».   
Il se frappe du poing le plat de la main, satisfait de son idée. « De plus cela réduit avantageusement le cercle des recherches », se dit-il, en reprenant son chemin d’un pas alerte.
***
Rueil-Malmaison, Allée des Lilas.
Maeva regarde dans son rétroviseur la femme qui vient de franchir l’énorme grille de fer forgé tirée par une petite chose velue tenue au bout d’une laisse, dont les poils de la queue s’agitent joyeusement dans la brise matinale. Elle sourit en pensant que le tuyau était bon : la dadame balade bien son chien-chien tous les matins au parc voisin, pour peu qu’il ne pleuve pas. Un homme baraqué comme un monolithe de granit, et presque aussi expressif, la suit de près. Lunettes noires, mince fil qui sort en tire-bouchon de son oreille droite, costume sombre et chaussures de sport, tout y est, tout en lui affirme sa fonction protectrice auprès de l’élégante.
Maeva rajuste le coussin volé à l’hôtel et fourré sous son pull-over chic puis descend de la voiture et se met en marche à leur rencontre. Parvenue à quelques mètres d’eux, elle fait mine de glisser sur le trottoir et tombe sur le côté en poussant un petit cri. La femme accourt aussitôt et se penche vers elle, l’air inquiet, tandis que le malabar reste à quelques pas derrière en jetant des regards circulaires.
-    Madame, vous vous sentez bien, vous vous êtes fait mal ? demande la femme à Maeva qui gémit en se tenant le ventre. Je peux appeler un médecin si vous le voulez (elle se tourne vers le gorille) : Jean-Luc, s’il vous plaît…
-    Non, non, ça va aller, répond Maeva en lui saisissant le bras. J’ai eu un peu peur pour le bébé, mais ça va aller…
-    Vous en êtes certaine ? Il vaudrait mieux voir un médecin…
Maeva fait énergiquement non de la tête.
-    Pouvez-vous m’aider à me relever ?
-    Bien sûr, attendez…
La femme saisit Maeva sous le bras et l’aide à se redresser avec douceur. Maeva montre alors ses chaussures à talons.
-    Je sais bien que c’est idiot de porter ça en ce moment mais je n’aime pas leurs horreurs orthopédiques.
-    Oh, vous exagérez, des chaussures à talons plats suffiraient.
-    Oui, c’est ça, c’est ce que je dis.
-    Bon, ça va aller ? Vous n’avez mal nulle part, vous en êtes certaine ?
Maeva se cambre en appuyant sur ses reins avec une petite grimace. Elle jette un œil en direction du garde du corps mais celui-ci semble indifférent à leur discussion.
-    Ça va aller, je suis solide, j’en ai vu d’autres. Je vous remercie en tout cas.
La femme semble hésiter sur la conduite à tenir mais, voyant que la jeune femme enceinte à l’air de tenir debout et de se remettre de sa chute, elle va pour s’éloigner quand Maeva l’interpelle :
-    Excusez-moi, je peux vous demander un renseignement ? Je ne suis pas sûre de trouver ce que je cherche, et dans mon état la marche me fatigue vite.
-    Mais bien évidemment… Que recherchez-vous ?
-    Ou plutôt qui… (Maeva sort un petit papier de sa poche). Je cherche la maison de madame Delaruelle. Je crois qu’elle se prénomme Miranda et je crois que c’est au numéro 34. Moi je m’appelle Maeva.    
Le sourire de la femme se fige aussitôt. Elle adresse un signe discret à son garde du corps qui s’approche alors hâtivement.
-    Qu’est-ce que vous lui voulez ? demande-t-elle d’une voix glaciale.
Maeva met les mains devant elle, paumes ouvertes en signe de non-agression.
-    A elle ? Rien. Rien de plus que de lui transmettre une information, une information qui peut l’intéresser.
La femme se rapproche tout en repoussant la main de son gardien qui tente de la maintenir en arrière.
-    Ah oui ? Et quelle information ? Qu’est-ce que vous voulez lui dire ?
Maeva entoure son ventre de ses mains jointes tout en reculant d’un pas.
-    Que ceci est l’œuvre de son mari.
La femme se cabre.
-    Qu’est-ce que vous racontez… (Son regard s’allume tout à coup) Ah, je vois, un chantage de petite catin ! Mais ça ne marchera pas ma belle, je vous le dis tout de suite.
-    Un chantage ? Ai-je parlé d’un chantage quelconque ?
-    D’abord il faudrait des preuves et puis…
-    Et ça ? fait Maeva en se caressant le ventre, c’est du bidon ?
-    Oh, n’importe qui aurait pu vous sauter, je pense. Et ce serait alors facile de faire croire…
-    Mais je ne demande rien, dit Maeva en prenant son air le plus contrit, rien du tout, moi.
-    A d’autres ! Alors qu’est-ce que vous voulez ? Ça veut dire quoi, ça, de venir jusqu’ici pour débiter des conneries pareilles ? Je peux vous faire dégager de ce trottoir sur le champ par Jean-Luc, moi.
-    S’il m’approche, je hurle, je vous préviens ! Et il y aura bien un témoin ou deux pour voir que vous maltraitez une femme enceinte.
-    Petite salope, s’énerve la femme, tu cherches quoi au juste ? Du fric ?
-    Mais bon dieu, rien, je vous l’ai déjà dit ! Juste vous informer de… du comportement de votre mari, car c’est bien vous n’est-ce pas, madame Delaruelle ? termine Maeva en faisant mine de découvrir l’identité de son interlocutrice. Encore une fois, je ne veux rien, ni argent, ni divorce, gardez-le votre monstre ! Ni avantage, ni rien…
-    Vous ne voulez rien ? répète la femme, surprise.
-    Je veux juste que vous sachiez avec quel homme vous vivez. Il m’a jetée comme une vieille chaussette lorsqu’il a appris… (elle se caresse le ventre), et ce après des années vécues ensemble, dans l’illégalité d’accord, mais tout de même !
-    Depuis des années… ? s’étrangle la femme.
-    Puisque je vous le dis… Je voulais juste que vous le sachiez, voilà tout ! Je veux l’élever toute seule ce gosse et qu’il ne connaisse surtout pas le nom de son père ! Oh mon dieu non !
-    Mais, mais…
-    Maintenant, je vais repartir comme je suis venue et…
-    Attendez, attendez, s’écrie la femme en agitant les mains. Ne partez pas comme ça, ma petite. Si ce que vous dites est vrai… On va en avoir le cœur net tout de suite !
Elle ouvre son sac précipitamment et en sort un IPhone doré.
-    Oui, attendez une minute, fait-elle en retenant Maeva par le bras, on va bien voir…
Elle manipule son petit téléphone et le porte à son oreille.
-    Allo ? Charles-Albert ? Oui, c’est moi… Comment, je vous dérange là ? Oui, eh bien sachez que je m’en contrefous, Charles-Albert, oui, complètement ! Oui… C’est ça, voilà, dites, au lieu de m’agresser là, dites-moi plutôt : vous connaissez surement une Maeva… (Elle jette un regard interrogateur à Maeva).
-    Alpha. Maeva Alpha, lui répond cette dernière.
La femme répète le nom en levant les yeux au ciel. Puis, comme un silence semble s’être établi à l’autre bout, elle reprend :
-    Charles-Albert, vous êtes là ? Charles-Albert ? …Comment ? C’est un coup monté que vous étouffez en ce moment ? … Ainsi, vous la connaissez ? Oui… Depuis combien de temps ? Vous ne voulez pas répondre ? … Un scandale sexuel ? Ah, ça je ne vous le fais pas dire ! J’en ai la preuve flagrante sous les yeux, mon ami. Comment ça vos hackers vont s’en occuper ? Mais je vous interdis moi, Charles-Albert, je vous interdis de vous en prendre à une femme enceinte, vous m’entendez ? Ne joignez pas l’ignominie à la trahison et à l’adultère, si vous le voulez bien. Comment, que je me calme ? Mais mon cher, je vais entrer dans une colère dont vous n’avez pas idée, moi ! Une colère qui va vous montrer qui je suis moi, et que l’on ne me traite pas, moi, comme une de vos catins habituelles. Quand je pense qu’en plus vous me serinez à longueur de temps que vous ne voulez pas d’enfants… C’est bien la meilleure, ça ! Vous allez rendre gorge, mon ami, je vous en fais le serment et…
Comme Maeva fait mine, en grimaçant, de retourner vers sa voiture, la femme coupe la communication brutalement et se précipite vers elle.
-    Attendez, laissez-moi au moins vous accompagner jusqu’à votre auto. Jean-Luc, secouez-vous mon vieux, venez nous aider aussi voyons…
La femme s’arrête tout à coup et se frappe le front.
-    Non, nous allons faire mieux que cela. Vous ne voulez rien et c’est tout à votre honneur, mais moi j’ai parfaitement le droit de vous donner quelque chose, non ? Surtout si cela appartient à Charles-Albert, ce ne sera que justice ! (Elle se tourne vers le garde du corps) Jean-Luc, allez donc chercher la Ferrari, la neuve, avec ses papiers, ils sont dans le meuble du vestiaire du bas, celui de monsieur.
-    Mais… hésite Maeva qui cache avec difficulté sa jubilation. Je… J’ai une voiture de location et…
Madame Delaruelle hausse les épaules.
-    Jean-Luc ira la rendre pour vous. De toutes façons, vous allez me rendre service, je déteste cette horreur rouge, bruyante et m’as-tu-vu. Vous la revendrez, cela vous aidera pour élever le petit…
***
Sancergues, locaux de la gendarmerie nationale.
L’air de la « Traviata » ayant encore retentit, la gendarme Bénédicte Bailly se précipite pour répondre, délaissant ses travaux de photocopies en cours. L’homme au téléphone se présente comme étant le capitaine Durgès, de l’unité-mère d’Orléans.
-    Mes respects, mon capitaine, salue la gendarme en se redressant.
-    Pouvez-vous me mettre en ligne avec l’adjudante-cheffe Poupelin ?
-    Affirmatif, mon capitaine, je vous la passe, elle est dans son bureau.
L’adjudante-chef ayant tout entendu par la porte de son bureau restée ouverte, se redresse à son tour avant de décrocher.
-    Mes respects mon capitaine.
-    Bonjour Marceline, je vais éviter le protocole aujourd’hui, répond l’homme sur un ton badin. Je tenais tout d’abord à vous féliciter, votre initiative a été couronnée de succès. Un malfaisant a été identifié et c’est tout à votre honneur. On m’a expliqué les tenants et les aboutissants de ce malheureux petit livre, une vraie calamité ! Ce sont ces genres d’agissements qui peuvent mettre toute une population en émoi et entraîner les conséquences les plus funestes.
-    C’était le cas, mon capitaine. J’ai agi au mieux des intérêts de la population.
-     J’ai une bonne nouvelle pour vous, le major Tardieu va bientôt vous rejoindre pour prendre le commandement. Cela permettra d’alléger le poids qui pèse sur vos épaules d’adjudante-cheffe. Il sera sur site d’ici une semaine.
-    C’est une bonne nouvelle mon capitaine.
Bénédicte Bailly mime un applaudissement enthousiaste depuis l’embrasure de la porte d’où elle ne perd rien de la conversation, la touche « haut-parleur » refusant de se déconnecter du combiné de l’adjudante-chef depuis hier.  
-    Je vous laisse organiser son arrivée. Comment s’est passée votre collaboration avec l’enquêteur Cerdon ?
-    Euh, bien, mon capitaine, très bien.
-    Oui ? J’ai pourtant cru comprendre que vous aviez des réserves quant à ses conclusions…
-    C’est-à-dire mon capitaine…
-    J’ai ici son rapport sous les yeux. Il dit que le suicide est avéré, ce qui est confirmé par le médecin-légiste Garnier, et que tous les éléments relevés donnent à penser que c’est suite à un appel téléphonique précédant votre arrivée que tout s’est précipité. Mmmh, qu’est-ce qui vous gêne là-dedans ?
Marceline Poupelin se donne le temps d’une respiration profonde avant de répondre.
-    Non, mon capitaine, rien ne gêne, c’est juste que…
-    Si c’est au sujet de cette porte fracturée, vous savez, je pense que le fait de considérer que, dans sa panique, la victime s’est précipitée pour faire disparaître des documents accablants me semble fondée. Si effectivement, elle avait oublié les clefs quelque part dans son affolement, et sachant que la serrure n’était pas très solide, on peut penser qu’elle ait choisi de la forcer pour gagner du temps.
-    C’est que, justement, mon capitaine, on n’a pas retrouvé ce qui pouvait être sur le bureau, à la place de la trace…
-    Bah, je rejoins l’enquêteur Cerdon sur ce point, adjudante-cheffe, ce n’était sûrement qu’un sous-main sur lequel devait être disposés des papiers que le susp…, la victime, a voulu faire disparaître avant votre arrivée. Et faire disparaître des papiers, rien n’est plus facile, vous le savez-bien. Vous n’allez pas retourner toute la maison pour ça, si ?
L’adjudante-chef lève les yeux vers la porte, mais la gendarme Bailly a jugé plus sage de rejoindre sa photocopieuse pour ne pas ajouter à l’embarras de sa hiérarchique.
-    Non, mon capitaine, non, certainement pas.
-    C’est comme cette histoire d’oreiller placé sur le canon du fusil. Que voulez-vous, là aussi les conclusions sont claires : Maurice Lefort était connu pour être un homme discret, qui vivait retiré et sans faire de bruit. Il a sans doute préféré partir comme il vivait, sans trop attirer l’attention. On le voit bien avec son histoire de livre édité sous couvert d’anonymat, c’était un individu sournois qui se livrait à ses pratiques malfaisantes depuis l’ombre où il s’épanouissait, non ? Alors, qu’en pensez-vous ?
-    J’en pense que vous avez certainement raison, se rend la gendarme en soupirant.
-    Bon, à la bonne heure, je préfère vous savoir dans de telles dispositions, Marceline. Entre nous, vous avez fait du bon boulot et je ne serais pas autrement surpris, si un de ces jours… Vous m’avez compris madame l’adjudante-chef ?
-    Cinq sur cinq mon capitaine.
-    C’est parfait. Je vais donc vous laisser poursuivre votre travail.
-    Mes respects mon capitaine.
-    Alors, qu’est-ce qu’on fait chef ? demande Bénédicte Bailly magiquement réapparue au coin de la porte.
Marceline Poupelin repose doucement le combiné sur son socle.
-    On appelle l’installateur téléphonique en priorité, gendarme Bailly.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, 89 route de la Marcilie
-    Je suis désolé, Maddie, j’avais tellement envie de toi… lui murmure Noël à l’oreille en se retirant doucement.
Tels sont les derniers mots résonnant encore dans son rêve lorsque Madeleine Varenges se redresse dans son lit, couverte de sueur et le cœur battant la chamade. Le dos appuyé contre ses oreillers, elle ne se sent pas vraiment dans son assiette. Encline aux migraines depuis des années, elle guette avec inquiétude ces nouveaux symptômes de perte d’équilibre auxquelles elle est sujette depuis hier matin. Claude, son mari, est parti dès l’aube travailler dans les champs après un grognement en guise de bonjour et un vague geste de la main pour seul salut.
Saisissant son téléphone, elle tente de rappeler son amant pour la troisième fois depuis hier et raccroche sans laisser de message en entendant à nouveau la voix impersonnelle de la boite vocale égrener son message neutre. En chemise de nuit et robe de chambre, elle monte à l’étage faire couler un bain en traînant les pieds dans ses mules défraîchies. Dans la salle de bain aux carreaux roses délavés, assise au bord de la baignoire, les yeux dans le vague, elle tire de sa poche un petit papier plié et le serre entre ses doigts avant de le lâcher dans l’eau et de le laisser flotter à la surface, balloté par la cascade du robinet grand ouvert.
Les quelques mots manuscrits tournent en boucle dans son esprit engourdi :
Non Possum Non Peccare
Sans être assidue à l’église, Madeleine dispose toutefois de suffisamment de culture catholique pour connaître la formule de saint Augustin « Il m’est impossible de ne pas pécher ». Au moment même où la baignoire commence à déborder, un violent kaléidoscope d’images crues explose dans son esprit : le corps de Noël allongé sur elle, la pénétrant violemment, elle nue à genoux devant lui, puis tous deux tête-bêche dans un lit défait, puis la tête de Noël entre ses jambes ouvertes…
Un mal lancinant lui vrille les tempes, elle glisse sans se dévêtir dans la baignoire d’eau glacée, immerge son corps puis, en pliant les jambes, y plonge son visage tout entier. Elle expulse brutalement l’air de ses poumons, yeux grands ouverts vers la surface miroitante. Passé le premier spasme violent, un grand calme l’envahit bientôt.  
***
Bourges, Hôtel Mercure.
Langlois referme la page écran d’un geste fataliste.
-    Contrairement à ce que disait le professeur Demaison, même les conclusions de la publication ne sont guère accessibles au profane, je trouve… déplore-t-il.
-    Attendez, dit Alma en pianotant sur son mobile, j’ai trouvé plusieurs choses qui paraissent plus abordables.
-    Ah oui, et quoi donc ?
-    D’abord un entretien dans « Ego & Vie Intérieure », avec un thérapeute spécialiste des médecines douces et naturelles, relatif aux ondes cérébrales puis une interview de David Fischer dans « Sciences&Avenir » concernant sa découverte. Je pense que ce sera plus compréhensible, répond la jeune fille en lui tendant un petit papier sur lequel elle a noté les adresses Internet.
-    Alma, vous êtes une génie, c’est une belle trouvaille, dit Langlois en retournant s’assoir devant le clavier de l’ordinateur de la salle.
-    Si on m’avait dit que je deviendrais un jour copine avec un gars de la DST…
Les résultats de la recherche de l’espion s’affichent sur l’écran. Il clique sur un lien paraissant adéquat et le logo du magazine Ego & Vie Intérieure apparaît en haut de page. Le texte situé en dessous est légendé : « Rencontre avec Nicolas Hermann, un thérapeute du troisième type ».
-    On va commencer par celui-là, propose Langlois.
-    Ouais, c’est ça, c’est celui que j’ai trouvé, fait Alma en s’installant face à l’écran. Ah oui, on y voit quand même beaucoup mieux là…
Langlois s’installe sur le siège à côté d’elle et ils se mettent à lire l’article.
E&V.I : On le savait déjà, le cerveau humain émet des ondes identifiées et baptisées Bêta, Gamma, Alpha, Thêta et Delta.
NH : Oui, ce sont les travaux de Hans Berger.
E&V.I : Mais selon vous, le cerveau humain est également sensible aux fréquences hertziennes qu’il reçoit, et celles-ci joueraient un rôle dans notre état de conscience, voire notre état psychique. Dans ce cadre, vous travaillez plus précisément sur les fréquences dites sacrées, bien connues dans le mode spirituel. Pouvez-vous nous en dire plus ?
NH : Bien évidemment. Les fréquences sacrées, utilisées par les adeptes des médecines douces, composent une gamme particulière de neuf fréquences, situées respectivement à 174, 285, 396, 417, 528, 639, 741, 852 et 963 Hz. Il y a également, un peu à part, la fréquence 432 Hz. C’est une fréquence sonore qui est parfois associée à la musique et à la méditation pendant un cours de yoga. On estime que la fréquence naturelle émise par la Terre se situe également à 432 Hz. En conséquence, la musique produite à cette fréquence s'harmonise plus facilement avec la Terre et son environnement, dont nous faisons partie. Concernant les fréquences sacrées, pour vous donner quelques exemples, la fréquence 528 Hertz réparerait l'ADN, la fréquence 639 Hertz harmoniserait, quant à elle, les relations et améliorerait la communication entre les Hommes. La fréquence 741 Hertz permettrait de mettre notre esprit en position de trouver plus aisément une solution à nos problèmes et à mener une vie plus saine et, enfin, celle de 852 Hertz éveillerait l'intuition. Vous voyez chacune d’entre elles possèderait une action particulière sur notre psyché.

