Cela faisait bien deux ans que l’enfer des tranchées avait pris fin et malgré cette terrible épreuve, un autre enfer commençait.
Une fois de plus, la mort s’accrochait à lui.
Pourquoi maintenant ? ça ne pouvait pas attendre un peu ? Il aurait juste aimer avoir un répit, avoir le temps suffisant pour reprendre son souffle. Quatre années de souffrance et de folie meurtrière, ce n’était pas assez ?
Mais quel prix absurde faut il payer pour avoir la paix ! Passée, la barbarie et toute la sauvagerie des hommes, il existe, en ce bas monde, des instants faits d’une souffrance de moindre importance et pourtant, d’une infinie tristesse.
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Il sort de la maison et referme la porte derrière lui. Il est immédiatement saisi par l’air frais du soir. Il s’avance dans la cour pavée et ses jambes tremblantes peinent à le porter. Les mains dans les poches de son pantalon de toile, il frissonne.
A la lueur blafarde de la lune, il aperçoit, au fond, la grange à foin et plus près l’étable. A coté de sa charrette, qu’il n’a pas rangée, il y a le cabriolet du docteur attelé à une bête assoupie. A l’encolure et à la robe si particulière, il reconnaît un magnifique frison.
Il y a encore quelque temps, il aurait tapé son sabot de bois sur le pavé en pestant « qu’il n’y a bien que les toubibs pour se payer une si belle bête ! » Mais pas ce soir. Les larmes du désespoir et les cris de la colère ont finalement laissé la place à l’accablement du chagrin.
Ce chagrin qui vous vide et vous démunit de toute cette force entretenue par le labeur quotidien. Comme un minot, il sanglote encore, ses épaules tombantes sont secouées de spasmes. Il n’a qu’une envie, c’est de s’allonger là, par terre et de se laisser aller à l’agonie lente de la morsure du froid.
Le froid et l’humidité, de vieux ennemis qui lui ont tenu compagnie pendant quatre ans dans des trous boueux creusés à grand coup d’obus. Ce que les mitrailleuses boches n’ont pas su faire c’est la douleur du deuil, ce soir, qui réussira à le faucher.
Il se retourne, il entend le toubib descendre l’escalier qui mène à sa chambre. Il sait d’avance ce qu’il va dire.
Mais peut être pourra t’il compter sur une petite lueur d’espoir, juste un éclat.
Dieu, fais qu’elle ne fasse que dormir ! Se dit il.
Oui, encore une de ses sales blagues où, dans des poses grotesques, tout en riant, elle mimait les morts des champs de bataille, les bras en croix, la langue pendante.
Tout ça pour le faire rire, ou simplement sourire, et doucement le ramener à la gaîté des vivants. Pour que le rescapé de cette boucherie infâme reprenne goût à la vie, tous les jeux du monde n’étaient pas de trop.
Il se souviens, elle est dans ses bras, au-dessus de son sourire en coin, il revoit l’éclat de la lumière d’une fin d’après midi d’été, illuminer ses grands yeux verts malicieux. Alors, elle, s’échappant de son étreinte en riant, il la poursuivait jusque dans la grange à foin, pour que finalement tout se termine avec de la paille dans les cheveux, son chignon défait et une cascade noire se déroulant jusqu’au creux de ses reins. Ce qu’ils firent ensuite n’appartient qu’à sa mémoire.
La porte s’ouvre sur un homme qui a dû supporter enfant, la honte de la défaite de Sedan.
Les vêtements froissés, le cheveu blanc clairsemé, taillé dans un bois dont on fait les soldats, sa carrure emplie complètement l’entrée de la petite maison. Sa mine est défaite, il est pâle, ses yeux sont cernés, mais son regard est franc. Ce n’est pas sa première bataille du jour et ce n’est pas sa première morte de la soirée. Face à face les deux hommes se fixent. Le regard de l’un questionne, tandis que celui de l’autre s’incline en secouant la tête.
Le docteur s’approche du veuf et vient poser la main sur son épaule. La compassion voilà le seul remède qu’il pouvait encore offrir ce soir.
Les miracles n’existant pas, l’espoir n’avait plus qu’à s’envoler.
- Passe me voir demain, il faut que je t’examine toi aussi, et comme ça tu en profiteras pour me payer. Sache qu’elle n’est pas la seule dans ce cas, c’est simplement la suite de cette foutue grippe espagnole comme ils disent dans les journaux !
