Prologue

Prologue

An 1553 après le grand chaos

Au Royaume d’Estrie, sur le continent – La convocation

Deux hommes parcouraient le long corridor de verre qui conduisait au Collège des Assentiments, département annexe du Haut Conseil des Commandateurs. La vue, extraordinaire depuis les galeries du Conseil, donnait la mesure de l’institution. Érigé sur un promontoire l’édifice dominait à 360 degrés la cité, ainsi, d’où qu’il se trouvât, nul ne pouvait échapper à l’emprise de son regard de verre. Cependant, Arp Donovan, le Technovateur en charge de la prospection et de l’énergie se garda bien de formuler à voix haute une opinion si sacrilège et somme toute, assez personnelle. Il savait n’être qu’un pion à l’avenir incertain sur l’échiquier de la toute puissante Confédération.

Le Technovateur ralentit le pas. Il venait d’identifier la haute silhouette du colonel Karlov qui le précédait en direction des cabines d’aspiration.

Des rumeurs affirmaient qu’il souhaitait se retirer du service des armées. Était-ce sérieux ? Donovan ne l’avait pas revu depuis longtemps, mais il ne semblait guère avoir changé, toujours la même raideur militaire. Vêtu d’une longue veste qui battait sèchement le haut de ses bottes, d’une chemise blanche à col droit, portée sur un pantalon fuselé à large ceinturon, le colonel arborait les épaulettes dorées à trois chevrons et double aiguillette torsadée, insignes de son grade. La relation entre les deux hommes n’avait jamais été très cordiale, Donovan gardait même un souvenir cuisant de leur dernière rencontre. Il est vrai que l’expédition sur les îles de Glace s’était soldée par un échec dramatique. Lorsqu’au bout d’une année, le Conseil des Commandateurs avait exigé l’abandon de la station et le retour sur le continent des scientifiques, il avait bien été obligé d’obtempérer. « On ne discute pas les ordres des Commandateurs ! » Karlov avait eu beau jeu de critiquer ses décisions alors même qu’il n’était pas sur place, s’octroyant par la suite le rôle providentiel du sauveur. Lui seul avait été blâmé, officiellement. Une mise à l’écart de plusieurs années dans un laboratoire poussiéreux du sixième sous-sol. Années mises à profit pour entreprendre de nouvelles recherches. Aujourd’hui, il estimait avoir payé sa dette.

Il repassa en mémoire chaque phase de son exposé, révisa son argumentaire, tenta d’imaginer les questions qu’on pourrait lui poser et les pièges à éviter. Donovan ne pouvait se défendre d’un sentiment de juste revanche mais se garda de tout triomphalisme. Si la balance penchait de son côté, la partie n’était pas encore totalement jouée.

Karlov allait d’un pas rapide. Les mâchoires contractées du militaire et la ride profonde qui creusait son front indiquaient la contrariété. Que lui voulait le Collège des Assentiments ? Son oreille nota le ralentissement significatif des pas derrière lui. Il ne s’en étonna pas, beaucoup préféraient l’éviter et cette réserve lui convenait parfaitement. Karlov était un solitaire. Par instinct, plus que par réelle curiosité, il jeta un œil derrière lui. Donovan ! Il jura. Que faisait-il ici ? Son retour en grâce n’augurait rien de bon. Le Colonel espérait, en dépit de ses craintes, que sa convocation au Collège était étrangère à la présence de cet indésirable.

Arrivé au bout du couloir, Karlov stoppa net devant un mur, posant la paume à plat sur la paroi. Une voix métallique retentit avant que ne se matérialise une porte d’aspiration.

• Identification acceptée. Bonjour Colonel Karlov. Vous êtes attendu au troisième sous-sol, District C…

Le Colonel pénétra dans le module cylindrique mais, avant que la porte se referme :

• Bonjour Technovateur Donovan. Vous êtes attendu au troisième sous-sol, District C.

Ils se dispensèrent des civilités d’usage.

Arp Donovan eut à peine le temps d’apercevoir la multitude de galeries identiques à celle qu’il venait de parcourir, que la capsule d’aspiration tressaillit avant de chuter à la verticale. Bien qu’habitué, la sensation était toujours aussi désagréable. Karlov gratifia le technovateur d’un regard caustique, sans émettre de commentaires :

• Troisième sous-sol, District C : Cellule d’Hospitalité, Collège des Assentiments, Cabinet des Écritoires.

Ils s’engagèrent dans le couloir de droite. Les deux hommes allaient au même endroit, c’était à présent une évidence. Les murs diffusaient une lumière d’ambiance aquatique, le sol élastique absorbait le martèlement des pas, seul le vrombissement discret des bouches d’aération habitait le silence. Parvenu à l’extrémité de la galerie, le colonel Karlov dut se plier une nouvelle fois au protocole d’identification :

• Bonjour colonel Karlov. Vous êtes arrivé. Salle 2C : Collège des Assentiments.
• Bonjour Technovateur Donovan. Vous êtes arrivé. Salle 2C : Collège des Assentiments.