 
La « rose » des fréquences sacrées présentée par N.Hermann
E&V.I : - Je remarque que vous employez à chaque fois le conditionnel.
NH : - Bien sûr, car nous n’en sommes encore, quant à mon équipe et à moi-même, qu’aux phases d’expérimentation. Je tiens absolument à suivre une démarche rigoureusement scientifique dans ce domaine de recherche.
E&V.I : C’en est même étonnant…
NH : Vous savez, être un scientifique n’implique pas obligatoirement d’être fermé à certains domaines d’expérimentation. Je pense même qu’il faut au contraire rester ouvert à beaucoup de choses. D’ailleurs, pour étayer cela, je peux vous citer une étude de l’université de Tokyo, publiée en janvier 2018 dans la Revue Scientifique. Elle a examiné l’effet du « mi » en 528 Hz sur le système endocrinien et le système nerveux autonome humain. Pour ce faire, des volontaires ont écouté de la musique en 528 Hz, puis en 440 Hz, à des jours différents. Les chercheurs japonais ont constaté que les marqueurs de stress comme le cortisol ou la chromogranine « A » avaient nettement diminué après l’exposition à de la musique en 528 Hz, alors qu’aucun changement n’avait pu être mesuré lorsqu’ils écoutaient de la musique en 440 Hz. Plus proche de nous, en France, une expérience menée à l’hôpital a démontré qu’une certaine sonate de Mozart réduisait de 30% les crises d’épilepsie.
E&V.I : Intéressant.
NH : N’est-ce pas ? Vous savez, pour faire un autre parallèle, Nikola Tesla disait que « Si vous connaissez la magnificence du 3, 6, 9, alors vous aurez la clé de l’Univers ». Or, comme on peut le constater, les nombres des fréquences sacrées peuvent tous être réduits à l’un de ces trois chiffres, 3, 6 et 9, en additionnant les chiffres qui les composent, par le principe de la numérologie, hasard, ou réalité ?  
E&V.I : C’est-à-dire ?
NH : Je vais vous montrer…
Cf : (Nous reproduisons ci-après la liste fournie par le docteur Hermann) :


369 = 18 = 9
417 = 12 = 3
528 = 15 = 6
639 = 18 = 9
741 = 12 = 3
852 = 15 = 6
963 = 18 = 9


E&V.I : Fascinant cette proximité entre monde ésotérique, approche scientifique et vos propres recherches, notamment sur les effets de ces ondes sur l’esprit humain.
NH : Oui, je crois que nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Toute mon équipe et moi-même restons très motivés pour continuer à explorer ce territoire.
E&V.I : Nous aurons donc très probablement l’occasion de vous inviter à nouveau, je pense, docteur Hermann.

Alma s’agite sur sa chaise.
-    C’est incroyable, ce truc. Vous pensez que c’est vrai, vous ? Notre cerveau serait donc si sensible à des ondes extérieures ?
-    Je ne saurais le dire, jeune fille, répond Langlois, mais ce type semble le penser en tout cas. Tout ce que je sais, dans ce domaine, c’est que l’oreille humaine perçoit les sons sur un spectre allant, environ, de 20 à 20 000 Hertz, et c’est à peu près tout. Alors vous voyez comme je suis ignorant… Continuons, nous verrons bien ce que nous ferons de tout cela par la suite…
-    Vous avez raison, continuons donc. Passons au deuxième article.
Langlois reprend le clavier et isole le texte recherché. Il s’agit cette fois d’une interview du Professeur David Fischer. Il le lit en diagonale pour s’arrêter enfin sur le contenu d’une question qui lui paraît intéressant :

S&A : Professeur Fischer, vous avez publié récemment un rapport d’études dans lequel vous annoncez avoir découvert une nouvelle onde cérébrale. Ce rapport a fait du bruit dans la communauté scientifique. Pouvez-vous nous resituer le cheminement qui vous a amené à faire cette découverte ? Tout d’abord qu’entendez-vous par biologie quantique ?
DF : (Il me présente une image représentant un cerveau humain en vue de profil sur une tablette). Il faut tout d’abord comprendre comment nous, les humains, nous représentons le monde. Si l’on considère nos cinq sens, et en priorité celui de la vue, il faut bien comprendre que l’organe qui véritablement voit et interprète ce que nous appelons la réalité ce n’est pas l’œil, mais bien plutôt notre cerveau. Le traitement de l’influx envoyé par les yeux se réalise au niveau de l’aire visuelle. Celle-ci représente environ de 20 à 25 % du total de la masse cervicale.
S&A : Aire visuelle qui se situe tout à l’arrière de notre cerveau, je crois savoir. C’est curieux, vous commencez par la vue…
DF : (Il désigne une zone colorée sur l’image). Absolument, et vous allez comprendre bientôt pourquoi. Ce que reçoit notre cerveau comme « message visuel » se résume en fait à un ensemble de données assez pauvre lorsqu’on y pense : des images floues, inversées, et en noir et blanc de surcroît. C’est donc lui qui va devoir effectuer tout le travail de recomposition de l’image, depuis son redressement dans l’espace jusqu’à sa définition précise et sa colorisation. Colorisation qui s’effectue d’après une connaissance innée des couleurs, c’est-à-dire imprimée de façon génétique dans notre masse cervicale. Nous avons à ce jour isolé plusieurs zones de l’aire visuelle, que nous dénommons V1, V2, V3… etc. Si certaines nous sont à présent connues, comme, par exemple, la voie du « Quoi », qui permet la reconnaissance des objets en fonction de leur masse, de leur forme et de leur couleur et la voie du « Où », qui permet de les situer dans l’espace, d’autres ont des activités qui ne nous sont pas encore connues à ce jour.
S&A : Le cerveau est un territoire dont de grandes parties restent encore vierges de toute compréhension, dixit votre collègue le professeur Demaison.
DF : (L’image floue et grise d’un groupe de gens apparaît à l’envers. Une animation permet d’en suivre la transformation progressive en image couleur, redressée et parfaitement définie). C’est absolument exact. Bien, avec cette animation, nous venons d’illustrer le travail du cerveau effectué à chaque instant. A partir de là, compte-tenu des milliards de connexions et opérations mises en jeu pour cela, comment croire que nous parvenons tous à voir très exactement la même chose ? A percevoir les mêmes couleurs ? Pour moi, en tout cas, ce n’est très probablement pas le cas.
S&A : C’est vrai que la question se pose, vu comme ça…
DF : (L’image disparaît, remplacée par des éléments lumineux qui s’agitent en tous sens). A présent explorons les enseignements de la mécanique quantique et, notamment, le problème de la mesure quantique, qui consiste en un ensemble de problèmes, qui mettent en évidence des difficultés de corrélation entre les postulats de la mécanique quantique et le monde macroscopique tel qu'il nous apparaît ou tel qu'il est mesuré. Ces problèmes sont : l'évolution de la fonction d'onde étant causale et déterministe et représentant toute l'information connaissable sur un système, pourquoi le résultat d'une mesure quantique est-il fondamentalement indéterministe ? L'évolution de la fonction d'onde étant linéaire et unitaire, comment les superpositions quantiques peuvent-elles disparaître, alors que la linéarité/unitarité mène naturellement à une préservation des états superposés ? Dès lors je…
S&A : Oh oh, pardonnez-moi, professeur, mais je crains que vos explications ne soient un peu absconses pour les non-initiés.
DF : Oh, oui, c’est vrai, excusez-moi. Eh bien alors, en bref, lorsqu’on ne regarde pas une particule, elle fait n’importe quoi et c’est l’observateur qui en détermine la forme et la vitesse définitives, de par sa simple observation. En gros, pour prendre une image simple mais parlante, je reprendrais juste le bon mot d’Albert Einstein : « J'aime à penser que la lune est là, même lorsque je ne la regarde pas » ; phrase qu’il avait dite en réaction aux découvertes aberrantes, et dérangeantes, de la physique quantique.
S&A : Le découvreur a eu peur du monstre qu’il a engendré.
DF : (Apparaît à présent sur la tablette l’image d’un groupe de gens situé sur un sommet enneigé et regardant ensemble les pics de montagnes dépassant au loin d’un tapis nuageux). On peut dire ça comme ça, mais un physicien hors pair, bien sûr. Dès lors, puisque notre perception du monde est si pauvre, et qu’en plus nous la modélisons nous-mêmes en l’observant, comment parvenons-nous tous à voir exactement le même monde au même instant ? De fait, la question se pose également pour les sons que nous entendons, bien sûr. Vous comprenez à présent mon introduction ? La réponse que j’ai commencé à trouver à cette question passionnante va, peut-être, résider dans les émissions d’ondes du cerveau.
DF : (Les têtes du groupe de gens se retrouvent alors reliées de façon animée par un faisceau d’ondes ondulantes). Nous avons, mon groupe de chercheurs et moi-même, découvert et identifié une onde supplémentaire que nous avons appelée Vega. Nous soupçonnons que c’est celle que nous émettons en direction des uns et des autres pour permettre à nos cerveaux de, euh, je dirais, de s’accorder sur une même réalité ambiante, et au même instant. Bien sûr, nous poursuivons nos recherches et nos tests pour étayer cette hypothèse.
S&A : Comment se fait-il que, depuis les travaux de Hans Berger, cette fameuse onde Véga n’ait pas été identifiée, découverte, plus tôt ?
DF : Parce que là, nous parlons de Millihertz. Une unité de mesure que nous n’avions pas les moyens de mesurer avant le début des années 80. La fréquence de l’onde Véga, telle que nous l’avons mesurée, est en effet située à 0,034 HZ, soit 34 mHz.