Puis il ajoute,
- D’ici demain ne fais pas de folie Jean, reste fort, et puis tu en as vu d’autres !
Il lui serra l’épaule une dernière fois, monta dans sa voiture et avec toute la bonté qu’ il pouvait encore lui exprimer en cette heure tardive, lui lança :
- J’vais faire prévenir le maire, lui seul décidera si oui ou non, il faut la brûler, allez à d’main !
Il secoua les rênes, le frison s’éveilla et compris qu’il fallait tirer.
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Seul, au milieu de sa cour dans cette nuit froide, lentement il comprend que sa vie, sans elle, n’aura plus jamais la même intensité.
Puis, son corps lui rappelle qu’il n’a rien à faire dehors et que s’il persiste à se laisser aller, c’est gelé qu’il ira bientôt rejoindre sa bien-aimée. Veut-il vraiment cela ?
Alors doucement, il remet en marche sa carcasse. Pour un jeune trentenaire, ce soir, il a l’impression d’avoir cent ans. Un pas après l’autre, il trouve finalement la force de rentrer. Il est épuisé, son visage est ravagé pas les larmes, il renifle, il s’essuie les yeux rapidement avec les doigts et se mouche dans sa manche de veste.
Entre le bahut et la panetière, il y a sa vieille copine qui lui fait de l’oeil. Elle lui tenait déjà compagnie dans les tranchées. Elle peut bien lui remonter le moral encore une fois. Il cueille un verre dans l’évier et attrape la bouteille de gnôle rangée sur l’étagère.
Il n’y a encore pas si longtemps, elle repoussait la peur, faisait oublier la morsure du froid.
Il a une pensée pour son bouilleur de cru , le père La Goutte qu’on l’appelait. Sacré bonhomme. Il était trop vieux pour porter le fusil mais pas trop quand même pour trimbaler son alambic de village en village, et par tous les temps qui plus est ! Il connaissait son affaire le bougre !
Attablé au milieu de l’unique pièce d’en bas, le cul ancré sur sa chaise, il est prêt à couper le fil de ses pensées, à stopper le film de ses souvenirs.
Tout simplement, parce qu’elle est partout. Quelque soit l’endroit où il regarde, il la voit. Vision furtive de sa bien aimée, Tantôt en cuisine à faire mijoter le civet de lapin qu’il avait braconné la veille, tantôt avec sa boite à couture fignolant les derniers détails de sa nouvelle robe. Puis ensuite en haut des marches de la chambre, juste après l’avoir passée, elle, tournant sur elle même, pour faire se lever le bas de sa création, lui disant amusée :
- Dis moi ce que tu en penses Jean, n’est elle pas superbe ? tu as vu comme elle est légère, Jean, comme elle se lève facilement quand je tourne sur moi même ? Allez dis moi vite ce que tu en penses parce que je ne m’arrêterai pas de tourner tant que tu ne m’auras pas dit qu’elle est plus jolie que la précédente !
Et de l’entendre rire aux éclats, à présent, ce souvenir lui serre le coeur.
Alors sa main gauche saisit la bouteille tandis que sa main droite, d’un habile mouvement du pouce, fait sauter le bouchon de liège.
Il se verse une franche rasade, presque à ras bord, parce qu’il fallait au moins ça pour faire cesser les tremblements causés par la peur de l’assaut imminent.
Le premier verre est terrible, comme un acide, l’alcool lui brûle la langue, la gorge, l’oesophage.
De sa voix haut perchée sa grand-mère lui disait toujours :
- C’est bon pour c’que t’as, ça tue les microbes !
Dans la tranchée il n’y avait bien que la gnôle pour les maintenir debout. Il se souviens que le lieutenant les avait prévenu, dans une heure, au coup de sifflet il passeront le parapet, et une fois les sacs de sable franchis il faudra courir environ deux cents mètres vers la tranchée ennemie, baïonnette au canon en hurlant comme des cons parce que c’est toujours mieux de prévenir l’ennemi de notre arrivée !
Le deuxième verre est plus facile, il boit à la mémoire de ce petit lieutenant qu’il a vu se faire couper en deux par une rafale de mitrailleuse boche.
En passant à sa hauteur il s’était fait cette étrange réflexion, – C’est ainsi fait l’intérieur d’un homme ?