Le Collège des Assentiments était une salle de taille raisonnable, bien moins impressionnante que celle du Conseil des Commandateurs. Disposés sur des gradins en arc de cercle, une trentaine de sièges étaient occupés par une délégation de Méthodiques, experts chargés de la validation des études et de la programmation des missions scientifiques.

• Bonjour Colonel Karlov et… ?

L’homme consulta son écran :

• Arp Donovan… technovateur en charge de l’énergie et de la prospection, c’est bien cela ?
• Oui, Excellence.
• Prenez place Colonel Karlov. Nous vous avons convoqué afin que vous entendiez l’exposé du Technovateur Donovan, nous savons que vous avez déjà travaillé ensemble. Nous vous écoutons, Technovateur, mais soyez concis, notre temps est précieux.

Donovan s’avança, un peu déstabilisé par les regards braqués sur lui. Il n’avait pas hésité à jouer de relation pour obtenir quelques garanties mais il devait néanmoins obtenir l’agrément du Conseil. Sésame indispensable. À présent qu’il touchait au but il ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine appréhension. Une fin de non-recevoir anéantirait les espoirs de toutes ses années de travail. Les Méthodiques étaient si imprévisibles. Il chassa les doutes, s’éclaircit la voix et entra dans le vif du sujet :

• Depuis dix ans j’effectue des recherches…
• Ça, nous le savons déjà, Technovateur… Donovan. Nous avons suivi vos travaux, épargnez-nous les préliminaires, rétorqua sèchement le Président du Collège.

Le technovateur réfléchit rapidement. Le conseil désirait du concret, soit, il allait lui en donner.

• Hum… Bien… J’ai découvert une nouvelle terre située dans l’océan Primaire. Une île non répertoriée, non explorée.

Un murmure parcourut les rangs des Méthodiques :

• L’océan dans cette partie du globe, reprit-il, est plein de potentialités en matière de ressources naturelles mais en raison des conditions difficiles et du coût élevé d’une telle opération, nous avions renoncé à y implanter la moindre base…
• Et pour cause ! gronda Karlov. Vous, moins que quiconque, ne pouvez ignorer le prix que nous ont coûté de telles tentatives !
• Laissez-le poursuivre Colonel. Nous écouterons vos commentaires plus tard.

Donovan connaissait l’opposition du militaire à de tels projets mais il avait mal estimé la part de ressentiment enfouie sous la carapace. S’il ne pouvait emporter son adhésion, il devrait la contraindre. Il reprit d’une voix ferme son exposé, détaillant méticuleusement toutes les particularités de ses recherches.

• Et en conclusion ? demanda le Président.

Arp Donovan entra un code sur son séquenceur. Un faisceau lumineux se matérialisa, une infinité de points se dispersèrent avant de se regrouper pour former une masse compacte suspendue dans les airs :

• Je vous présente l’île de Kokoën, nom emprunté à un dialecte ancien qui signifie « Source ». La modélisation en trois dimensions donne une idée assez précise de l’île. Elle est relativement étendue avec quelques zones de plateaux, une crête dorsale qui coupe l’île presqu’entièrement en deux et à la pointe Est, une crique assez fermée pour protéger les navires des assauts de la mer. Vous remarquerez que l’île est cernée par une barrière de récifs, dressée comme autant de pieux défensifs. On pourrait penser que l’île cherche à se protéger de toute intrusion.
• Remarquable ! Remarquable !

Le Président ne cachait pas sa fascination devant le spectacle. Il s’adressa au Colonel :

• Qu’en pensez-vous, colonel Karlov ?
• Une nouvelle île n’a rien d’extraordinaire, la probabilité qu’il existe des terres encore vierges à l’ouest est connue. Votre île, d’après les résultats de vos calculs, se situe au cœur d’une des zones condamnées. C’est bien cela ?
• En effet, répondit Donovan sur la défensive.
• Le Collège doit savoir que plusieurs missions ont déjà été engagées afin d’approcher ce secteur, poursuivit Karlov. Celles qui y sont parvenues n’ont pas réellement pénétré le cœur de la zone. Elles sont demeurées à sa périphérie. Les autres n’en sont jamais revenues. Les navires ont simplement et purement disparu des radars. Nous n’en avons jamais retrouvé la moindre trace. Volatilisés. C’est pourquoi ce secteur a été déclaré condamné. Il faudrait une raison impérieuse pour reconsidérer cette décision. Je suggérerais au Technovateur de porter ailleurs son attention.
• Une conclusion sans concession, Colonel, constata le Président, Technovateur Donovan, avez-vous d’autres informations à nous communiquer ?
• Cette île est effectivement au cœur de la zone condamnée, le Colonel a raison. Mais cet argument, pour un chercheur, ne peut qu’attiser son intérêt. Il se doit, par sa nature, d’essayer de comprendre l’inexplicable et cette curiosité a permis une découverte majeure. Je peux affirmer que les interférences magnétiques et les conséquences qui en résultent sur les radars et autres moyens de communication sont provoquées par la présence de Quarconium. Du Quarconium, en très forte concentration. Un gisement exceptionnel. C’est pourquoi nous l’avons nommé KoKoën. Je vous laisse imaginer les bénéfices d’une telle opportunité, déclara Donovan qui gardait pour la fin cet ultime argument.