Alma s’agite à nouveau sur sa chaise.
-    Qu’est-ce que vous en pensez Alma ? demande Langlois.
-    Je ne sais pas quoi dire. Je n’avais jamais pensé à ça… Je me sens comme une éponge qui deviendrait spongieuse à force d’être gonflée d’eau.
-    Je comprends ça, c’est un domaine tellement novateur… Je ne sais pas où tout ça va nous mener.
Langlois reprend le défilement du texte. Mais la suite s’avère à la fois moins intéressante et plus conventionnelle puisqu’elle relate les difficultés rencontrées par Fischer et son équipe pour obtenir des financements pour leurs travaux.
Parvenus à la fin de l’article Alma et Langlois restent un instant plongés chacun dans leurs réflexions. La rumeur des bruits de la rue les ramène à la réalité lorsqu’elle est déchirée par la sirène tonitruante d’un véhicule de secours. Alma est la première à se lever pour aller à la fontaine à eau se servir un peu d’eau dans un gobelet en carton.
-    Je nourris mon éponge, sourit-elle. Qu’est-ce que l’on peut conclure de tout cela ? Qu’Abramelin utilise les fréquences hertziennes pour son travail de manipulation, après avoir embrigadés ses participants lors des ateliers ? C’est ce qu’il faut comprendre de ce que nous venons de lire, à votre avis ?
-    Ce n’est pas à écarter, Alma, répond Serge en la rejoignant, un gobelet à la main également. Vous pourriez en déduire à présent qu’il est soit issu du monde des croyances ésotériques, soit du monde scientifique. Mais, quoi qu’il en soit, je commence à penser qu’il maîtrise effectivement cette approche pour séduire ses victimes.
-    Vous avez remarqué, il existe une onde Alpha mais pas d’onde Oméga.
-    Pourquoi dites-vous cela ?
-    Je pensais à l’Alpha et l’Oméga du carré Sator… et aux paroles de la bible. Or, comme vous l’avez dit vous-mêmes, Hamelin aime les symboles. Si je me souviens bien de ce qu’a dit le docteur Hermann, les ondes Alpha correspondent à la relaxation légère et au rêve éveillé. Ainsi, ce pourrait être le début de la mise en condition des participants, non ?
Langlois s’approche d’une des fenêtres et en tire le rideau pour regarder à l’extérieur. L’avenue Jean Jaurès présente un plaisant spectacle provincial ensoleillé avec ses immeubles cossus s’abritant derrière l’ombre d’arbres centenaires.
-    Oui, ce n’est pas impossible. Et pour l’Oméga, il s’agit peut-être d’un autre nom pour les ondes Véga de Fisher, répond-t-il d’un ton pensif.
-    Oui, et ainsi nous aurions les trois modes opératoires successifs : d’abord la mise en transe légère grâce à l’onde Alpha, puis l’hypnose ericksonienne, ou équivalent, avec le travail sur le langage et, enfin, l’influence directe sur la perception des victimes avec les ondes Véga… Bon dieu, j’aimerais bien prendre une aspirine.
-    Intéressant tout cela, mais ça reste à vérifier.
Alma froisse son gobelet et en fait une boule qu’elle lance ensuite adroitement dans la poubelle.
-    Eh bien pour cela, si l’on allait plutôt rejoindre Louis à Sainte-Agnès ? Il nous faut nous mettre sur la piste d’Hamelin à présent. Lui seul peut nous fournir la réponse ultime, je pense.
-    Oui, vous avez raison, je vais de ce pas demander à la réception de nous commander un taxi.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, hôtel de ville.
Louis ne s’est pas arrêté au café ; un appel reçu juste avant qu’il n’y parvienne l’a conduit à infléchir sa route. C’est donc dans le hall de l’hôtel de ville qu’il pénètre à présent, tout en se demandant la raison pour laquelle l’adjointe au maire lui a demandé de la rencontrer toute affaire cessante.
Une secrétaire empressée l’accompagne jusque dans le bureau de Claudine Sarraut. Dès qu’il en franchit le seuil, Louis sent qu’un subtil changement d’atmosphère s’est produit dans le bureau de l’élue. Cette dernière lui paraît plus sure d’elle, plus guindée également dans sa mise, très stricte au demeurant, et l’expression de son visage est plus fermée que d’habitude. La photo du président de la République a été changée de place et les dessus des étagères ont été débarrassées des documents qui les encombraient. L’ensemble respire l’ordre et le sérieux.
Elle propose à Louis de prendre place dans un des fauteuils en tissu gris encadrant une table basse ovale. Une pile bien ordonnée de bulletins d’informations municipales y est disposée ainsi qu’un objet d’art insolite, d’inspiration clairement religieuse : un crucifix enchâssé dans un rocher, d’où émerge également un bâton de marche recourbé. On peut lire, gravé sur le socle : Pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle.
-    Bon, parlons peu mais parlons bien, Monsieur Banon, débute Claudine Sarraut en tirant sur sa jupe grise à carreaux, je vous ai prié de venir jusqu’ici afin que nous cadrions ensemble un certain nombre de choses…
Elle consulte sa montre d’un geste ostentatoire.
-    Et je ne dispose pas de beaucoup de temps, voyez-vous, j’ai un vrai parcours du combattant aujourd’hui ! Jugez plutôt… J’ai rendez-vous avec le préfet tout à l’heure, je dois ensuite réunir le conseil municipal pour l’élection future, puis organiser deux réunions publiques d’information et, enfin, les funérailles de Jean-Luc… Je veux dire monsieur Fresnoy. Et, ah, non, attendez, ce n’est pas tout… (elle grimace) je viens d’apprendre qu’il m’incombe également de rédiger son oraison funèbre en tant qu’adjointe. Alors, comme vous le voyez, je ne manque pas d’activités !
Louis hoche la tête d’un air pénétré.
-    Je comprends parfaitement, Madame Sarraut, et je n’ignore pas que la fonction d’élu de proximité s’avère souvent contraignante… Mais, dans ce cas, pourquoi m’avoir demandé de venir vous voir aujourd’hui ?
L’adjointe enserre un de ses genoux entre ses mains et répond, en se balançant légèrement d’avant en arrière :
-    Pour vous proposer un marché, monsieur Banon, un marché donnant / donnant.
-    Ah ? fait Louis, intéressé.
-    Oui. Moi, de mon côté, je vais vous donner un scoop et vous, du vôtre, vous allez me promettre de laisser ensuite notre village tranquille ; il n’est que temps pour tous les habitants de Sainte-Agnès de Marcilie de retrouver une certaine sérénité, vous ne pensez-pas ?
-    Je ne peux qu’être d’accord avec vous. Je vous demande juste une seconde…
Louis sort carnet et stylo de sa poche de veste, qu’il vient de racheter, pour pallier le « vol » d’Alma.
-    Voilà, je vous écoute…
Claudine Sarraut prend une grande respiration. Elle jette un regard en direction de la photographie de Jean-Luc Fresnoy, posée sur son bureau et barrée d’un morceau de flanelle noir. Puis elle se lance :
-    Nous avons eu ce matin, avec l’adjudante-chef Poupelin, un entretien destiné à valider ensemble les informations que nous allons diffuser auprès des administrés.
-    Mmmmh, fait sobrement Louis.
-    Le fin mot de toute cette histoire, qui tient en fait plutôt en deux mots, pourrait être : jalousie et vengeance. D’ailleurs, ça ferait un joli titre pour votre article ça, vous ne trouvez pas ?
-    Mmmmh.
-    Vous allez bien monsieur Banon ? Vous ne semblez pas dans votre assiette, je vous trouve un peu pâle…
-    Si, si, ça va. Un peu de fatigue sûrement. Les derniers jours ont été, disons, intenses.
L’adjointe produit une sorte de hennissement.
-    A qui le dites-vous ? fait-elle, enfin, bref, le fait est que le corbeau, dont il ne fait plus de doute à présent qu’il s’agissait de Maurice Lefort, eu égard aux preuves recueillies sur place par la gendarmerie, avait une liaison avec la mairesse de Dolméry, Madame Nathalie Drouin (Elle prononce ce nom en pinçant les lèvres comme s’il s’agissait d’une grossièreté).
-    Comment l’avez-vous appris ? demande Louis en cessant d’écrire.  
L’adjointe hausse les épaules.
-    A présent que tous ces gens sont morts, les langues se délient, voyez-vous…
-    Je vois…
-    Et donc, il se trouve que Madame Drouin s’était également inscrite aux ateliers d’écriture de Monsieur Hamelin et qu’elle y a côtoyé Jean-Luc à cette occasion. Je veux dire monsieur le maire.
Louis ne peut s’empêcher de sursauter.
-    Les ateliers d’Armand Hamelin ? Tiens donc… Mais je croyais que monsieur Fresnoy et madame Drouin étaient adversaires politiques ?
-    Je le croyais aussi… D’ailleurs tout le monde le croyait ! Enfin, bref, le fait est que la fréquentation de ces ateliers a, semble-t-il, favorisé leur… rapprochement.
-    Vous voulez dire qu’ils sont devenus amants ?
-    Voilà…
-    Et donc, si je comprends bien, par dépit, par jalousie même, Maurice Lefort, se sentant délaissé, se serait lancé dans la rédaction de son bouquin de délation ?
-    C’est évident lorsque l’on sait ça ! Je peux même vous donner l’explication du titre de son, euh, bouquin, si on peut appeler ça de cette façon.
-    Ah oui ? réagit Louis en relevant la tête.
-    Savez-vous ce que les gendarmes ont découvert en plus d’un dossier de photos salaces bien rempli et de l’original du manuscrit sur son disque dur, comme fond musical tournant en boucle sur son ordinateur ?
-    Non, dites-moi…
-    La chanson « Un cœur en Automne » d’un chanteur que je ne connaissais pas d’ailleurs, un dénommé Kent.
-    Connais pas non plus… C’est intriguant en tout cas. Et ça pourrait effectivement expliquer ce titre… De quoi parle cette chanson ?
-    Eh bien, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’un type en état de dépression. C’est assez littéraire d’ailleurs, ce qui lui convient bien à cet ex-professeur.
-    Intéressant.
-    Voilà, vous avez à présent tout le matériau pour pondre un bel article. A vous de rédiger tout ça dans un style qui vous appartient.
L’adjointe se lève en tirant à nouveau sur sa jupe, tandis que Louis achève de prendre ses notes.
-    Vous pouvez donc faire état de tout cela, monsieur Banon, je vous en fais cadeau. Mais vous, de votre côté…
-    Je disparais de votre paysage et l’Echo va se faire entendre ailleurs, c’est bien ça ? J’ai bien compris le fond de votre pensée ?
Elle a un pâle sourire.
-    C’est ça, monsieur Banon. Je vous demanderais juste de vous montrer délicat dans le choix de vos mots… par égard pour cette pauvre Bernadette Fresnoy, l’épouse de Jean-Luc, si vous le voulez bien…
-    Bien évidemment, je serai plein de tact : un frisson d’eau sur de la mousse… Puis-je vous demander quelles ont été les conclusions de la gendarmerie concernant monsieur Lefort ?
-    Bah, suicide, que voulez-vous d’autre ? répond l’adjointe en reprenant place derrière son bureau. Les conclusions de l’enquête ont été très claires et le dossier est d’ailleurs classé, j’ai cru comprendre.
-    Ah ? Très bien alors.
-    Maintenant monsieur Banon…
-    Oui, je vais vous laisser, répond Louis en se levant à son tour. Puis-je toutefois abuser en vous demandant un dernier renseignement ?
L’adjointe consulte à nouveau sa montre d’un air exaspéré.
-    Faites.
-    Eh bien, je… enfin, j’ai appris incidemment qu’un membre lointain de ma famille, un cousin très éloigné pour tout dire, travaillait ici pour la mairie et…
-    Ah oui, s’étonne l’adjointe, et de qui s’agit-il ?
-    Eh bien, pour tout dire j’ai appris qu’il tenait le rôle de fossoyeur.
Claudine Sarraut ne peut retenir une grimace de dégoût.
-    Eh bien, comme on dit, il n’y a pas de sot métier, n’est-ce pas ? Mais là je ne vais pas pouvoir vous renseigner… Il faut vous tourner vers Marcel, vous savez, notre employé municipal ; je ne gère pas encore ce genre de choses, dieu merci ! Vous le trouverez sûrement dans son bureau à cette heure-ci. Il est situé dans l’annexe bien entendu. Au revoir, monsieur Banon. Et je compte sur vous pour respecter notre marché n’est-ce pas ?
***
Sainte-Agnès de Marcilie, Café Chez Les Filles.
Alma et Serge sont assis dans la salle annexe, où Colette Béranger les installe à présent d’autorité, sachant à quel point la jeune fille et son équipier habituel apprécient la confidentialité du lieu. Bien que l’établissement ne soit qu’à moitié rempli à cette heure, il y règne une atmosphère électrique du fait des discussions animées entre les clients accoudés au bar et ceux de la salle.
L’odeur de brûlé provenant de la maison incendiée reste très forte malgré les tentatives des propriétaires de garnir de désodorisants les étagères de la grande salle. Chose qu’elles ont heureusement négligée de faire pour la salle annexe, lui permettant ainsi d’échapper aux fragrances entêtantes de pin des landes.
Les mains en coupe, Alma souffle sur son bol de café fumant.
-    C’est curieux que Louis ne soit pas venu ici, je pensais qu’il nous aurait au moins laissé un message…
-    Vous avez essayé son portable ? demande Serge en trempant une tartine beurrée dans le sien.
-    En fait, j’ai laissé plusieurs messages, oui.
Colette arrive vers eux avec un verre d’eau à la main.
-    Voici votre aspirine, mademoiselle, fait-elle en posant le verre en ébullition devant Alma. Je crois que je vais demander une « licence Pharmacie » pour vous, bientôt.
-    Ben oui, mais qu’est-ce que vous voulez, du sirop pour la toux, voilà tout ce qu’ils servent au comptoir de la pharmacie, alors j’aime autant venir ici… rétorque Alma avant d’avaler son verre avec gratitude.
La femme repart en riant.
-    Bon, fait Alma en reposant son verre vide, il est encore un peu tôt pour l’attendre ici, l’heure du déjeuner est encore loin. Et puis, comme je connais Louis, il a certainement entrepris d’investiguer seul à la recherche d’Hamelin.
-    Sans doute, oui…
Alma sort le petit carnet de Louis, devenu le sien à présent, et se met à le feuilleter pensivement.
-    Il y a plusieurs possibilités : Il a pu se rendre à la mairie pour rencontrer à nouveau la maire adjointe, ou bien peut-être l’infirmière… Il est également possible qu’il ait voulu revoir le curé. Ces trois personnes, ah oui, avec le vicomte aussi ne l’oublions pas, sont donc les quatre les plus susceptibles de lui fournir des informations intéressantes, à mon avis.  
-    Ça je vous en laisse juge, Alma, je ne connais pas bien le terrain, ici, contrairement à vous.
-    Il y aurait également la gendarme dans la liste, mais je ne pense pas que Louis prendrait ce risque…
-    Tiens donc, et pourquoi ça ? s’étonne Serge.
Alma referme le carnet et le range dans la poche de son blouson.
-    Oh, ce serait un peu long à vous raconter maintenant… Ecoutez, ce que je vous propose, c’est de nous séparer afin d’être plus efficaces. Vous avez un portable pour que l’on puisse s’appeler ?
-    Oui, répond Serge en produisant un mobile flambant neuf. D’ailleurs, passez-moi le vôtre, je vais faire l’échange de nos numéros respectifs.
Associant alors les deux téléphones, il procède à l’échange de données sous l’œil intéressé d’Alma.
-    Vous vous débrouillez bien, pour un vieux…
-    Il y a des choses que l’on n’oublie pas. Et puis, il suffit de se tenir au courant, c’est tout, répond-t-il en rendant le téléphone à la jeune fille. Voilà, c’est fait. Je me suis mis dans le répertoire sous le nom DST, ça vous va ?
-    Très bien, rit-elle, comme ça je m’en rappellerai. Bon, on en était où ? Il est temps que l’aspirine fasse effet, je me sens un peu dans le gaz depuis ce matin.
-    Vous proposiez de nous séparer et de partir à la recherche de Louis.
-    Oui, c’est ça… Eh bien, je vous laisse la mairie et le vicomte, moi je prends le curé et l’infirmière, ça vous va ? Commencez peut-être par la mairie, c’est facile à trouver.
-    Ok, chef, on fait comme ça, acquiesce Serge en souriant. Souhaitez-vous que l’on règle nos montres avant ?
***
Sainte-Agnès de Marcilie, annexe de l’hôtel de ville.
Louis observe avec amusement le bureau de l’employé municipal tandis que celui-ci s’affaire à la préparation de tasses de café sur son antique machine vibrante et fumante. Du calendrier Pirelli présentant ses habituelles bombes anatomiques aux cendriers Campari et Gauloises Longues, à la casquette Ricard accrochée au mur à côté du T-Shirt « Je vais m’faire un petit Jaune 51 », il ne manque pas un des objets fétiches du pilier de comptoir assidu.
Ces objets issus d’un passé presque révolu provoquent chez lui, au-delà du ricanement entendu, un petit pincement de nostalgie qui le surprend lui-même. « C’est sans doute à ça que l’on s’aperçoit que l’on vieillit… » pense-t-il, en tripotant un porte-clefs publicitaire Suze, suspendu à un présentoir en forme de percolateur posé sur le bureau.
-    Voilà, court-sans-sucre, fait Marcel en revenant avec les deux tasses estampillées « Cafés Richard » à la main.
Il prend place sur son fauteuil de skaï craquelé.
-    Bon, pour ce qui est de répondre à la question que vous m’avez posée, monsieur Banon, je ne peux qu’être surpris… Nous n’avons plus de poste de fossoyeur en titre depuis longtemps. C’est la communauté de communes qui gère cela à présent, en passant des contrats avec des sociétés prestataires. Vous êtes bien sûr de votre renseignement ?
-    Je croyais avoir compris ça en tout cas.
-    Parce que voyez-vous, c’est de fait une personne différente qui vient effectuer les, euh, travaux, si on peut dire, à chaque fois. D’ailleurs ils viennent fréquemment à deux pour que ça aille plus vite… (Il soupire) De nos jours, il faut tout faire plus vite. Même ça.
« Merde, fausse piste on dirait bien… » se dit Louis en reposant sa tasse sur le bureau.
-    Et depuis combien de temps ce fonctionnement a-t-il été mis en place ?
L’employé municipal prend une grande inspiration.
-    Ben, je dirais depuis le regroupement… Alors ça doit bien faire une dizaine d’années à présent, à vue de nez.
-    Et en dehors des temps d’inhumation, qui gère l’entretien du cimetière ? essaie encore Louis, pas encore tout à fait prêt à admettre sa défaite.
-    Moi ou Pierre, l’autre agent municipal. Parfois ensemble lorsqu’il s’agit de désherber les allées parce que c’est du boulot. Surtout moi avec mes articulations et lui avec son problème lombaire.
-    Et il vous arrive d’être présents aux cérémonies ?
-    Aux cérémonies ? Fichtre non ! Vous savez, nous ne suffisons déjà pas à deux pour faire tout le travail, alors quand il n’y a pas besoin de nous, hein…
Devant ce discours de bon sens, Louis se prend à se demander ce qui a bien pu le pousser à imaginer un scénario aussi rocambolesque, à formuler une hypothèse aussi improbable… Imaginer Hamelin en fossoyeur ! L’idée lui paraît brusquement grotesque. Pourquoi pas en croque-mort, tant qu’il y était ? La pensée même lui semble à présent du dernier ridicule… Comment a-t-il pu en arriver à une déduction aussi saugrenue ?
Il se lève en remerciant son interlocuteur pour le café et prend congé de lui. La tête lui bourdonne un peu et c’est sans trop savoir quoi faire à présent qu’il se retrouve dans la rue, où une légère bruine commence à tomber sur les maisons grises et les trottoirs inégaux. Il consulte son portable et remarque les nombreux appels et messages d’Alma. Il passe directement au plus récent, dans lequel la jeune fille lui annonce son intention de se rendre au presbytère pour rencontrer le prêtre qui lui a dit s’y trouver justement ce matin.
Il ne pense pas qu’il y ait grand-chose à tirer de nouveau de la part du curé mais, n’ayant pas vraiment d’idée plus pertinente à se mettre sous la dent pour le moment, il décide d’aller la retrouver. Autant aller au presbytère qu’ailleurs, se dit-il, d’autant qu’Alma a déjà fait preuve d’intuition dans cette affaire alors, après tout, cela ne semble pas plus idiot que son hypothèse du fossoyeur…
***
Sainte-Agnès de Marcilie, rue Audebert
A peine Alma a-t-elle franchi le seuil de l’austère maison qu’elle s’écroule, la tête entre les mains, ravagée par une atroce et subite douleur. Il lui semble que des lames de rasoir lui entaillent la peau du crâne. Elle hurle, tétanisée, puis se recroqueville, à deux doigts de perdre conscience, le cœur battant la chamade et le souffle coupé. Puis la douleur reflue tout aussi soudainement qu’elle est venue, la laissant tremblante et gémissante sur le sol carrelé, le souffle court.
La première chose qu’elle distingue en recouvrant peu à peu ses esprits est le cadavre du prêtre, étendu sur une des chaises de la salle à manger. Sa tête est rejetée en arrière, une plaie béante lui ouvrant le cou sur toute la largeur. Il tient encore, dans sa main crispée, le couteau de cuisine ensanglanté qui lui a servi à se trancher la gorge.
Son costume noir et sa chemise grise sont imbibés de sang sur la poitrine et une odeur métallique se répand dans la pièce. Alma comprend que la chose vient juste de se produire. D’ailleurs une des jambes de la victime s’agite encore en un dernier soubresaut avant de s’immobiliser. En se relâchant, la tête du prêtre se tourne alors vers elle et la fixe de ses yeux morts.
Terrifiée, Alma rampe en tremblant vers l’autre côté de la pièce pour échapper à cette vision d’horreur. Parvenue au niveau de l’évier, elle vomit sur le sol un filet de bile dans un spasme brûlant. Des mots sans suite s’échappent de ses lèvres tremblantes, puis une longue litanie s’écoule d’elle, telle une logorrhée incontrôlable :
-    Mon dieu mon dieu mon dieu mon dieu mon dieu….
-    Vous savez, je ne pense pas qu’il puisse faire grand-chose pour vous… chuchote alors une voix directement dans son esprit.
C’est une voix bizarre, mélange de timbre d’homme et de quelque chose d’autre, quelque chose d’indéfinissable. Au prix d’un immense effort Alma se traîne sur le sol et parvient à s’asseoir, le dos appuyé contre le mur. Un des tuyaux d’arrivée d’eau affleurant de la cuisine lui rentre dans les omoplates mais elle ne ressent aucune douleur.   
-    Mais l’invoquer ne peut pas faire de mal non plus, notez-bien, poursuit la voix dans son esprit.
Elle se passe la main sur le visage pour tenter de faire disparaître ce cauchemar d’un geste magique, comme elle avait coutume de le faire lorsqu’elle était enfant pour chasser ses cauchemars. Mais le mur d’en face est toujours là lorsqu’elle rouvre les yeux, tout comme la forme du corps affalé à l’extrême limite de son champ de vision à présent. Tout comme la rigole de sang qui progresse en suivant une rainure entre les dalles. Elle voudrait se relever et tenter de fuir mais tout le bas de son corps refuse de lui obéir ; elle est clouée au sol par une force inconnue, aussi sûrement que si on lui avait posé une solide armoire normande sur les jambes.
-    Nous allons devoir attendre encore un peu mais, rassurez-vous, ce ne sera pas long, nous serons bientôt au complet. Un peu de musique pour patienter, peut-être ? Venez, je vous invite au bal des maudits…
Un son grave et doux se propage dans la pièce. Il semble à Alma que les carreaux des fenêtres se mettent à vibrer, tout comme les portes vitrées des placards de la cuisine. Mais ce son ne l’apaise en rien, il provoque au contraire en elle une sorte d’angoisse diffuse, de malaise proche de la nausée. Elle ferme les yeux, comme engourdie par une fatigue subite.
L’image d’une grande salle se fait dans son esprit, une sorte de hall de réception d’un luxueux hôtel, un espace immaculé aux fenêtres tendues de voiles blancs où évoluent des silhouettes d’hommes et de femmes en tenues de soirées, tenant négligemment un verre à la main. Tous semblent heureux d’être là et devisent joyeusement, tels les convives d’une réception mondaine.
Un homme en costume blanc s’approche d’elle à pas de loup. Il se penche en amenant son visage très près du sien, ce qui le déforme de façon grotesque comme dans le reflet d’un miroir convexe. Il lui sourit en levant son verre.
-    De par-delà les mers de l’ombre et du silence, je t’entendrai et je te rejoindrai, lui déclare-t-il d’un ton aimable avant de poursuivre dans une langue bizarre, à l’accent guttural et inconnue d’Alma.
Un claquement sonore se fait alors entendre quelque part, au loin, et les voiles blancs aux fenêtres se changent en draps d’un noir d’encre. Puis c’est au tour des ampoules des lustres de la pièce de clignoter et d’exploser en petites chutes de cristaux de verre, les unes après les autres, plongeant les lieux dans l’obscurité, alors que des sirènes d’alarme se mettent soudain à ululer quelque part.
Aussitôt les veilleuses de sécurité se déclenchent, tamisant les lieux de leur éclairage rougeâtre, tandis que des serveurs en livrées claquent dans leurs mains, enjoignant les convives à se rassembler autour d’eux. Ce que fait Alma en se levant, soudainement libérée du poids qui la retenait, et se sentant tout à coup légère comme une plume. Tous les convives s’attroupent autour d’un pianiste dont la chemise immaculée et le nœud papillon blanc se détachent dans la pénombre. Il se lève après avoir plaqué un dernier accord discordant et entraîne alors l’assistance à sa suite vers le sous-sol, tout cela dans un silence oppressant.
Tirée, poussée par des mains impérieuses, elle est entraînée vers un couloir obscur, dépourvu de l’éclairage carmin des blocs de secours. Et là, après quelques dizaines de mètres parcourus dans une noirceur totale, ses accompagnateurs s’évaporent comme par magie, la laissant subitement seule, sans aucun point de repère quant à l’endroit où elle se trouve, et dans le silence le plus total.