Le troisième verre est plus lent, plus hésitant, mais le liquide trouve quand même le chemin de sa bouche.
- Ils vont pas t’ brûler ! Ils n’ont pas l’ droit, je ne le permettrai pas ! Je t’ passerai ta plus belle robe que tu t’es faite toi même avec ton collier d’ coquillages qu’on avait ramassés ensembles, sur la plage, juste après mon r’tour et je t’ mettrai moi même dans l’ cercueil, dans ta position préférée que tu prenais pour dormir !
Jean avale son quatrième verre, là c’est la colère qui le porte, tapant du poing sur la table, tonitruant il dit :
– J’aiderai le fossoyeur à creuser l’ trou et on t’ mettra en terre comme il se doit, à coté d’ tes parents !
- Et puis y aura cet abruti de curé que t’aimais tant ! et il nous chantera la messe, nous parlera du bon Dieu, des évangiles, et d’ tout le saint-frusquin !
Pris dans ses pensées, parlant tout seul, le regard baissé, il ne voit pas tout de suite, une petite lueur progressivement s’intensifier.
Jusque là, plongée dans une pénombre à peine relevée par la lueur timide d’une bougie, la cuisine s’éclaire subitement, d’une luminosité spectrale.
Il redresse la tête, et sa Louise est là, devant lui, rayonnante. Ses cheveux semblent flotter, onduler dans l’air.
Enroulée dans un halo blanc, qui maintenant, illumine toute la pièce, elle est baignée de lumière, et lui sourit. Elle porte sa chemise de nuit blanche, la même qu’elle portait dans son lit de morte.
Il fait le rapprochement et pendant une seconde il se dit qu’elle s’est levée, qu’elle va mieux.
- Ce bon à rien d’ toubib s’est trompé ma Louise !
Alors il cherche à quitter sa chaise, il tient la table à deux mains et pousse sur ses jambes, mais son corps est pesant. Il a l’impression de porter un de ces sacs de sable qui cheminait tout le long du bord de la tranchée. Ses bras tremblent, ils ne résisteront pas. Autour de lui tout se met à tourner, il est au centre d’un carrousel. Finalement ses fesses retombent lourdement, et il s’écroule. Sa tête heurte la surface de la table. Le verre se renverse, le liquide translucide se répand en suivant les nervures du bois jusqu’au bord du meuble et vient imprégner les tomettes de la cuisine.
Son corps s’agite mais sa tête est lourde, il n’a pas la force de la relever. La joue collée au plan de chêne, il sent la présence de Louise. Dans l’air il reconnaît son parfum.
En larmes, il cherche à parler, il bafouille et bave.
- Reste avec moi mon aimée, ne m’ quitte pas, j’peux pas être tout seul, j’ai trop besoin d’ toi, mon Dieu j’veux mourir !!
Il sent une main froide se poser très délicatement sur sa nuque. Terrifié il tremble de tous ses membres et se pisse dessus.
Puis une voix d’une douceur extrême vient se glisser dans le creux de son oreille. Il la reconnaît, c’est bien elle, c’est sa Louise !
– Je t’aime mon adoré, je t’ai toujours aimé, nous nous reverrons bientôt, c’est certain mais n’oublie pas l’enfant...
Et c’est effrayé et à bout de force que Jean sombre dans le néant.
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En haut de la colline, deux mitrailleuses, camouflées sous un petit abri en béton, balayent la vallée.
Rien n’échappe à leur folie meurtrière.
La gueule noire de leur tube d’acier crache la mort à chaque cartouche. Et c’est une moisson de poilus qui vient garnir les pentes du plateau calcaire du chemin des dames.
- Caporal grimpez en haut de cette foutue colline et balancez moi dans ce nid de mitrailleuses toutes les grenades que vous pourrez porter, m’avez vous bien compris caporal ?
En ce seize avril mille neuf cent dix sept, le barrage d’artillerie qui devait couvrir l’avancée de l’infanterie, n’a pas eu l’effet escompté.
Partis à six heures du matin sous la neige ils furent rapidement arrêtés à mi chemin.
Plaqué au sol, à découvert, Jean n’ose plus bouger.
Écrasé par le poids de son barda, les balles fusent au dessus de lui. Le corps sans vie de son officier lui tombe dessus. Ironie du sort celui qui voulait l’envoyer à la mort pourrait bien être celui qui lui sauve la vie.