Karlov le foudroya du regard. Donovan avait prononcé la formule magique et capté l’attention de l’auditoire. Les Méthodiques se concertèrent. Le Président demanda le silence et reprit la parole :

• En êtes-vous certain ?
• La probabilité est de 9.8/10 ! Toutes les projections le démontrent. Regardez les tableaux de résultats, chapitre CCCXXXVII – section III ! Ils sont sans équivoques ! Vous savez combien nous sommes dépendants de cette ressource, aussi rare que précieuse. Envisagez les multiples possibilités ! Notre technologie a considérablement évolué ces dernières années. Ce que nous ne pouvions espérer il y a seulement cinq ans est aujourd’hui réalisable, alors imaginez ce que nous pourrions faire avec une telle ressource ! J’ajouterais aussi que nous pourrions étudier de près ces perturbations pour mieux en comprendre les mécanismes, les contourner, voir même en tirer parti.
• Ce ne sont que des chiffres, insista Karlov d’un ton froid. Les chiffres se manipulent. Il nous faudrait installer une colonie, assurer un transport conséquent de matériel et d’hommes, organiser le convoyage du minerai, garantir sur place la survie des résidents, sans parler des risques quotidiens à affronter. Tout cela sans aucune garantie de résultats.
• Ce n’est en rien une nouveauté pour vous, Colonel, répondit Donovan avec calme, la confédération possède de nombreuses colonies et certaines dans des endroits tout aussi problématiques, bien que pour d’autres raisons. Que redoutez-vous tant ?

Le trait était perfide, Donovan le regretta aussitôt mais trop tard.

• À combien de vies estimez-vous le prix de vos ambitions Donovan ? demanda Karlov. Cette île est inaccessible, pour autant qu’elle existe ailleurs que dans vos rêves !
• Restons calme, messieurs. Que suggérez-vous Technovateur ? Vous avez bien dû réfléchir à cette difficulté ?

Arp Donovan s’accorda un bref instant de réflexion. Il s’attendait à cette question. Le seul point d’incertitude était Karlov.

• Il existe un moyen d’atteindre cette île. La flotte en grand secret vient de mettre à l’eau un nouveau type de transporteur…
• C’est un prototype de transporteur militaire, coupa Karlov, les essais sont en cours. Le Commandement refusera de l’engager dans une entreprise aussi aléatoire.

Donovan sortit un document de son épais dossier et le présenta au Président :

• J’ai là une autorisation signée du Bureau des Affaires Extérieures du Conseil des Commandateurs. Si le Collège des Assentiments donne son accord pour l’expédition, la seule condition est que le Colonel Karlov assume le commandement du navire car, est-il écrit : par ses compétences techniques et militaires, il est à ce jour le seul formé et habilité à le diriger.

Karlov savait qu’un tel document avait valeur d’ordre. Il ne s’y trompa pas. Le Collège allait donner un accord de pure forme. La décision était déjà prise à un échelon bien plus élevé de la hiérarchie. Les manigances politiques de Donovan avaient porté leur fruit. Les méthodiques s’accordèrent à voix basse :

• Nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer une telle opportunité, conclut le Président. En conséquence et à la majorité, le Collège estime que les bénéfices dépassent les risques et qu’une mission d’études peut donc être envisagée. Le Conseil suprême, par notre entremise, entérine cette décision. Que cela soit acté et enregistré…

Les lumières vacillèrent soudain, interrompant la conclusion du président. Karlov mit à profit cet incident pour s’éclipser discrètement. Le colonel ne se sentait pas d’humeur à supporter l’arrogance triomphante du technovateur une seconde de plus. Mâchoires crispées, il entreprit de parcourir en sens inverse les longs corridors qui l’avaient conduit jusqu’à cette déconvenue. Car il ne faisait aucun doute dans l’esprit du militaire que l’expédition serait un nouveau fiasco. Donovan était un incompétent ! Mais, visiblement, un incompétent au bras long. Il rejeta l’image de ce fouteur de merde pour focaliser son attention sur l’incident électrique, plus problématique dans l’immédiat.

Le Collège avaient-ils seulement perçu ce que lui-même avait ressenti ? Probablement pas, le phénomène avait été si léger. Les marins, eux, développent cette connaissance intuitive de la nature des éléments, toute leur vie en dépend. Le tremblement de terre n’avait pas dû affoler les sismographes mais il fallait vérifier.

Sur la côte, plus loin au nord, l’onde sismique se propageait déjà, un frémissement tenu éveilla l’océan, hérissant la crête des vagues. Puis le trouble gagna le large pour se perdre en direction du couchant, jusqu’aux rivages de l’île.