Elle a soudain la sensation que le sol se dérobe sous elle et bascule brusquement en avant comme si elle avait atteint l’extrémité d’une falaise et avait fait le pas de trop. Les bras battant le vide, elle hurle dans le noir en attendant, terrifiée, la fin inéluctable de sa chute brutale.
Qui ne se produit pas… Car elle reste bizarrement suspendue, comme entre deux eaux, après avoir ralenti doucement. Deux voix s’expriment tout à coup dans son esprit. Elle ne saurait dire pourquoi ni comment, mais elle en reconnait les propriétaires. Abramelin la tire vers le bas de toute la force de ses incantations, tandis qu’une volonté de fer lui oppose toute la puissance de sa conviction : Louis Banon. Elle entend le mage déclamer des suites de termes dont le sens lui échappe mais dont elle ressent l’énergie fabuleuse. Le journaliste, de son côté, l’appelle vers la lumière.
La confrontation gagne alors en intensité, l’air est comme chargé d’électricité autour d’elle. Les stances absconses de l’un se heurtent aux paroles rassurantes de l’autre, s’enroulent, s’entremêlent, se combattent et s’épuisent en se fracassant les unes contre les autres. Le temps s’étire en volutes infinies, l’espace se condense en nuée informe, la lumière se difracte en ondes concentriques, les atomes s’agrègent puis explosent en galaxies de neutrons flamboyants. Elle se trouve au cœur de la matière-mère, particule négligeable désintégrée en neutrinos électroniques, muoniques puis tauiques. Elle est à la fois ici et ailleurs, vive et lente à la fois, invisible et pourtant décelable, dense et creuse dans le même espace. Eparpillée en milliers de particules, elle attend d’être vue pour prendre forme, d’être observée pour s’incarner, d’être mesurée pour se matérialiser, d’être enfin choisie pour exister.
Abramelin est le premier à abdiquer. Ses psalmodies s’affaiblissent, sa puissance s’étiole… Alma pressent qu’elle commence à remonter lentement, portée par un souffle puissant, puis de plus en plus rapidement. Mais est-ce vers le haut ou vers le bas ? Elle ne saurait en être certaine tant son environnement est mouvant. Jusqu’au moment où elle sent à nouveau un sol sous ses pieds. Ou plutôt sous son dos, car lorsqu’elle ouvre enfin les yeux, elle se trouve allongée sur le sol du presbytère avec le visage rassurant de Louis penché sur elle. Il la soulève doucement et elle sent l’air envahir à nouveau douloureusement ses poumons. La voix de Louis l’exhorte à se battre, à ne pas se laisser sombrer à nouveau dans l’inconscience.
-    Réveillez-vous Alma, la presse-t-il, je suis là, ça va aller…
-    Louis… balbutie-t-elle en lui serrant la main, Louis…
-    Je suis là Alma, je vous ai vue allongée au sol dès que je suis entré. Vous m’avez fait peur, vous étiez blanche comme de la craie et vous ne respiriez plus !
-    Louis, oh Louis, si vous saviez… j’ai vu le cœur de la matière, j’en ai ressenti la pulsation secrète, j’ai touché l’univers et j’en ai pénétré les atomes, j’ai vu ce que peu de gens ont vu. Je ne saurais dire comment je le sais, mais je le sais, c’était incroyable, terrifiant mais aussi incroyablement merveilleux… Et vous étiez là aussi, et Abramelin…
-    Mmmh, calmez-vous, Alma… vous êtes en état de choc. Allons, venez, il faut que vous essayiez de vous lever, il faut vraiment que l’on file de là avant que quelqu’un n’arrive.
Elle s’endort alors paisiblement, totalement vidée et l’esprit léger, empli des démons et merveilles qu’elle vient de toucher du doigt. Avec un soupir, Louis entreprend de la soulever et de l’emporter à l’extérieur. La Citroën C3 du prêtre est garée dans l’allée et ses portes, par bonheur, ne sont pas verrouillées. Il installe la jeune fille sur le siège passager puis il retourne dans le presbytère chercher les clefs en priant pour qu’elles ne soient pas dans une des poches du prêtre.
Il les trouve par chance suspendues dans une petite boîte à clefs en bois, fixée au mur. Il pense aussi à effacer les traces laissées par Alma à l’aide d’un seau et d’une serpillère aperçus sous l’évier. Puis il ferme la porte de la maison avec les clefs trouvées dans la boîte.
La C3 démarre après plusieurs sollicitations en vibrant de toutes ses tôles. Et même si la boîte de vitesses s’avère récalcitrante et osseuse, il parvient à engager la voiture dans la rue après une marche arrière exécutée dans une envolée de gravillons. Il prend aussitôt la direction de la sortie du village puis de la nationale 151, la tête d’Alma roulant sur son épaule au gré des virages.
***
Sainte-Agnès de Marcilie, centre de soins « Avicenne ».
Armand Hamelin est furieux. Louis Banon est un esprit fort dont il a sous-estimé la résilience, alors qu’il a lui-même préjugé de ses propres forces dans le même temps. Une erreur de débutant. Sans même s’en rendre réellement compte, le journaliste a contrecarré son action en secourant la jeune fille, pourtant déjà à sa main. Même si ce n’est pas à proprement parler la première fois, il est toutefois rare qu’il rencontre une telle résistance, une telle puissance capable de le contrarier.
Il s’en veut également d’avoir dû agir à distance alors qu’il lui eut fallu être présent auprès d’eux de façon à exploiter toutes les possibilités de l’Onde. Il s’est retrouvé pris de court par le choix d’Alma de se rendre chez le prêtre alors qu’il avait opté pour l’infirmière. Comme quoi son influence sur elle n’est pas encore totalement accomplie. Heureusement le prêtre, lui, était déjà suffisamment sous influence pour s’éliminer lui-même avant son arrivée, dès qu’il s’en est rendu compte.
Mais quoi qu’il en soit, c’était une erreur de plus dans cette suite de revers, dont le livre édité par cet imbécile n’était pas le moindre… La tournure des événements l’avait obligé à « gérer » beaucoup de monde, beaucoup trop… depuis les forces de l’ordre en passant par l’adjointe au maire, l’auteur du livre, Alma et Louis Banon… Cela l’avait dispersé, égaré, alors qu’il lui eut fallu se concentrer sur ses proies. La dénommée Poupelin ne manquait pas de force morale non plus et il n’était pas même certain d’être parvenu à l’écarter de façon définitive. De ce fait, il lui fallait se reprendre et en finir avec Banon et son affidée : là se situait la priorité absolue. Le reste viendrait en son temps et il pourrait alors reprendre son œuvre de destruction programmée.
Il relâche la pression sur la femme vautrée sur son siège, glisse dans la poche de sa blouse blanche d’infirmière un petit papier plié en deux, puis se penche pour lui murmurer à l’oreille :
-    Vous vous éveillerez dès que j’aurais franchi le seuil de votre porte. Vous vous souviendrez de ma visite comme celle d’un vieil homme charmant, à qui vous avez inoculés vos fichus vaccins, et c’est tout. Hochez la tête pour me montrer que vous avez compris. Très bien. Vous lirez ce message dans quelques jours, n’est-ce pas ? (Il jette un œil vers le planning mural surchargé) Disons le 18, oui ce sera très bien le 18. Hochez à nouveau la tête. Parfait… Une bulle d’air dans l’injection que vous vous ferez, cela sera surprenant de la part d’une professionnelle comme vous, mais que voulez-vous ? Ce sont des choses qui arrivent… A présent, vous allez me confier vos clefs de voiture, voilà, c’est bien. Pour votre mari, elle sera officiellement en panne et aura donc été remorquée au garage du coin. C’est ce que vous lui direz pour qu’il vienne vous chercher. Maintenant, vous voudrez bien m’excuser, mais une tâche urgente m’attend.  
***
N151 Entre Bourges et Sancergues
Louis s’est arrêté à la station-service de Sevry. Garé tout au fond du parking derrière un camion, les mains posées sur le volant, il réfléchit. Sa veste roulée en boule sert d’oreiller pour Alma qui dort appuyée contre la portière. Devant lui, le paisible paysage rural qui déroule ses champs et ses bois contraste avec le tumulte intérieur de ses pensées.
Il songe au suicide du prêtre, qui vient s’ajouter à la longue liste des décès qui endeuillent le village de Sainte-Agnès de Marcilie. Il pense également à l’étrange catatonie dans laquelle avait sombré Alma, à cette espèce de force assaillant son esprit lorsqu’il s’est précipité pour la secourir. Une volonté affrontait la sienne, une puissance dont il a ressenti les effets au plus profond de sa conscience.
Il ne fait à présent plus de doute qu’Alma et lui sont sous l’emprise d’Hamelin. Du moins en partie. Mais à quel moment s’est produite sa prise de pouvoir sur eux ? Telle est la question à laquelle il aimerait pouvoir répondre. Ses propres hésitations et ses doutes vécus ces derniers temps ne font qu’abonder en ce sens… Sans même parler du stupide raisonnement concernant l’hypothèse du fossoyeur. Nul doute que quelqu’un le manipulait avec de subtils moyens psychologiques.
Il sort de la voiture pour prendre une goulée d’air frais. L’air humide le fait frissonner lui assénant la claque dont il a besoin pour émerger de sa torpeur. Une famille en transit passe à côté de lui en pressant le pas pour rejoindre la boutique. Un des gamins, sans doute frustré par des heures de route, court en tous sens, les bras écartés, malgré les injonctions de sa mère.
Puis tout semble se figer, un peu comme dans un de ces cauchemars où tout se met à fonctionner au ralenti. Les gaz d’échappement des véhicules paraissent devenir solides et les gens sur la piste ou vacant dans la station se transforment en statues de cire. Louis lui-même s’est immobilisé, la tête tournée vers un groupe d’arbres où un envol d’oiseaux s’est arrêté en plein élan.  
Sur la nationale en léger surplomb, une Audi blanche semble, quant à elle, échapper à la mélasse en passant à une vitesse soutenue devant eux. Surpris, Louis sait de façon certaine que le conducteur du véhicule n’est autre qu’Hamelin se dirigeant vers Bourges. Dès que le véhicule disparaît au loin, tout reprend son cours normal et le gamin chute après une glissade sur une signalisation peinte en relief au sol. Il se met à geindre tandis que sa mère le houspille de plus belle.
Louis regagne la Citroën. Alma dort toujours, la tête appuyée sur la vitre de la portière. Il met le contact et engage le véhicule dans la rampe menant à la route principale. Les choses lui apparaissent très clairement à présent : ils n’échapperont pas à une confrontation directe avec le psychopathe car ce dernier ne les laissera certainement pas fuir. Et ça, c’est une des rares choses dont il est à présent absolument certain.
***
Bourges, rue Joyeuse
Louis vient de déposer Alma, toujours inconsciente, chez elle. Marysa l’a aidé à porter sa fille jusque sur son lit. Elle la veille à présent, lui rendant visite régulièrement dans la chambre pour s’assurer de son état.
Il se gare à proximité de son appartement, mais dans un endroit discret au cas où un avis de recherche de la C3 serait déjà lancé. La chose lui paraît peu probable, mais il a besoin d’un peu de temps seul avec Hamelin sans être dérangé. Cette fois ce sont les rideaux des fenêtres du premier et du second qui se soulèvent simultanément alors qu’il se dirige vers l’entrée de son immeuble. Le monstre est donc bien là à l’attendre…
La porte de son appartement n’étant pas fermée, il pénètre sans bruit dans le couloir de l’entrée et progresse silencieusement vers le salon.
Serge Langlois l’attend assis dans un des fauteuils lacérés.
Quelque chose a changé en lui ; il paraît plus âgé et son expression faussement détendue est démentie par son regard acéré. Des cernes sombres soulignent ses yeux, rendant son expression plus féroce encore. Il tapote nerveusement sur un des bras du fauteuil, les jambes croisées. Un appareil ressemblant à un petit poste de radio hérissé d’antennes et bardé de fils est posé à côté de lui sur le guéridon bancal.
-    Ainsi, voilà la clef du mystère, dit Louis en prenant place sur le fauteuil d’en face, la source de votre pouvoir sur les gens…  Sans même parler de votre apparence que vous modifiez à votre gré, semble-t-il.
-    Deus Ex Machina, Louis, répond Hamelin avec un geste insouciant de la main.
Même sa voix est à présent différente, plus rauque, plus grave, plus sombre… Le terme s’est imposé de lui-même dans l’esprit de Louis. Plus sombre, oui, un peu comme si elle avait acquis une tessiture plus dense, une couleur plus obscure. Hamelin lève une main en un geste volontairement appuyé.
-    Il reste une dernière bouteille de vin, du Saint Joseph, dans le placard de la cuisine. Servez-nous donc un verre, vous avez gagné le droit de finir avec un certain panache.
Pour une fois, Louis ne renaude pas à l’idée de boire de l’alcool. Il s’exécute sans un mot, sert deux verres, s’en saisit d’un et laisse le second sur la table basse en face d’Hamelin. Soucieux de ne pas montrer sa peur, il en prend une longue gorgée avec une satisfaction feinte. Sa main, légèrement tremblante, n’échappe toutefois pas au monstre qui l’observe avec attention.
-    Vous semblez nerveux, mon cher Banon. C’est pourtant ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Trouver le monstre derrière tout ça… (Il éclate de rire) Le fossoyeur jouissant de ses effets et des tourments infligés aux pauvres hères… Mais rassurez-vous, ce n’est pas la première fois que je parviens à égarer des gens pourtant très intelligents. Et vous ne l’êtes pas tant que cela, finalement.
Saisissant son verre, Langlois s’accorde à son tour une gorgée de vin.
-    Mais peut-être souhaitez-vous que je vous explique la façon dont je procède ? Cela vous détendrait ?
Louis choisit de conserver prudemment le silence.
-    Bah, peu importe… moi, cela m’amuse en tout cas. Je vais repartir de ce que vous avez appris concernant l’onde Véga découverte par David Fischer. Un type brillant… Mais il est phagocyté, comme tous les chercheurs dits respectables, par le processus rigide et rigoureux de la démarche scientifique. Moi je n’ai bien évidemment pas ce souci… De fait, je me suis adossé sur ses travaux et sa découverte pour développer mes propres recherches. Je vais vous expliquer cela simplement…
Il désigne un poste de radio posé sur une étagère, dont l’antenne a été sauvagement tordue par Maeva.
-    Vous voyez, comme pour cette vieille radio, si je mets l’aiguille sur 92.4 par exemple, je peux capter une certaine station, n’est-ce pas ? Si je vais à présent sur 92.6, j’en capte une autre, et ainsi de suite... Bien sûr dans la réalité dont je vous parle, les fréquences sont à plusieurs centaines de décimales, ce qui rend la chose infiniment plus complexe. Mais, peu importe, ne compliquons pas... Notre cerveau s’est pour ainsi dire réglé, pour une raison que je n’ai pas encore identifiée mais à la rigueur ce n’est pas important, sur une fréquence qui correspond à l’onde Véga. Onde Véga que nous partageons tous, comme l’a prouvé Fischer. Mais ce que n'a pas encore mesuré Fischer c’est que nous modifions continuellement la réception et l’émission de cette onde selon un mode qui nous est propre. Oh, pas énormément, bien sûr, d’un cheveu, disons même d’un micron de cheveu… De cette façon, nous partageons en partie la vision du monde avec les autres, mais avec malgré tout de subtiles différences. Une fois ceci constaté, il me suffit de trouver la fréquence exacte d’une personne à l’instant « T », puis de suivre ses variations pour rester synchrone avec elle. Pour que nos deux esprits soient reliés de façon unique le temps nécessaire à mes desseins.
Louis en reste abasourdi. Depuis le temps qu’il subit tous ces événements, voici qu’Hamelin lui apporte enfin un début d’explication…
-    Vous voulez dire que le, euh, tuner de mon cerveau peut être réglé par vous ?
-    Pas tout à fait, non. Plutôt comme une radio qui changerait de fréquence à chaque fois et dont je suivrais le parcours erratique autant de temps que je le souhaite.
-    Mais enfin, pourquoi, et tout d’abord qu’est-ce qui a créé cette onde Véga, qu’elle en est l’origine ?
-    Ah ça, l’origine… Là, il faudra attendre un peu. C’est ce qu’il reste à Fischer et à son équipe de chercheurs à déterminer voyez-vous. Pour le moment nous en sommes à comment cela se fait. Et là, moi, j’ai progressé à grands pas. Parce que, voyez-vous, comme je suis capable de verrouiller l’onde Véga à présent pour chacun, cela me permet de suivre les déplacements de tel ou tel individu dans un espace donné grâce à sa fréquence et donc, d’agir sur lui. Pour cela, j’ai créé cet appareil qui permet de mesurer cette onde, de la synchroniser, puis de la faire « évoluer » en fonction de mes besoins.
-    Comment avez-vous fait cela ? demande Louis, intéressé malgré son vœu de détachement apparent.
Hamelin boit à son tour une gorgée de vin.
-    Grâce au travail que nous effectuions à l’époque de mon appartenance aux services secrets, avec mes statisticiens. Voyez-vous, lorsque l’on analyse les fréquences de l’onde Véga sur une longue période, on voit apparaître des redondances ou des constantes. Pour la plupart d’entre nous, les changements de fréquence de l’onde Véga de nos cerveaux se font, on va simplifier et rester sur l’image du poste, sur une amplitude allant de 0.001 à 0.002 points de fréquence en plus ou en moins. Ainsi, et pour simplifier, si nous partons du principe que nous  sommes, pour vous, disons sur une longueur d’ondes de 96.2, nous savons que la prochaine variation sera située à 96.3 ou 96.4, ou alors à 96.0 ou 96.1. Il reste donc ensuite à observer à quelle fréquence votre cerveau est « allé » vers le haut ou vers le bas lors de ses choix antérieurs. Nous allons, par exemple, pour 10 occurrences, obtenir un cycle du genre : 6 fois vers le haut puis 4 fois vers le bas… Nous analyserons donc ensuite les choix effectués lors des 6 fois vers le haut et obtiendrons par exemple, restons sur le même mode, 2 fois vers le haut-haut, soit 96.4, et 4 fois vers le haut-bas, soit 96.3. On peut ainsi resserrer encore les probabilités… Et à la fin, on finit par prévoir la fréquence suivante avec une marge d’erreur de plus en plus faible. Attention, pas sans erreur hein, mais presque. Evidemment, encore une fois, les « longueurs d’onde » des Véga sont avec plusieurs dizaines de décimales, en Millihertz, ce qui fait que seuls des calculateurs très puissants peuvent effectuer les opérations. Il faut pour cela des processeurs informatiques.
-    C’est extraordinaire ça, remarquable même, ne peut s’empêcher d’apprécier Louis.
Langlois désigne la machine à côté de lui.
-    Bref, à terme, j’ai pu mettre au point ce calculateur-émetteur dont l’efficacité est aujourd’hui proche de la perfection.
-    Et vous avez pu mener ce type de recherches au sein de votre service ? s’étonne Louis.
-    Bien évidemment. Comment croyez-vous que n’importe quel gouvernement réagit si vous lui proposez de disposer d’un pouvoir d’influence absolue, quoique discrète, sur les individus qu’il souhaite contrôler ? Les crédits s’offrent à vous presque sans réserve.
-    Evidemment…
-    Mais une fois proche du but, j’ai préféré conserver pour moi mes découvertes, tout en faisant état d’un constat d’échec officiel auprès de mes supérieurs. (Il rit) Bien évidemment cela a compromis mon avancement et m’a fait pousser vers la porte…
Hamelin se sert à nouveau du vin puis en propose à Louis qui repousse l’offre d’un geste de la main. Il émane de cet homme quelque chose de malsain, une sorte d’aura dérangeante, comme une forme de résonnance discordante qui vibre dans l’air.
-    Mais le mieux est sans doute à présent que je vous montre… fait Hamelin en se tournant vers sa machine, rien ne vaut la pratique…
-    C’est-à-dire ? s’inquiète Louis.
-    Rien de plus simple, il me suffit de me connecter à votre encéphale et de vous emmener avec moi pour un beau voyage dans l’éther.
Louis sent une grande lassitude l’envahir, le contrôle de ses membres lui échappe et il s’affale dans son fauteuil l’esprit envahi par une sorte de brouillard que perce la voix d’Hamelin depuis un point indistinct.
-    Suivez-moi, nous retournons à Sainte-Agnès. Vous allez voir comme c’est simple de voyager par l’esprit et de pénétrer celui des âmes simples.
*
Sainte-Agnès de Marcilie, 90 rue du Levant.
Marie-Line Gaillard se lave les mains après avoir épluché ses carottes. Leurs épluchures, étalées sur le papier journal, forment un paysage lunaire. Milady, sa chatte trois couleurs, patrouille en miaulant autour de ses jambes en quête d’une aubaine à croquer. La télévision diffuse depuis la salle à manger une émission de téléréalité dont les échos s’immiscent jusque dans la salle de bain où, Thibaut, son époux, s’apprête à entrer sous la douche brûlante.
-    Cela suffit, Milady, tu vas finir par me faire tomber avec tes bêtises, râle la jeune femme en repoussant doucement du pied le félin.
La chatte, outrée, repart vers sa gamelle la queue haute et fouettant l’air. Marie-Line s’en veut déjà de l’avoir repoussée mais depuis qu’elle s’est cassée le tibia l’an dernier, en glissant dans le jardin sur une dalle humide, la chute est une de ses craintes. Le bruit de l’eau s’écoulant du robinet de la cuisine cesse brusquement. La jeune femme, interdite, contemple le filet liquide devenu tout à coup solide. Elle veut tendre la main pour le toucher mais elle n’arrive plus à bouger, tout son corps lui paraissant peser subitement des tonnes. Dehors, par la fenêtre, elle voit la vie continuer alors que tout s’est figé à l’intérieur de la maison.  Puis elle s’écroule, sa tête heurtant durement le sol carrelé.
-    Vous voyez ? fait la voix d’Hamelin, il est aisé de s’introduire dans cet esprit simple et sans défense. Ses rêves même m’appartiennent désormais…
Elle rêve qu’elle se trouve à nouveau dans la cuisine, quelques semaines plus tôt lors de l’invitation à déjeuner faite par Thibault à son manager. Ceci dans le but de recréer des liens suite à ses mauvais résultats commerciaux des deniers mois. Une brève dispute ménagère sur un sujet futile lors du petit déjeuner leur a un peu gâché le début de journée ; elle compte bien faire amende honorable pour se réconcilier avec Thibaut avant l’arrivée des invités. Déjà toute pomponnée et habillée elle s’affaire à la préparation de son chef d’œuvre culinaire, un gigot de sept heures accompagné d’un écrasé de pommes de terre fait maison. Elle n’en a obtenu que des compliments jusqu’ici. Le four ronronne doucement tandis que le cuit-vapeur exhale son sifflement régulier depuis le plan de travail.
C’est à ce moment-là qu’elle remarque la petite tache de gras sur son chemisier. Une tache qu’elle s’est probablement faite lorsqu’elle a ouvert le four pour évaluer la cuisson de la viande. Agacée, elle se précipite vers l’évier et entreprend de frotter avec une éponge  pour l’effacer. Mal lui en prend car celle-ci est toute imprégnée du vin rouge qu’elle a renversé après avoir préparé la sauce. La tache devient énorme et s’étale maintenant sur tout le devant de son chemisier. Furieuse à présent, elle quitte la cuisine pour se rendre dans sa chambre, à l’étage, pour se changer. Elle ne se rend pas compte que son mouvement d’humeur lui a fait tourner le thermostat du four à la puissance maximale par inadvertance.
Dans la chambre, plantée devant son dressing, rien ne lui va. Aucun autre chemisier parmi les vêtement propres et repassés ne trouve grâce à ses yeux pour l’assembler à son pantalon de toile beige. Elle s’énerve et envoie tout balader sur le lit, le fauteuil et le majordome de bois qui disparaissent peu à peu sous des kilos de vêtements… De désespoir, elle finit par retirer son pantalon en se tortillant. Elle s’avise alors qu’elle a enfilé par en dessous une affreuse culotte de couleur beige dont elle ne se rappelle pas la présence dans ses tiroirs. Au comble de la frustration, alors que la voix de Thibaut lui parvient d’en bas, s’inquiétant d’une épaisse fumée provenant de la cuisine, elle file vers la chambre d’enfant, à présent dédiée au linge à repasser, où elle trouvera peut-être ce qu’il lui faut. Ce faisant, dans sa précipitation, elle glisse sur le parquet du couloir et entre en collision avec le coin de l’étagère à produits ménagers. Contusionnée, le front entaillé par un des coins métalliques, et aveuglée par la lessive qui vient de lui couler sur le visage par le bec laissé ouvert du bidon de plastique, elle descend à tâtons chercher de l’aide auprès de son époux.
Elle déboule dans l’entrée au moment où Thibaut ouvre la porte pour accueillir leurs invités.  
-    Bienvenue, leur dit-il en souriant. Vous arrivez un peu tôt, une petite dispute avec mon épouse nous a mis en retard mais rien de grave, je n’y suis pas allé trop fort, plaisante-t-il en s’effaçant pour les laisser entrer.
Perdue, elle se met à crier et à avancer dans sa direction avant de s’effondrer dans les bras du manager qui la rattrape in extremis.
-    C’est à cause d’une tache, balbutie-t-elle sous l’œil effaré des visiteurs, d’une toute petite tache…