La tête enfouie dans le sol, il a de la terre jusque dans la bouche. La neige a trempé son équipement, il est transit de froid.
Au pied de la colline, horrifié, il voit, par dizaines ses camarades se faire faucher pas les balles allemandes.
Et comme une supplique à l’ennemi, les mains plaquées sur les oreilles, il hurle :
- Arrêtez ça, mais arrêtez ça non de Dieu !
Mais rien ne s’arrête, il tressaute à chaque rafale de mitrailleuse et finit par se réveiller en sursaut... Parce qu’on frappe à sa porte !
- Ouvrez c’est le Maire !
Il se lève, courbaturé d’avoir passé la nuit à dormir sur la table de cuisine.
C’est le pas traînant qu’il se dirige vers la porte d’entrée qui s’ouvre sur l’élu de la République, deux gendarmes, le médecin de campagne et plus loin dans la cour le fossoyeur tenant la longe de son attelage.
Le brigadier de gendarmerie s’avance
- Salut Jean, on vient chercher le corps de Louise.
Jean a un mouvement de recule, il veut refermer la porte mais le brigadier plante le bout de sa botte au pied du battant.
Effrayé il hurle :
- J’ vous la donnerai pas, vous n’allez pas m’ la brûler ma Louise, parce qu’elle est pas morte !
Le maire impatient dit aux gendarmes
- Enfoncez moi cette porte !
Mais le docteur s’interpose.
- Attendez, laissez moi faire !
S’approchant de l’entrée, adoptant un ton rassurant, il tente une approche très différente.
- On ne veut pas l’incinérer Jean, mais je dois quand même examiner son corps. Nous devons absolument être sûr de savoir si c’est cette foutue grippe qui revient ou autre chose.
- Quoi autre chose ? Qu’est ce qui a d’ pir que la grippe d’espingouin d’nos jours ?
- Le choléra Jean, on nous rapporte des cas de choléra venant de l’Est ! Allez laisse nous entrer Jean, je te promets qu’on sera…
Et Jean finit par ouvrir la porte en grand.
Le médecin de campagne entre en premier dans la même petite cuisine qu’il a quitté quelques heures plus tôt.
A son passage, obstiné , Jean lui claque dans l’oreille
– Toute façon elle est pas morte !
- D’accord Jean, d’accord, mais laisse passer les gendarmes maintenant, tu verras ils vont bien s’occuper d’elle.
Et les deux militaires en tenue, armés d’une civière, pénètrent à leur tour dans l’habitation se plaçant dans le sillage du toubib.
- Arrêtez !
Les deux hommes surpris par l’injonction s’arrêtent net et se retournent vers Jean qui, de la porte, vient de les stopper là.
- Casquette !
Ils se regardent et le plus vieux, l’air penaud, se tourne vers lui.
- Bien sûr, pardon Jean.
Et d’un geste lent ils ôtent leurs képis pour ensuite reprendre leur équipée funèbre.
- Vous vous êtes mis dans un drôle d’état mon ami.
Jean lève les yeux vers le maire. Ce ton acerbe ne lui plaît pas. Planté sur le pas de la porte, l’élu semble petit, presque un enfant. L’ arrogant pointe de l’index l’accoutrement du veuf, il lui souligne son état vestimentaire déplorable, et sa mine de bougnat.
- Regardez voir comme vous êtes ! Et vous avez bu on dirait, un peu de dignité mon vieux !
Encore imbibé de la veille, Jean lui dit, tout en articulant clairement :
- Désolé vôtre altesse si j’avais su que vous veniez j’aurai passé un costume. Puis il se penche en avant, et d’une manière exagérée et grotesque, mime une révérence royale. Mais pris dans son élan burlesque il manque de s’étaler de tout son long et se rattrape de justesse à la table de cuisine. Bousculée, la bouteille de gnôle chavire et vient exploser sur les tomettes.
A la vue du verre brisé, Jean comprend qu’il se ridiculise. Tout ça ce n’est pas lui. Il doit s’arrêter et reprendre le dessus. Mais d’abord il doit « poser un cul ». Il tire la chaise vers lui et s’affale dessus.
Lentement une odeur de vinasse aigre vient envahir l’espace autour d’eux.
Même s’ils ne s’apprécient guère, les deux hommes se connaissent bien et le maire, sans s’apitoyer sur son état d’ébriété, est tout de même touché par son sort. Il sait qu’il n’est pas dans les habitudes du fermier de se comporter ainsi. Il pense qu’il vient de perdre sa femme tout de même, ce n’est pas rien.