-    Quel plaisir pervers peut-on prendre à mettre ainsi des gens dans l’embarras ? s’indigne Louis.
-    Voyez-vous Louis, ça c’était juste pour la mise en condition ; il ne me reste plus qu’à porter l’estocade. Admirez ce beau final…
Une accélération se fait sentir dans le temps. La scène se passe quelques temps plus tard : Marie-Line est transportée sur un brancard par des ambulanciers empressés tandis que Thibaut est embarqué sans ménagements par un couple de gendarmes dans une voiture pie, sous les huées et les commentaires indignés de voisins et de passants rassemblés pour l’occasion. Epuisée, vidée de toute émotion, elle perd alors connaissance.
-    Mais c’est affreux ce que vous faites subir à ces pauvres gens ! s’exclame Louis.
-    Vous trouvez vraiment où il s’agit juste d’une flatterie de votre part ? répond Hamelin. Avouez que le scénario est digne d’un sketch d’un Keaton ou d’un Chaplin, non ?
-    C’est ainsi que vous poussez les gens au suicide ?
-    Non, ça c’est juste les hors d’œuvres, le moment final ne se produit que plus tard.
-    Imbécile que j’ai été lorsque je pensais qu’il vous suffisait d’être présent lors des cérémonies d’inhumations de vos victimes… Bien sûr que non, il vous faut bien plus que ça.
-    Ne vous agitez donc pas ainsi, vous risqueriez de tomber de votre fauteuil. On continue ? Tenez, voyez ce bon Chester, un sujet intéressant à plus d’un titre…
*
Saint-Agnès de Marcilie, Château de Marisol.
Pour Chester, le majordome du vicomte, c’est d’abord un son lancinant qui l’hypnotise lentement alors qu’il officie en cuisine. Un son entêtant, obstiné, qu’il finit par identifier : le bruit d’un mât de bateau de pêche rouillé qui oscille doucement au vent.  Puis c’est une image qui explose dans son esprit, celle qu’il a déjà entrevue au cinéma, il y a des années de cela, dans un biopic historique :
« Nous sommes le 17 août 1661, le roi Louis XIV a invité au château de Vaux-le-Vicomte son surintendant des finances Nicolas Fouquet. Parmi les invités, on compte également sa mère, Anne d’Autriche, son frère, Monsieur, et l’épouse de celui-ci Henriette d’Angleterre. Toute la cour est là. Alors que la fête bat son plein dans les jardins à la française, ponctuée par de somptueux feux d’artifices, dans les cuisines du château un homme agonise sur le sol ; il s’est transpercé le corps avec une broche à viande ».
Il en reconnaît l’histoire, c’est celle de François Vatel cuisinier et intendant du roi, qui vient de se suicider à la suite du retard pris par la livraison de la marée.
Chester s’active à présent dans le vestiaire du manoir. Tous les invités du vicomte sont arrivés en même temps et il se retrouve avec une montagne de manteaux, chapeaux, écharpes et autres étoles à remiser en bon ordre. Joseph, le chauffeur et homme à tout faire du domaine se présente à la porte.   
-    Chester, Monsieur le vicomte demande à ce que nous dressions les buffets à présent, la marée vient d’arriver. Les commis engagés par Monsieur sont prêts à procéder… Que faisons-nous ?
Un tas de vêtements s’effondre, renversant également une desserte où sont alignés des gants et des mitaines. Chester se précipite pour les ramasser.  
-    Faites-donc, allez-y ! Ne faites pas attendre le vicomte. Je vous rejoins dès que j’ai terminé ma tâche ici.
Le factotum disparaît dans le couloir. Chester sourit pour lui-même en pensant qu’il n’aura pas à connaître le déshonneur du pauvre Vatel ; sa marée à lui est bien à l’heure…
-    Mon dieu, faites que le mareyeur ne se soit toutefois pas trompé dans la commande, marmonne-t-il en s’activant au milieu des porte-manteaux, je n’ai pas eu le loisir de la vérifier moi-même, hélas.
Des rumeurs de rires et de conversations lui parviennent depuis le grand salon où le maître des lieux a fait servir l’apéritif et à présent dresser les buffets.
-    Cet homme faisait également partie de votre public ? demande Louis, surpris.
-    Eh oui, à l’insu du vicomte qui désapprouvait. Il considérait mes ateliers comme des fadaises stupides et des pertes de temps. Comme vous allez le voir, ce bon Chester aurait mieux de suivre son avis.
-    Qu’allez-vous lui faire ? Vous pensez continuer encore longtemps à me montrer vos minables agissements ?
-    Eh bien quoi ? Vous souhaitiez pénétrer mes secrets, n’est-ce pas, connaître mon mode opératoire, comme vous disiez, soyez heureux, vous voilà aux premières loges…
Chester est enfin arrivé au bout de ses peines. Satisfait, il contemple les rangées bien ordonnées de manteaux et les piles soigneusement pliées d’écharpes. Puis il quitte le vestiaire, rajuste son habit légèrement mis à mal par ses travaux d’Hercule vestimentaires et se dirige vers la salle de réception. Alors qu’il emprunte le grand escalier de marbre, des cris et des exclamations se font entendre depuis l’étage. Inquiet, il accélère le pas et s’élance dans le couloir qui mène au salon. Il y croise des convives fuyant la salle de réception en courant, certains pliés en deux, d’autres se tenant la main devant la bouche, les yeux exorbités et jurant entre leurs doigts :
-    Mon dieu, mon dieu, mon dieu, mais c’est épouvantable !
-    C’est affreux, affreux, positivement affreux !
-    Une horreur, une véritable horreur…
A présent alarmé, Chester atteint le seuil du salon de réception où s’agite une foule affolée. Une effroyable odeur de poisson avarié assaille ses narines tandis qu’un spectacle dantesque s’offre à lui. Toutes les tables dressées en buffets fourmillent de choses indescriptibles qui s’agitent, se chevauchent, se combattent ou tombent au sol dans un grouillement écœurant. Les convives glissent sur le parquet ciré où s’écoulent des rivières de liquides nauséabonds échappés de sortes d’aquariums brisés, certains surnagent même au milieu de pinces et de queues de crustacés verdâtres tout agitées. De belles robes se teintent de couleurs improbables, des costumes blancs élégants se trouvent souillés d’humeurs fétides, des vertugadins que portent encore quelques belles courageuses se prennent des gadins et exhibent alors des vertus qui n’en sont plus… Plusieurs personnes se sont réfugiées en grimpant sur une petite table basse pour échapper au remue-ménage monstrueux, tels des robinsons sur leur ilot minuscule. Hélas, elle ne tarde pas s’effondrer sous leur poids, renvoyant ses occupants patauger dans l’odieux cloaque. D’autres s’accrochent aux rideaux en jurant mais les tringles lâchent une à une, dans des claquements sinistres. Ils chutent alors et se trouvent ensevelis sous des kilos de velours mauve.
Des fenêtres ont été ouvertes et certains convives n’hésitent pas à sauter par celles-ci pour échapper à l’horreur et au cauchemar pestilentiel. Ils chutent alors dans les massifs de rosiers amoureusement entretenus par le jardinier du vicomte, leurs augustes derrières cruellement accueillis par les épines des Prima Ballerina, des Sugar Moon, des Queen Of Denmark et autres variétés amoureusement sélectionnées.
Totalement paralysé par l’épouvante, le majordome contemple le spectacle depuis le seuil, les mains ramenées sur sa bouche pour s’empêcher d’hurler et d’ajouter ainsi au vacarme ambiant. C’est alors qu’il remarque le vicomte, immobile au milieu de l’agitation, les traits décomposés et les yeux plus rouges que jamais. Ce dernier l’aperçoit également. Il se secoue alors et fonce vers son majordome, évitant adroitement les rivières atroces et les invités qui s’y débattent en poussant des grognements pitoyables.
-    Mon…Monsieur le vicomte, parvient à articuler faiblement Chester comme son maître le rejoint, je…je ne comprends pas… je ne sais pas quoi vous dire...
-    Non, vous ne savez pas, rugit le vicomte en le saisissant par le cou, je suis persuadé que vous ne savez pas !
Il entraîne sans ménagements son majordome vers un énorme saladier où remuent des choses indistinctes dans une soupe épaisse et nauséabonde et plonge d’une main de fer le visage de Chester dans l’infâme brouet. Il l’y maintient malgré les soubresauts du malheureux jusqu’à ce que celui-ci ne finisse, au bout d’un moment, par pendre comme un pantin, désarticulé et soudain immobile.
-    C’est monstrueux ce que vous faites …
-    Ce n’est jamais que l’écho de leurs vies passées, je ne peux m’appuyer que sur un matériau existant pour mes créations. Prenez ce bon Chester, vous l’avez vu confronté au fantôme de son pire cauchemar : toute sa vie le destin tragique de ce cuisinier royal l’a tourmenté depuis qu’il a en eu connaissance. Je n’ai eu qu’à broder autour de ce cauchemar pour en créer une variation amusante, ne trouvez-vous pas ? Allons, je suis certain que vous pouvez me reconnaître une certaine créativité au moins, non ?
-    C’est affreux…
-    Moi j’aime bien ; une histoire riche en émotions. Tenez, prenons Madame Gaillard, tout à l’heure : alors qu’elle est née dans une famille aisée, l’addiction de son père aux jeux de hasard a plongé ensuite la famille dans un dénuement total et un déclassement social, qui l’ont marquée à jamais. Sans compter qu’à la suite de cela le paternel s’est mis à boire et à devenir violent avec sa femme et ses enfants, schéma on ne peut plus classique. Cher trauma, et quel inoubliable souvenir de d’enfance, non ? Cela l’a poursuivie toute sa vie…
-    Vous êtes effroyable !
-    Je ne fais qu’amplifier leurs pires cauchemars. Tenez, cette brave et courageuse infirmière que vous connaissez également… Suivez-moi. Non, je plaisante, vous ne pouvez faire autrement bien sûr…
*
Sainte-Agnès de Marcilie, centre de soins « Avicenne ».
Sylvie Delmotte vient de fermer le cabinet. Son mari n’étant pas encore arrivé, elle s’assied sur le banc disposé devant la bâtisse, où s’installent les enfants le matin pour attendre le bus scolaire. La soirée s’annonçant assez fraîche elle espère que Marc ne tardera pas trop et elle resserre les liens de sa capuche autour de sa tête. Quelques corneilles tournent au-dessus du petit parking ; elles surveillent un débris de nourriture qu’un chat renifle déjà avec circonspection. Sans avertissement, elle s’assoupit brusquement, la tête penchée sur la poitrine.  
-    Voyez-vous, Louis, cette jeune femme a connu une enfance heureuse, n’a subi aucun trauma profond. Serais-je donc tenu en échec ? Eh bien non, parce qu’en cherchant bien, on trouve toujours quelque chose à se mettre sous la dent, si j’ose dire… Tenez, ce film de science-fiction horrifique que son père lui a fait voir alors qu’elle n’était qu’une enfant, « Starship Troopers ». Elle n’a jamais pu l’oublier et il nourrit des cauchemars récurrents depuis cette époque. C’est idiot ce que les parents font à leurs enfants parfois, non ?
Une image se détache et s’agrandit jusqu’à recouvrir totalement l’environnement de Sylvie Delmotte. On y voit un paysage évoquant une plaine sans fin, étalée sous un soleil rouge et brûlant. On y voit également l’infirmière aux prises avec une énorme mante religieuse dont les mandibules tranchantes s’agitent à quelques centimètres de son visage terrifié. La scène s’arrête au moment où l’insecte s’apprête à porter un coup fatal.
-    Normalement, le fil de son rêve s’interrompt ici, lorsque cette femme se retrouve dans ce paysage martien, à moitié nue et passablement effrayée, commente Hamelin sur un ton badin. Elle se réveille alors en état de panique et il lui faut généralement de longues minutes avant de se rassurer et de s’apaiser. Mais voyons voir ce qu’il adviendrait si on laissait se poursuivre un peu plus loin l’action…
Louis se crispe sur son siège ; il pressent, avant même de le voir, ce qu’il va advenir d’elle. La monstrueuse mante lance une mandibule en direction de la jeune femme. Son sternum explose sous la violence du choc. Empalée, l’infirmière est soulevée vers le ciel par l’insecte comme une prise de guerre. Puis celle-ci entreprend de la dévorer en commençant par la tête qui bouge encore faiblement. La chevelure blonde disparaît dans l’effroyable gueule alors qu’un craquement de coquille de noix que l’on brise résonne lugubrement.
-    Voilà, je crois que pour celle-là, nous en avons fini pour le moment, constate Hamelin en réduisant l’image progressivement. Alors, Louis, vous pensez toujours que nous jouons ? Dois-je passer au suivant pour vous convaincre du contraire ? Mais, oui, attendez, j’ai une idée ! Oui, oui, la belle idée que voilà… Si l’on s’occupait un peu de vous à présent ?  Vous vous souvenez certainement de ce reportage en Asie du Sud-Est, si dangereux ? Cela aurait pu bien plus mal tourner, n’est-ce-pas ? Amusons-nous donc un peu, et puisque vous en êtes le principal héros …
*
Bornéo, Kalimantan, il y a vingt-cinq ans.
Des cris terrifiants éclatent à une petite distance devant eux. Bashah, le guide, s’arrête aussitôt et lève sa lanterne pour y voir plus clair. Il pousse alors un curieux cri. Louis se tourne vers lui pour lui redire de la fermer mais il se rend compte à quel point cela sera à présent inutile. Une flèche a traversé le visage de l’indonésien au niveau du nez et y a pénétré presque jusqu’à l’empennage. Le gars s’effondre, d’abord à genoux, les deux mains autour de la flèche, comme s’il voulait l’extraire, puis face en avant sur le sol. Terrifié, Ramli, le mercenaire, tire des salves au jugé dans le noir devant lui. Louis n’essaie pas de l’en empêcher, le gars ne l’écouterait même pas. Il préfère jeter sa lanterne à terre et s’agenouiller à couvert derrière la dense végétation, à côté du chemin.
Les hurlements devant eux se sont à présent tus. Ramli, après avoir vidé son chargeur au jugé dans le noir, tente de regarnir son arme malgré ses mains tremblantes, en grommelant des jurons sans queue ni tête. Il laisse tomber ses munitions à terre dans sa précipitation et continue à farfouiller nerveusement dans son gilet, blanc de peur. Louis tente d’attirer son attention pour lui signifier de faire comme lui mais rien n’y fait. Un mouvement ondule dans la nuit, un sifflement déchire l’air, puis une lance sertie de plumes vient se ficher dans le torse du Malaisien qui est alors projeté en arrière. Sa course s’arrête contre un arbre où il reste fiché comme un papillon épinglé sur une planche d’entomologiste. Il crache un flot de sang puis expire en poussant un long râle rauque. Le silence se fait de nouveau.
Tous ses sens en alerte, Louis reste dissimulé. La mort de son deuxième accompagnateur l’a affecté plus qu’il ne le pensait et il s’estime responsable de ce qui vient de se produire. En tant qu’organisateur, il lui revenait à lui de décider d’ajourner leur expédition, compte-tenu des aléas difficiles dans lesquels a sombré la région. Or il les a laissé foncer tête baissée vers une mort affreuse.
-    Mais ça ne s’est jamais passé comme cela ! parvient à intervenir Louis au prix d’un effort surhumain.
-    Bien sûr que non, mais voyez-vous, je brode, je compose, j’invente ! Ne suis-je pas le maître du jeu ? Et puis c’est bien plus intéressant comme ça, allez, poursuivons, poursuivons…
L’obscurité accouche devant Louis d’une bande d’hommes aux corps entièrement tatoués. Celui qui les mène est un homme gigantesque, à la musculature impressionnante. Louis se dit que c’est surement ce guerrier qui a lancé le javelot qui a transpercé Ramli avec une telle force. Ils s’arrêtent à quelques mètres de lui sur un geste du colosse. Louis en dénombre au moins une douzaine. Il sait que s’ils s’élancent vers lui, il n’aura pas le temps de fuir avant d’être submergé. Bien sûr, il pourrait dégainer le petit automatique glissé dans sa ceinture et tenter de viser le géant en premier. La mort d’un chef démoralise toujours un peu une troupe, mais cela la rend aussi souvent plus sauvage encore. Le face à face s’éternise et il se demande à quoi jouent les indigènes jusqu’à ce qu’il entende un léger bruit derrière lui. Bien sûr, comprend-t-il tout à coup, ils ont envoyé des hommes pour le contourner et le prendre à revers pendant qu’ils l’occupaient…
Il se retourne pour voir deux guerriers courir vers lui. Louis se dit alors qu’il est foutu et il sent effectivement des mains le saisir par derrière et des coups lui être portés sur la tête et les épaules ; le reste de la troupe n’est évidemment pas resté à attendre passivement. Il tente un roulé-boulé pour se désengager mais il atterrit mal et perd l’équilibre dans la tentative. L’énorme indigène est déjà sur lui et l’assomme proprement avec une grosse branche. Louis part à dame, comme il l’écrit souvent dans ses articles pour signifier qu’on perd connaissance.
*
Louis se réveille avec un terrible mal de crâne. Ses bras le lancent également et ses poignets sont en feu. Il se rend compte qu’on l’a attaché, bras écartés, entre deux épais piliers de bois. Ses chevilles son liées l’une à l’autre avec de solides liens et il peut à peine prendre appui sur ses pieds. Un grand feu brûle devant lui. Tout autour du foyer de longues pierres plates sont disposées en cercle. Des coutelas et des machettes y sont disposés, leurs lames régulièrement caressées par les flammes. Des guerriers dansent un peu plus loin tandis que des femmes et des enfants les entourent en chantant et en criant. Leurs têtes sont serties de couronnes d’herbes et de fleurs, leurs corps parsemés de points de peinture blanche. Ce sont peut-être des Dayaks, se dit Louis, sans doute des Bidayuh, ou Dayaks des terres, ces tribus originaires du Kalimantan indonésien réputées pour être des chasseurs de têtes.
Il a déjà entendu parler de ce type de cérémonie post-combat, où chaque guerrier va être autorisé à découper un morceau de chair sur le corps de l’ennemi pour l’offrir ensuite aux membres de sa famille qui le mangeront cuit ou cru, selon leur préférence. Il va être dépecé vivant, pièce de viande par pièce de viande, membre par membre. Une mort sans gloire et infernalement douloureuse, tout ce qu’il a toujours redouté le plus au monde dans sa vie de reporter de terrain. S’étant avisé qu’il a repris conscience, un premier homme s’avance déjà vers lui et se saisit d’un coutelas à la lame chauffée au rouge…
-    Bon appétit… fait Hamelin d’un ton joyeux, serez-vous meilleur repas que journaliste ? Allez savoir… Bon, je vous ramène à la maison.
*
Bourges, rue Joyeuse.
Revenu brutalement à la réalité, selon la volonté d’Hamelin, et au bord de la nausée, Louis se raccroche au peu de rationalité qu’il lui reste. Il sait que de sa réaction va dépendre à présent le sort d’autres existences, dont celle d’Alma. Il serre les accoudoirs de son siège jusqu’à s’en faire blanchir les jointures. Une pensée lui vient, le souvenir d’une Alma souriante l’assurant de sa confiance en lui et de son estime. Cette image le ragaillardit et le rassérène malgré le malaise dû aux affreuses scènes auxquelles il vient de participer malgré lui. Une autre image effleure son esprit, celle d’Hamelin se livrant à ses exercices d’improvisation avec eux, les manipulant à leur insu tout en s’assurant peu à peu du contrôle de leur esprit. Leur naïve foi en lui et en son aide providentielle lui semblent, à posteriori, si stupide et inconséquente. Il sent la colère monter en lui, une froide fureur dont il pense pouvoir se servir contre son adversaire, s’il parvient à la canaliser efficacement.
Hamelin s’est redressé dans son fauteuil. Il semble fatigué par les démonstrations auxquelles il vient de se livrer. Ses yeux rouges sont cerclés de noir et son teint plus blanc encore que tout à l’heure. Il règle à nouveau sa machine.
-    Nous voilà revenus dans votre esprit, Banon, fait-il d’une voix sourde. Vous savez, je suis heureux de me mesurer à vous mon vieux. N’êtes-vous pas, parmi le troupeau de ces moutons bêlants, l’esprit fort, le spécialiste de l’information objective et rationnelle ? Alors comment allez-vous vous sortir de cette nouvelle situation ?
-    Vous êtes taré mon vieux. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je n’ai pas envie de jouer avec vous… Cessez plutôt ces horreurs et discutons de préférence entre gens civilisés. Si tant est que vous en soyez capable.
-    Jouer, vous pensez que je veux jouer ? s’écrie Abramelin en agitant les mains. Pauvre crétin, ne vous ai-je pas assez prouvé que je peux vous détruire en un instant ?
Sentant qu’il ne faut pas aller trop loin trop vite, Louis choisit de laisser retomber un peu la pression. Il temporise en laissant s’installer un silence entre eux jusqu’à ce qu’il juge venu le moment de le rompre.
-    Qu’êtes-vous au juste, Abramelin ? fait-il alors en se redressant sur son siège à son tour.
Hamelin paraît surpris par la question et semble hésiter. Il agite la tête et croise ses mains avec nervosité. Louis se dit que ses exploits de ces dernières minutes ont dû lui couter beaucoup d’énergie, le rendant plus vulnérable. Il emploie volontairement le pseudonyme du monstre pour le ravaler au rang qui est le sien, celui d’un minable illusionniste. Génial par certains côtés, certes, mais si méprisable par d’autres. Et finalement si prévisible… Ne vient-il pas de pêcher par orgueil comme tant de psychopathes, si fiers de leur emprise sur leurs victimes, avec ses effroyables démonstrations successives ?
-    Ce que je suis ? Ne serait-il pas plus juste de me demander qui je suis ? s’étonne Hamelin.
-    Non, non, ma question est simple. Vous avez dit vouloir vous mesurer à moi, alors j’en prends acte et je vous pose la question ainsi, tel que je le ferais en tant que journaliste : qu’êtes-vous donc Abramelin ?
Un silence se fait à nouveau. Il semble à Louis que l’aura de son interlocuteur perd en intensité. Puis Abramelin semble se décider tout à coup.
-    Mais je suis vous, mon cher, je suis eux également, je suis tout le monde à la fois.
Louis rumine un instant la réponse.
-    Vous voulez dire que vous êtes une part de nous ?
-    Plus que cela, je suis en vous.
-    Je crois que je commence à comprendre. Votre connaissance de nos cauchemars les plus intimes, de nos peurs les plus enfouies, votre jeu sadique avec moi… Vous n’êtes que la matérialisation de notre face sombre, l’incarnation de notre moi infernal.
-    Votre moi infernal, j’adore cette idée ! Ah, il n’y a pas à dire, c’est bien à vous qu’il fallait que je me confronte enfin.
-    Ce que j’aimerais comprendre, c’est comment vous avez réussi à vous transmuter en avatar aussi concret dans nos rêves… murmure Louis, presque pour lui-même.  
-    Ah, vous savez, vous pouvez même vous taire, je vous entendrais quand même… s’amuse Hamelin, je suis une émanation de votre esprit, un double négatif de votre personnalité, ne l’oubliez pas.
-    C’est ce que je commence à percevoir. Serait-ce un effet de cette onde Véga ? Un effet pervers de votre emprise sur le flux originel, de votre mainmise sur notre esprit ?
-    Oh oh, quel charabia… Onde Véga, onde Alpha, onde Méga… Eh oui, car vous n’aviez pas pensé à cela, n’est-ce pas ? D’Oméga à onde Méga, puis onde Véga, il n’y a qu’un pas. Je suis l’alpha et l’oméga de votre esprit, Louis, à présent. Votre apocalypse personnelle, rien que pour vous.
-    Vous vous prenez pour Dieu ? Ce n’est pas un peu mégalomaniaque quand même ?
-    A votre échelle, non… Vous êtes si insignifiant malgré votre force de caractère. Allez, si on passait plutôt à un autre sujet d’étude ? Je commence à m’ennuyer. Tenez, prenez ce gentil petit couple, Amélia et Henri Lavaud par exemple… Voyons, quel est leur pire cauchemar ?  Est-il partagé où ont-ils chacun le leur ?
-    Cessez vos gamineries, nous n’en sommes plus là, tonne Louis avec une assurance toute nouvelle mais conscient de jouer avec le feu en provoquant aussi frontalement Hamelin.
Hamelin, ou plutôt son avatar, bondit littéralement hors de son siège, il éructe plus qu’il ne parle :
-    Mes gamineries ? Pensez-vous vraiment que je n’en sois que là ?
Bien qu’impressionné par la réaction d’Abramelin, Louis se conforte en se disant qu’il est sur la bonne voie, comme le démontre le coup de sang de son adversaire. Il continue donc de creuser ce sillon :
-    Bien évidemment, qu’êtes-vous donc si ce n’est le condensé de nos peurs enfantines ? Un croquemitaine de carnaval dont l’existence n’est due qu’à notre crainte du noir et des monstres imaginaires ou à nos expériences de vie malheureuses ?
Les yeux d’Abramelin se réduisent à deux braises rouges, elles se dardent sur le journaliste avec une intensité proprement effrayante.
-    Je suis bien plus que cela, pauvre fou. Je suis votre part honteuse, avilissante. Je sais tout de vous, comment et combien de fois vous avez volé dans votre vie, combien de fois vous avez menti, et combien de fois vous avez trompé, abusé vos amis, vos proches, et même votre ex-femme. Je connais tous vos petits secrets inavouables, vos moments de lâcheté honteuse, vos reniements et vos compromissions méprisables. Je connais votre jalousie incontrôlable, votre surestime de vous-même, ce besoin continuel de reconnaissance si commun aux mâles et femelles alpha de l’espèce humaine, cette agitation spasmodique et vaine pour paraître toujours plus grand, plus fort, plus intelligent, plus irremplaçable que vous ne l’êtes vraiment. Votre soif continuelle de possession matérielle dérisoire, votre plaisir sadique à assujettir à votre volonté lamentable vos semblables moins forts psychologiquement que vous, ou moins socialement élevés. Et ne parlons même pas de vos pulsions sexuelles honteuses, libérées par votre hypothalamus conquérant, cette partie de votre cerveau qui vous mène par ce bout de chair pitoyable pendouillant sous votre ventre et qui dirige le monde depuis l’aube de l’humanité, en asservissant une moitié et en avilissant l’autre. Je n’ignore rien de vos pulsions sadiques, de vos calculs mesquins, de vos masques de respectabilité utilisés pour travestir vos actes les plus blâmables en société. De votre adroite propension à jouer les victimes à chaque fois que vous vous comportez en bourreau, de votre servilité auprès des puissants et de votre dureté à l’égard des faibles. De votre égoïsme qui n’a d’égal que votre égocentrisme, lui-même confit à jamais dans votre égotisme. Et je vois également, par certains petits matins blêmes, que ce que vous apercevez réfléchi dans votre miroir, et qui ne vous plaît guère, n’est que le visage du pantin navrant que vous êtes réellement… Une image méprisable de votre minuscule et insignifiante personne au regard de tous ces gens de valeur qui vous ont précédé, de tous ces gens qui ont laissé, eux, des traces estimables dans l’histoire humaine, alors que vous ne laisserez, vous, que relents risibles et poussière sans intérêt. Oui, ce que vous percevez dans ces moments-là, c’est ce moi qui est en vous, indéracinablement mêlé à votre hélice d’ADN. Voilà ce QUE je suis, pauvre chose lamentable ! Mesurez-vous pleinement, à présent, votre insignifiance ?
-    Là vous marquez un point, admet Louis avec le plus grand calme. Vous marquez un point, certes, mais vous ne m’apprenez rien. Je trouve même que c’est un peu court, mon brave, vous auriez aussi pu dire, par exemple, que je suis parfois aussi lâche que fier et…
La rage d’Abramelin semble le consumer littéralement, il pousse un cri inarticulé et se jette sur son adversaire. Mais ses mains ne parviennent pas à saisir Louis et passent au travers de son corps sans créer le moindre dommage.
-    Ah, vous n’aviez encore jamais essayé cela, n’est-ce pas ? raille Louis. Eh oui, si moi je ne suis pas grand-chose, comme vous le décrivez fort justement et si bien je dois dire, vous êtes encore moins que cela puisque vous ne représentez qu’une petite part de ce peu. C’était un peu idiot de votre part de nous projeter dans un monde onirique pour avoir cette discussion, car si vous vous y montrez psychologiquement fort, vous y êtes physiquement falot, voire inexistant…
Hamelin semble retrouver son calme instantanément. Il regarde ses mains avec stupéfaction, les faisant tourner devant lui.
-    Ce n’est pas possible… murmure-t-il à mi-voix.
-    Et je dirais même que vous n’existez que parce que nous le voulons bien. Imaginons un instant… Oui, imaginons un instant que j’assume parfaitement et complétement ce que vous avez dit de moi. Que j’intègre ces éléments peu ragoûtants de ma personnalité dans mon moi profond, sans plus chercher à les ignorer ou à me les dissimuler à moi-même. Dès lors, que devient votre pouvoir sur moi, que devenez-vous Abramelin dans ce cas de figure nouveau et inédit pour vous ?
-    Pauvre fou… lâche Hamelin mais avec une conviction qui semble entamée à présent.
-    Et je sais maintenant pourquoi moi, vous n’avez pu m’asservir totalement et me faire endurer ce que les autres ont dû subir jusqu’au bout. Ce n’était pas uniquement pour le plaisir de jouter avec moi bien sûr. Non, je pense que cela a plutôt trait au travail que j’ai effectué avec un psychothérapeute il y a quelques années dans le but de me débarrasser, justement, de traumas particulièrement prégnants. Je pense que vous connaissez la technique dite de la dissociation simple non ? Assez efficace… En tout cas, c’était bien joué de votre part et vous avez failli avoir raison de moi avec vos visions de cauchemar. Mais je vous ai percé à jour, reconnaissez-le, et ramené à votre juste proportion, celle d’un minable tourmenteur de pauvres gens sans défense.
-    Comment osez-vous, je vais vous…
-    Allons, soyez beau joueur, Abramelin. Votre pouvoir ne pourra jamais excéder ce que nous voudrons bien lui concéder. Onde Véga ou pas, il nous appartient d’affronter nos peurs et de les transcender, comme il nous appartient de bâtir un homme, ou une femme, meilleur avec les matériaux imparfaits dont nous disposons. C’est une question de choix, et de volonté…  C’est d’ailleurs avec cette même volonté que je vais vous chasser des terres de mon esprit. Car, au fond, vous n’êtes que cela, Abramelin, l’avatar d’un conflit intérieur potentialisé par l’environnement aléatoire et abscons d’une onde pernicieuse. Quelque chose que nous aurions pu, et dû, savoir gérer avant que cela ne prenne ces proportions dramatiques. Et puisque l’onde Véga fonctionne dans les deux sens, ressentez donc l’expression de mon profond mépris à votre tour. Et donc, soyez fair-play aussi… disparaissez ! ordonne Louis de toute la force de sa volonté.
Le monde virtuel dans lequel l’a entrainé Abramelin s’efface comme une brume sous un soleil radieux. Heureux et soulagé de reprendre pied dans la réalité, Louis choisit d’ignorer délibérément l’homme effondré dans son fauteuil, à côté de lui, et se sert tranquillement un verre de vin. Lorsqu’il se tourne enfin vers lui, après s’être accordé une longue gorgée, Abramelin est redevenu Hamelin. Son aura mortifère a disparu, ne laissant qu’un homme prostré.  
*
Un bruit de pas et de cris provenant du couloir le tire brusquement de sa transe. Alma fait irruption dans le salon l’air inquiète et empressée, flanquée de Denis Hachard et de Stevie.
-    Merci cher ange gardien, merci, murmure Louis en s’extrayant de son fauteuil, merci pour votre aide. J’espère m’en être montré digne et en avoir fait le meilleur usage.
Mais un pincement au cœur lui rappelle qu’il n’a pu empêcher la mort affreuse de beaucoup de villageois ; c’est un poids qu’il lui faudra à présent porter en contrepartie de la satisfaction d’avoir sauvé Alma et les autres.
-    Vite, il faut le mettre hors d’état de nuire et le ligoter avant qu’il ne reprenne des forces, intime-t-il aux deux hommes en désignant Hamelin, toujours affalé dans son siège.
Puis il se rend dans la cuisine, farfouille dans un tiroir pour y trouver le maillet-attendrisseur qu’il sait y être rangé puis revient dans le salon et, en plusieurs coups assénés avec fureur, réduit en miettes la petite machine posée à côté d’Hamelin sous les yeux étonnés d’Alma.
-    C’est de cette machine qu’il tirait son pouvoir, explique-t-il. La détruire le rend impuissant à agir sur nos volontés et nos esprits.
Une main jaillit du fauteuil d’Hamelin, suivie d’un bras qui fouette l’air sauvagement. L’homme se redresse brusquement, renverse ses deux assaillants de par sa seule force physique et se précipite vers l’une des fenêtres du salon en poussant un cri terrible. La fenêtre explose sous le choc, son chambranle est arraché et entraîné dans sa chute avec l’homme dans une déflagration de verre et de bois. Un choc sourd marque la fin de la trajectoire d’Hamelin, dont le cou se brise lorsque sa tête heurte avec violence le capot d’une camionnette de livraison garée en double file. Son corps s’encastre dans le pare-brise sous l’œil médusé du livreur qui en lâche ses paquets de saisissement.
Alma est la première à se pencher par le trou béant de la fenêtre.
-    Eh bien, je crois que nous n’aurons plus de problèmes avec lui, Louis.
Elle se tourne vers le journaliste, qui reste hébété au milieu de la pièce, son maillet à la main et les jambes un peu tremblantes.
-    Ça c’est pour la bonne nouvelle, parce que pour ce qui est de votre caution, hein…
***