- Pour être dans cet état ce matin, vous avez dû sacrément charbonner hier soir mon ami. Il désigne du doigt la cafetière qui trône sur la cuisinière à bois.
- Faites vous donc un café, vous verrez ça ira mieux après.
Presque allongé sur sa chaise, le menton sur la poitrine, Jean perçoit dans sa voix, l’empathie de l’élu.
Il tente difficilement de relever la tête, soulève une main lourde et molle pour lamentablement signifier que tout va bien et en même temps songe, résigné, que de café il n’y a plus, alors à quoi bon... lassé, il laisse retomber sa main qui vient claquer sa cuisse.
Au premier étage les gendarmes et le médecin de campagne s’apprêtent à redescendre avec Louise.
Le corps sans vie sanglé dans la civière, les deux militaires ont toutes les peines du monde à descendre cet escalier de bois trop raide. Le toubib les suit avec à la main sa sacoche de cuir et les deux képis des gendarmes.
Arrivée en bas tant bien que mal , la dépouille de Louise passe devant son mari. Gauchement, Il se lève de la chaise et doucement s’approche d’elle, silencieux.
Des pieds à la tête, la Morte est complètement recouverte d’un linceul blanc. Jean veut lever ce linceul, il veut la voir une dernière fois.
- Non Jean, on ne touche pas au corps !
- Essaie donc d’m ‘en empêcher l’planqué.
Le brigadier de gendarmerie avait bénéficié d’une exemption, par le conseil de révision, pour « soutien de famille » au début de la guerre.
Mais devant la nécessité de toujours alimenter le front en hommes, il fût rattrapé en 1916 par la bureaucratie militaire.
Celui ci ne relève rien, se tait et le laisse soulever doucement le haut du drap.
Louise apparaît pâle, les paupières closes elle semble dormir. Il approche sa main de son front, lui caresse la joue, il l’a sent gelée et toute dure.
L’émotion submerge Jean encore une fois et une de ses larmes tombe sur le visage de sa bien aimée.
Il ne dit rien. Résigné, il la laisse passer.
Tandis qu’ils franchissent l’entrée il comprend qu’elle ne reviendra jamais.
Alors, debout, le poids de la peine lui voûte le dos. Les bras ballants, ne sachant que faire de ses mains, il a de nouveau cinq ans et revit la scène de sa mère emportée par le typhus. Il ressent à nouveau l’infini chagrin de la perte et de l’abandon, ceux là mêmes maintenant qui lui creusent un trou béant dans le ventre, lui glacent le dos et lui font monter aux yeux des torrents de larmes.
C’est comme un coup de poing direct dans le buffet, qui le pli en deux. Les mains sur le ventre, il est en colère, il refuse la fatalité. Il hurle, un hurlement silencieux.
La bouche grande ouverte les yeux exorbités, il expulse tout l’air de ses poumons parce qu’il veut expulser toute la misère qu’il a dû supporter depuis qu’il est enfant.
Par ce geste, il peine à reprendre sa respiration. Il a un goût amer au fond de la gorge.
Il tombe à genoux, s’appuie le long du chambranle de porte et, dévasté, regarde impuissant, les deux gendarmes faire glisser la civière dans le corbillard du fossoyeur.
Il doit accepter de la laisser partir, il sait qu’il doit se plier à ça, mais c’est trop dur.
- Être raisonnable, je dois être raisonnable.
Il essaie de se persuader d’adopter une attitude digne, mais c‘est sans conviction.
Et tandis que le corbillard s’ébranle, un souvenir lui revient inopiné, comme si on venait de le poser là sur la table de sa mémoire.
- N’oublie pas l’enfant !
Malgré le voile de l’ivresse il sait très bien quand il a entendu cette phrase et qui a prononcé ces mots.
A cette pensée une onde de chaleur envahie son coeur et regonfle sa poitrine.
Dehors, les nuages de l’automne s’installent.
la journée promet d’être maussade mais qu’importe.
Recroquevillé sur le pas de sa porte, le regard dans le vague, ses yeux sont plongés dans ses souvenirs.
Jean sent un sourire s‘élargir sur ses lèvres. Il ne sait pas quand, ni même comment mais qu’il reverra sa Louise, ça il en est sûr.