 

 

 

 

JOUR 7
Bourges, Place de la cathédrale.
L’Européen est encore assez désert à cette heure de transition entre déjeuner du midi et apéro de fin d’après-midi. Louis, Alma, Stevie et Denis Hachard sont assis à une table au plus près de la baie vitrée et au plus éloigné de l’écran plat qui alterne sans discontinuer résultats et tirages sur fond de couleurs criardes.
-    C’est vraiment la Française des Vieux ici, raille Alma en regardant les trois papis à casquettes qui jettent des regards anxieux sur leurs bulletins de jeux à l’annonce de chaque résultat.
Le rédac chef vient de sortir une chemise de plastique de sa mallette à soufflets fatiguée par les ans. Il la pose sur la table et en sort plusieurs feuillets qu’il compulse en les commentant.
-    C’était vraiment un drôle de type que cet Hamelin, de son vrai nom Bernard Cavado. Les résultats des recherches que j’ai menées sont éloquents, j’ai rarement vu un dossier militaire aussi peu flatteur. De l’altération du discernement à la tendance paranoïaque, il ne manque pas un bouton de guêtre à sa camisole, à celui-là…
-    Comment un type pareil a pu faire carrière dans les services secrets ? demande Alma.
-    Eh bien, je vois deux raisons… La première c’est qu’il était extrêmement brillant en contrepartie et, la seconde… (il a une moue fataliste), vous connaissez comme moi les mystères de l’administration…
Louis consulte quelques feuillets, s’arrêtant sur plusieurs passages en hochant la tête.
-    Tu as de sacrées sources, fait-il, appréciateur.
-    Ah, ça, à l’Echo, on est des bons, rigole le rédac chef. Non, plus sérieusement, heureusement que nous avons eu une vie bien remplie avant notre mise sur la touche. Cela permet de conserver quelques contacts.
-    J’espère un jour avoir les mêmes, soupire Alma.
-    Tout arrive en son temps, sourit Denis Hachard. A quelle heure êtes-vous convoqués au commissariat, dans le cadre de l’enquête ?
-    Dans un peu moins d’une heure, répond Louis en consultant sa montre. (Il secoue la tête) Quand je pense que je l’ai moi-même aidé à élaborer son emprise sur nous, et ce dès notre première soirée… Quel sombre idiot ai-je été.
Alma saisit la main de Louis.
-    Comment aurions-nous pu deviner ? Je n’ai guère été plus maligne lorsque je l’ai suivie pour son entretien avec le professeur Demaison. Il a alors eu tout le loisir de me « travailler » au corps. Ou à l’esprit plutôt…
-    Vous n’aviez déjà surement plus tout votre discernement, Alma.
-    C’est vrai que je me suis sentie bizarre à partir de ce moment-là, un peu comme si j’avais eu la nausée en permanence…
Louis a un rire douloureux.
-    Et moi je suis parti sur une piste complètement loufoque, j’ai suivi un raisonnement parfaitement absurde qui ne menait nulle part.
Denis Hachard lève son verre de bière et le mire à la lumière d’un néon.
-    Vous étiez comme les bulles de cette bière, aucune autre échappatoire que le haut du verre ; Hamelin se jouait de vous comme un marionnettiste avec ses pantins de bois.
-    C’était une expérience affreuse, j’imagine, intervient Stevie.
-    Plutôt oui, acquiesce Louis. (Il se tourne vers Hachard) Qu’avez-vous trouvé à propos de ces rouleaux de papier retrouvés près des victimes ?
-    Des écrits, Louis, des textes portant sur le thème de l’amour, en prose ou en vers, des travaux effectués lors des ateliers j’imagine. Du moins pour les premières pages, les suivantes s’avèrent de plus en plus absconses, jusqu’à devenir même franchement incompréhensibles : un maelström de mots sans queue ni tête.
Stevie jette un œil sur les papiers de son hiérarchique.
-    C’est effrayant d’arriver à faire écrire ce genre de choses à des gens… J’ai du mal à croire que ce soit possible.
-    Vous croyez que je peux commander un autre demi avant que nous y allions Louis ? demande Alma en se levant.
-    Bien sûr, jeune fille, ils ne vont pas nous faire souffler dans l’alcootest, il ne s’agit que de recueillir nos dépositions.
-    Elle a été très courageuse, remarque Hachard une fois Alma partie vers le comptoir, c’est elle qui est venue nous chercher pour que l’on vous donne un coup de main.
-    Oui… Et je sais qu’elle a été pas mal secouée aussi malgré son tempérament bravache, répond Louis. Ce n’est pas tous les jours qu’un prêtre se tranche la gorge devant vous.
Il est interrompu par la sonnerie de son portable.
-    Je ne vais pas répondre tout de suite, fait-il après avoir consulté l’écran de son mobile, c’est l’adjudante-chef Poupelin qui m’appelle. J’imagine que c’est pour que nous allions témoigner aussi à la gendarmerie. (Il hausse les épaules) On verra ça plus tard, Alma a besoin d’un peu de calme, je pense qu’une convocation lui suffira pour aujourd’hui.
-    Ce que je ne comprends pas bien, dit Stevie, c’est le mobile de Hamelin. Pourquoi commettre toutes ces horreurs ?
Son rédac chef lui pose une main paternelle sur l’épaule.
-    Les motivations d’un psychopathe sont forcément complexes, Stevie, un psy aurait sans doute pu nous éclairer sur le sujet, mais à présent nous ne pourrons que rester dans l’expectative, le sujet d’étude ayant disparu. J’imagine qu’à force de travailler sur des statistiques, il a voulu créer les siennes, comment savoir ? En tout cas, s’éclaire-t-il tout à coup, c’est bon pour le tirage de l’Echo, nous n’avons jamais autant vendu d’exemplaires ! Ceux d’en face sont verts de jalousie. Et j’attends ton dernier papier, Louis, pour faire carrément exploser les ventes.
-    Je pourrai avoir une augmentation alors ? demande Alma en revenant du comptoir avec son bock à la main. C’est que je commence à prendre goût aux fringues de luxe, moi.
-    Doucement, jeune fille, doucement… Il faudrait déjà que le groupe ne se débarrasse pas de nous dès lors que nous devenons rentables. Quia absurdum…
***
Sancergues, locaux de la gendarmerie nationale.
-    Il ne répond pas, s’agace l’adjudante-chef Poupelin, et à L’Echo non plus, je tombe sur leur répondeur.
La gendarmerie est en ébullition depuis ce matin. La découverte de nouveaux cadavres de suicidés dans les maisons restées non visitées jusqu’à présent provoque des remous jusqu’au niveau régional. Le commandant en chef exige des rapports réguliers et des renforts doivent arriver incessamment de Bourges, Nevers et Orléans. Bien qu’elle hésite à dégarnir ses troupes, l’adjudante-chef se résigne à envoyer un de ses gendarmes à Bourges pour coordonner la recherche de Louis Banon dans la ville.
-    Lenoir ! appelle-t-elle par sa porte ouverte.
-    Oui adjudante-cheffe, répond celui-ci en se présentant devant le bureau.
-    Vous allez vous rendre à la brigade de Bourges, je vais les prévenir de votre arrivée. Il faut que vous retrouviez Louis Banon qui doit être quelque part dans la ville.
-    Très bien chef.
-    Vous prendrez ma voiture personnelle, je ne peux faire revenir une des nôtres pour le moment et vous me ferez le plaisir d’y faire gaffe. Également…
Elle sort du tiroir de son bureau un sachet de plastique contenant un petit bout de papier froissé qu’elle tend à son subordonné.
-    Vous lui montrerez aussi cela dès que vous l’aurez retrouvé, j’aimerais avoir son avis sur ce truc.
-    C’est une pièce à conviction ?
-    On peut le dire comme ça, oui. On en trouve à proximité de chaque personne suicidée.
-    C’est curieux ça. Qu’est-ce qu’il y a dessus ?
-    Des phrases écrites en latin, semble-t-il.
***
Autoroute A71 à la hauteur de Bourges.
Jordan Leclerc ralentit à la vue du panneau de la sortie « Bourges-Sainte-Thorette » et enclenche son clignotant. Cela fait un bon moment que la fatigue se fait sentir, l’obligeant à redoubler de vigilance et à chanter à tue-tête dans l’habitacle en tapant sur le volant au rythme des musiques de l’antique autoradio. Il est donc soulagé d’arriver enfin, les derniers kilomètres lui ont semblé durer un temps infini. Il sourit en pensant au bon mot de Woody Allen : « L’éternité, c’est long, surtout vers la fin… » et il ouvre la vitre de sa portière pour prendre une bouffée d’air froid revigorante.
Le péage apparait après la longue courbe de décélération. Il farfouille dans le vide-poche pour trouver sa carte bleue et positionne sa camionnette derrière un poids-lourd en train de régler son passage. Il se remémore le plan tracé par son amie destiné à lui indiquer l’endroit où livrer les meubles qu’il a chargé ce matin à Drancy. Il espère qu’elle aura pensé à réserver un bout de trottoir en face de son immeuble car le stationnement en centre-ville risque de s’avérer compliqué dans le cas contraire. Et l’idée de trimballer une machine à laver, une cuisinière, un canapé, un lit deux-places et une armoire sur plusieurs centaines de mètres ne l’enchante guère. Sans parler d’une bonne vingtaine de cartons pour couronner le tout…
Bon, pour les beaux yeux de Leila, il se sent motivé bien sûr mais son dos fragile, déjà sollicité ce matin par la manutention puis par la route effectuée dans ce vieux Ford Transit déglingué, le travaille au niveau des reins. Une fois le péage réglé, il engage son engin en direction du centre-ville. D’ordinaire, la conduite d’un utilitaire ne l’emballe pas, du fait de la position de conduite trop droite et du manque de réactivité de la direction, sans même parler de la lourdeur du freinage, mais là… c’est le pompon. Bien sûr, il n’ignore pas que sa Fiat Stylo break n’aurait pas été capable de transporter ce chargement en une seule fois. Alors, contre mauvaise fortune…
***
Bourges, Place de la cathédrale.
La petite troupe de L’Echo du Pays Fort se sépare à la sortie de l’Européen, Alma et Louis se dirigeant vers le commissariat tandis que Stevie et son rédac chef regagnent les locaux du journal. Alma se sent nerveuse à l’idée de cette audition policière. Une première pour elle, qui a toujours soigneusement fui les coups fourrés, probablement eu égard aux circonstances de la mort de son père, et ainsi évité les confrontations avec les autorités.
Louis, de son côté, reste beaucoup plus serein car c’est un exercice auquel il s’est souvent livré, à contrario d’Alma. Point par point, il organise et structure son discours pour les enquêteurs : un vrai article avec introduction, développement et conclusion. Dans le souci de préserver Alma, il prend soin d’orienter les informations pour en minimiser le rôle, chaque fois que cela s’avère possible.  
-    Il faudra me laisser parler en premier, Alma, dit-il en se tournant vers elle. Vous pourrez ainsi vous calquer ensuite sur mes déclarations pour votre propre déposition.
-    Vous pensez qu’ils ne vont pas nous séparer ?
Louis ne peut s’empêcher de rire, ce qui provoque un mouvement d’humeur chez la jeune fille.
-    Nous ne sommes pas entendus en tant que suspects, voyons, juste en tant que témoins.
-    Oui, ben moi je n’y connais rien et je ne suis pas une habituée des commissariats comme vous, moi…
-    Pardon, Alma, je ne voulais pas me montrer méprisant, juste taquin… (Il s’arrête brusquement) Oh, flûte, je crois que j’ai oublié ma vaporette au café, poursuit-il en farfouillant dans la poche de sa veste.
-    Allez la chercher si vous voulez, je vous attends là, dit Alma en s’appuyant sur le rebord d’une devanture de magasin. Je vais en profiter pour appeler ma mère, elle est inquiète avec cette histoire de déposition…
Louis acquiesce d’un mouvement de tête et rebrousse chemin. Chemin faisant, il sort un petit papier qu’il a senti au fond de sa poche en recherchant sa cigarette électronique. Déchiré sur les bords et plié plusieurs fois, le petit papier semble toutefois assez récent. « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » se demande-t-il en le dépliant.
Eberlué, il lit à mi-voix les mots rédigés à la main :
Quousque tandem abutere, Banon, patientia nostra ?
Noli turbare circulos meos, vulnerant omnes, ultima necat.
*
La camionnette vient de redémarrer au feu. Jordan peste après l’embrayage dont le jeu se montre de plus en plus récalcitrant. Il accélère et passe la seconde, puis la troisième en râlant après la boîte, dont le peu de précision l’oblige à regarder le levier pour enclencher correctement les rapports à chaque fois.
Il relève la tête juste à temps pour voir l’homme aux cheveux poivre et sel se jeter sous ses roues. Il ressent le choc sourd jusqu’au fond de ses os, et le soubresaut des roues passant sur le corps du malheureux le pétrifie. Paralysé par la stupeur, il ne freine même pas lorsqu’il percute l’arrière de la voiture arrêtée devant lui, la poussant suffisamment pour qu’elle enfonce le véhicule placé devant elle à son tour.
Déjà des cris fusent et des gens se précipitent vers la forme allongée qui gît, désarticulée, sur les pavés de la rue ; une jeune fille brune hurle de frayeur et de rage en rameutant les passants à l’aide. Une femme accourt en déclarant qu’elle est médecin et en intimant aux gens de ne pas toucher l’homme allongé. Elle sort un téléphone portable de sa poche pour appeler les secours tandis qu’Alma repousse énergiquement les curieux agglutinés.
Se ressaisissant enfin, Jordan va pour descendre de sa camionnette, lorsque la jeune fille l’apostrophe violemment :
-    Toi je te conseille de rester là-dedans jusqu’à l’arrivée des flics, où je vais te défoncer la tronche, ça je te le jure ! lui hurle-t-elle en tendant le doigt vers lui.
Choqué et tremblant, Jordan s’exécute sans demander son reste.
***

 

 

 

 

 


QUELQUES JOURS PLUS TARD

Cimetière de Laurencin, Finistère
-    Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde, s’étonne Alma, les larmes aux yeux.
Denis Hachard tire sur sa cigarette puis expire la fumée en un nuage qui se dissipe dans l’air froid du matin. Installé un peu à l’écart avec Alma, le duo observe la petite foule depuis un pli du terrain qui leur offre une vue plongeante. Il resserre le col de son manteau. La matinée est particulièrement fraîche ce matin-là et le petit cimetière est situé en haut d’une colline battue par les vents. La cérémonie, brève mais assez digne, et les discours prononcés par quelques amis et anciens collègues se sont avérés plutôt bien écrits et émouvants. Seule l’épouse de Louis est restée en retrait, même lorsque plusieurs personnes ont fait le tour de la bière en déposant une fleur sur le chêne vernis du couvercle. L’église étant proche du cimetière, ils n’ont pas eu beaucoup de chemin à faire ensuite jusqu’à la fosse préparée pour l’inhumation.
-    Il y a des amis et même d’anciens collègues qui ont fait le déplacement, dit Hachard en désignant les personnes présentes. Louis était très apprécié de ses collègues et de ses collaborateurs. Bien évidemment, la direction n’a dépêché personne, mais je pense que c’est aussi bien ; cela nous a épargné un discours hypocrite et en superbe langue de bois.
-    C’est sa femme là-bas ? demande Alma en désignant du menton une femme blonde entre deux âges qui se tient près d’un autre homme.
Enveloppée dans un manteau blanc, l’épouse de Louis a ajouté un brassard noir à l’une de ses manches et une sorte de filet sur ses cheveux.
-    Oui, c’est Sophie, elle est avec le frère de Louis.
-    Louis avait un frère ?
-    Oui, mais je crois qu’il ne se voyaient plus beaucoup ces derniers temps. C’est un homme d’affaires, ils se sont perdus de vue lorsque leurs parents sont décédés. Louis disait qu’ils n’avaient plus grand-chose en commun et encore moins à se dire.
Le prêtre termine son homélie en agitant son goupillon plusieurs fois au-dessus du cercueil que l’on commence à descendre. Alma sort un mouchoir de sa poche, s’essuie les yeux puis se mouche. Elle regarde au loin, vers la mer que l’on ne voit pas mais dont on sent la présence derrière un moutonnement de collines boisées.
-    Et je ne savais pas que Louis était breton.
-    Par sa mère, oui, répond Hachard, en écrasant sa cigarette dans un cendrier de poche. Ce qui est plus sûr…
-    Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
-    Vous connaissez le bon mot de Pierre Dac ? Je crois que c’est quelque chose du genre : « Il était breton par sa mère et normand par un ami de son père… ». Ou l’inverse, je ne sais plus.
Alma ne peut s’empêcher de pouffer malgré sa tristesse.
-    Merci de m’avoir proposé de m’emmener avec vous, monsieur Hachard.
-    Je sais qu’il aurait aimé que vous soyez là.
Le cercueil a été déposé au fond, les personnes s’avancent une par une devant la tombe ouverte pour se recueillir un instant et dire quelques mots. Certains lancent une fleur dans la fosse ou un petit mot dans une enveloppe blanche. Après les amis et les collègues, c’est au tour de la famille, ce qui se résume à deux personnes. Alma tique en observant la femme de Louis.
-    Monsieur Hachard, vous avez vu ? fait-elle en serrant le bras du rédac chef.
-    Non, Alma, que se passe-t-il ?
-    Sa femme, elle a jeté quelque chose dans la fosse…
-    Oui, sûrement un petit mot, ça se fait.
-    Non, non, c’était beaucoup plus gros. Une sorte de paquet…
-    Non, je n’ai rien vu. C’était peut-être des photos.
Alors qu’une légère bruine se met à tomber, la foule se disperse en direction de la sortie. Laissant un Denis Hachard perplexe, Alma descend du tertre et se met à suivre la femme en manteau blanc qui donne le bras au frère de Louis. Ils regagnent une limousine garée sur l’espace réservé à la famille et aux pompes funèbres. Le chauffeur sort de la voiture à leur arrivée et fait monter la femme puis l’homme avant de reprendre sa place. Il met le moteur en marche lorsqu’Alma déboule à toute vitesse et vient se coller à la portière, du côté où est montée la femme de Louis. Elle toque à la vitre avec frénésie. Surprise, celle-ci la fait descendre de quelques centimètres.
-    Oui, qu’y a-t-il ? fait-elle en dardant sur la jeune fille ses yeux verts.
-    Qu’est-ce que vous avez jeté dans la tombe de Louis ?
-    Qu’est-ce que… ? Mais enfin, cela ne vous regarde pas. Et puis qui êtes-vous d’abord ?
-    Je suis la fi…la collègue de Louis.
Alma se mord la lèvre. Pourquoi a-t-elle failli dire la fille de Louis ? C’eut été loufoque en face de cette femme. Son malaise fait redoubler sa colère.
-    J’ai vu que vous aviez jeté quelque chose, c’était quoi bon sang ?
-    Sa collègue ? Eh bien, Denis Hachard les prend de plus en plus jeunes à l’Echo, on dirait.
-    Vous allez me le dire oui ?
L’homme assis à côté de la femme pose sa main sur la cuisse de celle-ci et se penche pour intervenir, mais elle le repousse gentiment.
-    Laissez, Frédéric, ce n’est pas grave, dit-elle.
Elle se tourne vers Alma, son regard émeraude étincelle de plus belle.
-    Cela ne vous regarde pas mademoiselle, mais je veux bien vous répondre quand même… C’étaient des souvenirs, voyez-vous, des mauvais souvenirs ! De ceux qui ont brisé Louis et notre ménage en même temps, alors, vous voyez, autant que cela disparaisse enfoui en même temps que lui.
-    Mais… commence Alma.
-    C’est vrai que vous auriez pu être sa fille, remarque la femme, pensive, il y a comme quelque chose de lui en vous.
-    Et il y a chez vous une froideur que je n’ai jamais vue chez lui, répond Alma du tac au tac.
Les deux femmes s’observent pendant quelques instants. Alma se dit qu’elle comprend pourquoi Louis a pu se laisser séduire par ce visage de madone a la beauté parfaite mais si glaciale.
-    Voilà, on peut y aller à présent, Sébastien, fait finalement la femme en se tournant vers le chauffeur.
La vitre remonte tandis que la voiture démarre et prend le chemin de la sortie, ses deux pots d’échappement lâchant des volutes bleues dans l’air froid, laissant une Alma pensive sous le crachin qui redouble. Un bruit de diesel qui démarre suivi d’un couinement métallique strident indique que la petite pelleteuse se met en route. Alma se met alors à courir en direction de la tombe.
-    Attendez, attendez ! crie-t-elle en remontant l’allée à toutes jambes.
Elle arrive devant la tombe au moment où une première pelletée est jetée dans la fosse.
-    Mais attendez bon sang ! fait-elle en s’interposant entre la pelleteuse et la fosse.
-    Ah ça, toujours plus vite, c’est ce que je dis toujours… dit un petit homme replet qui observe le travail depuis l’abri d’un mausolée.
-    Mais qu’est-ce que vous voulez bon dieu ? fait un homme en passant la tête par la portière ouverte de la pelleteuse, j’ai pas que ça à faire, moi.
-    Que vous arrêtiez cinq minutes, répond Alma en regardant vers la fosse. Juste cinq minutes…
Denis Hachard a rejoint Alma. Il se penche également vers le trou.
-    Qu’est-ce que vous fichez Alma ? Vous voulez faire quoi dites-moi, c’est quoi votre idée ?
-    Ça, répond la jeune fille en se laissant tomber dans la fosse.
Elle atterrit sur le cercueil dont le couvercle est déjà recouvert de terre sur quelques centimètres, puis s’y met à genoux et se met à creuser de chaque côté avec ses mains.
-    Mademoiselle, vous êtes devenue folle ? demande le petit homme qui est sorti de son abri.
-    Laissez-là, lui répond Hachard en le repoussant gentiment, elle sait ce qu’elle fait.
-    Jamais vu ça, râle l’homme en se tournant vers l’employé dans la pelleteuse. J’en ai déjà vu des gens qui avaient de la peine, mais à ce point-là…
Alma poursuit son travail de recherche. Elle a déjà retrouvé plusieurs enveloppes qu’elle a déposé devant elle mais pas encore le paquet espéré. Quelqu’un a même jeté un paquet de Gauloises neuf, sans doute en souvenir du temps où Louis fumait des cigarettes. Comme les cavités de chaque côté commencent à se creuser sous ses efforts, elle est à présent obligée de s’allonger sur le cercueil pour continuer.
-    Louis, Louis, murmure-t-elle la joue posée contre le bois vernis et glacé, je suis sûre que vous vous demandez ce que je fabrique là et à quel moment je vais enfin vous fiche la paix mais… j’ai encore besoin de quelques minutes de patience de votre part…
Là-haut, l’employé est descendu de la pelleteuse et a rejoint le petit homme.
-    Il faut que vous appeliez la mairie, ce n’est pas normal. Cette femme doit être internée. Il faut faire venir les flics…
 Denis Hachard sort deux coupures de cent euros de son portefeuille et les tend à chacun des deux hommes.
-    Laissez-lui donc encore cinq minutes et prenez ça pour le dérangement.
-    Bon, cinq minutes alors, grommelle le type en empochant le billet.
Il remonte dans son engin tandis le petit homme et Denis Hachard se mettent à l’abri sous le mausolée.
-    Elle devait l’aimer beaucoup, ce type…
-    Oui, beaucoup.
Le silence retombe sur le cimetière, juste perturbé par les cris sporadiques des corbeaux et les grattements furieux venant de la fosse. Puis, alors qu’Hachard commence vraiment à s’inquiéter, la voix d’Alma se fait entendre tout à coup.
-    Dites, venez m’aider à sortir de là, j’ai trouvé !
Quelques minutes plus tard les trois hommes extraient du trou une Alma couverte de boue des pieds à la tête, et qui agite triomphalement un petit paquet enveloppé de plastique blanc à bout de bras.
***

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


QUELQUES JOURS, ENCORE PLUS TARD

Bourges, rue Moyenne.
Denis Hachard allume une nouvelle cigarette. Face à lui, Stevie et Alma se lèvent simultanément pour aller ouvrir une des fenêtres de la petite salle de réunion. Les rayons du soleil jouent avec les volutes de fumée qui s’enroulent en mouvements gracieux.
-    Je sais, désolé les enfants, il faut que je me débarrasse un de ces jours de cette sale habitude.
Il montre Alma d’un coup de menton.
-    C’est joli cette nouvelle coupe, ça vous va bien. Et cette couleur aussi… C’est quoi ?
-    Auburn, répond Alma en jouant coquettement avec une mèche de cheveux. Oui, ça change. Je voulais me faire une nouvelle tête. Alors, pour les documents ?
Le rédac chef tapote le dossier posé sur son bureau.
-    C’est de la balle. La clef USB contenait l’intégralité du reportage de Louis, avec toutes les photos et il y a même des documents prouvant ses informations. Il ne manque rien pour faire un bel article sur les activités de Delaruelle en Afrique.
-    Vous allez le publier ? demande Alma.
-    Moi ? Non… ça n’aurait guère de poids.
-    Mais…
-    En revanche, poursuit-il devant la grimace de dépit de la jeune fille, en revanche, cela va diablement intéresser quelques supports d’information de premier plan de ma connaissance, soyez-en sure. Et eux ne vont pas se priver de publier tout le bouzin.
-    Qu’elles crèvent toutes ces charognes…
-    Je ne sais si ça ira jusque-là, Alma, mais ça va leur faire mal, ça c’est sûr.
-    Est-ce que je fais des cafés ? propose aimablement Stevie.
-    Avec plaisir, répondent en chœur Alma et Hachard.
Le jeune homme quitte la salle pour aller dans la cuisinette. Hachard ouvre le tiroir de son bureau, en sort un bout de papier qu’il étale devant lui. Alma reconnait aussitôt le funeste message que Louis tenait encore à la main lors de leur arrivée à l’hôpital.
-    Je l’ai fait traduire, voulez-vous savoir ce qu’il dit ?
-    Allez-y.
-    Ça dit : « Jusqu'à quand abuseras-tu de notre patience, Banon ? Ne perturbe pas mes calculs. Toutes les heures blessent, la dernière tue. »
Les larmes montent aux yeux d’Alma, qui ne peut s’empêcher d’étouffer un sanglot. Hachard lui tend un mouchoir.
-    Vous savez que j’en ai trouvé un dans mes affaires aussi ?
-    Grand dieu, non, je ne savais pas, Alma ! Qu’en avez-vous fait ?
-    Je me suis bien gardée de le lire, je l’ai brûlé aussitôt.
Elle replie le papier et le roule entre ses doigts
-    Je peux le conserver ?
-    Bien sûr. Tenez, essuyez-vous avec ça, votre rimmel coule un peu. (Il soupire) Vous savez, Alma, il va vous falloir aller de l’avant à présent… Vous pouvez rester ici en tant que stagiaire, je vous garderai le plus longtemps possible.
La jeune fille secoue la tête.
-    C’est gentil monsieur Hachard, mais je vais me reprendre en main à présent. Vous savez, j’ai arrêté de boire…
-    Bravo.
-    Et je me suis réinscrite à l’école de journalisme. Cette fois j’ai bien l’intention d’aller au bout.
-    Parfait ça, laquelle avez-vous choisie ?
-    Celle de Toulouse, j’ai besoin de soleil. Et de m’éloigner de tout ça aussi.
Stevie entre dans la pièce avec un plateau chargé de tasses. Il distribue les cafés et ressort discrètement de la pièce, sentant qu’un moment important se déroule entre Alma et Hachard.
-    Mais comment allez-vous vivre pendant vos études ?
-    Louis m’a laissé beaucoup d’argent, en tout cas de quoi vivre pendant quelques temps tout en aidant un peu maman. Et même si je dois dire que je n’apprécie guère sa femme, il faut bien avouer qu’elle s’est montrée cool et ne s’est pas opposée au don de Louis. Alors, vous comprenez, rien que pour lui, je dois aller jusqu’au bout maintenant.
-    Oui, ce serait la meilleure chose à faire pour honorer sa mémoire. Je suis sûr que, de là-haut, il va vous suivre…
-    J’étais surprise qu’il ait déjà fait un testament à mon intention, on se connaissait à peine… Une lettre qu’il a adressée à son notaire pour le modifier. C’était après qu’il soit venu chez moi et ait rencontré ma mère.
Hachard soupire à nouveau.
-    Ça ne me surprend qu’à moitié. Je savais que Louis était un gars bien. Quant à Sophie, ne soyez pas trop dure avec elle, c’est une femme bien aussi mais elle n’a pas le courage de Louis. Peu de gens l’ont d’ailleurs, si on y regarde bien…
-    Moi aussi j’ai quelque chose pour vous, dit Alma en posant un paquet rectangulaire sur le bureau.
-    Qu’est-ce que c’est ?
-    Le manuscrit original du tome 2 de Plume d’Automne. On l’a trouvé chez l’auteur lui-même, avec Louis. Vous pourrez l’éditer.
Hachard part d’un grand rire franc.
-    Surement pas ! Mais, en revanche, ça fera un objet de choix pour le petit musée de L’Echo.
-    Vous me le ferez visiter un jour ?
-    Absolument, juste après mon départ à la retraite.
Alma se lève, prend le petit papier et le met dans sa poche.
-    Je vais y aller, monsieur Hachard, ma mère m’attend pour le déjeuner.
-    Bien sûr Alma. Vous me promettez de me donner de vos nouvelles ?
-    Absolument, promis.
Le rédac chef se lève à son tour. Ils se donnent une longue accolade puis il la raccompagne jusqu’à la porte des locaux. Stevie s’est levé également et se tient à côté de son patron. Il regarde la jeune fille s’éloigner sur le trottoir, une mèche de ses cheveux bruns flotte dans le vent.
« Eh, pense-t-il en lui-même, plume d’automne, c’est toi finalement, Alma… ».
 

FIN

 

 

 

 

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Reglisse000
Posté le 09/03/2025
Hey !
J'avoue n'avoir lu pour l'instant, que le jour 1... Personnellement, n'étant pas adepte des longs chapitres, celui-ci est... compliqué à lire
Dommage, étant donné que j'adore ton écriture et que ton histoire a l'air passionnante !
C'est pourquoi, je te conseille de faire 1 jour = 1 chapitre, pour attirer plus de lecteur
En effet, 80 k de mots, repousse beaucoup de lecteur - même les plus téméraires
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