Elle regardait sans voir la télévision dans la salle d'attente qui diffusait les informations en continu. Des nouvelles d'épidémies, de tremblements de terre, d'horloge de fin du monde qui avançait lentement, les dégâts du harcèlement en ligne, des manifestations qui tournent mal, un homme politique a dit ceci, un autre a dit cela, des élections à venir, la libération d'un Death giver lillois après sa peine de prison de presque deux ans, et enfin, presque comme un soulagement, la publicité. Elle éloigna la main du dessous de son nez qu'elle avait presque gratté jusqu'au sang sans faire attention.
– Camille Legendre ?
Elle réalisa qu'elle avait glissé sur la chaise en plastique orange néon et se leva pour suivre la docteure jusqu'à un petit bureau. Les cabinets des docteurs de la médecine du travail se ressemblaient tous, comme des cubes blancs stériles avec une forte odeur de gel hydroalcoolique. Camille posa son sac sur le sol et croisa les bras sur sa poitrine, attendant que la docteure en face d'elle lui fasse part des résultats de ses examens de la matinée. Celle-ci la regarda droit dans les yeux puis se mordit la lèvre avant de remettre son badge à l'endroit. La Docteure Mekba prit une grande inspiration avant de lui demander avec la voix patiente d'une enseignante de primaire face à une enfant en difficulté :
– Vous m'aviez dit ce matin être célibataire, c'est bien ça ?
– Oui.
– Vous n'avez eu aucune relation sexuelle ?
– Pourquoi ? demanda Camille qui refusait de voir où allaient ces questions.
– Vous êtes enceinte, lui exposa la docteure avec un petit sourire rassurant.
– OK.
C'était un petit mot face à une si grande nouvelle. D'ailleurs, ce n'était même pas un mot. Juste deux pauvres lettres. Camille ne voyait pas vraiment quoi dire d'autre, de toute manière. D'un autre côté, elle se sentait vraiment conne. Qui répond par deux simples lettres à une nouvelle d'une telle importance ? Elle se pinça discrètement la main afin de sortir de ses pensées et essaya de regarder son interlocutrice dans les yeux sans y parvenir. Elle y avait brièvement lu une grande nervosité, comme si elle essayait maladroitement de cacher un secret ou une mauvaise nouvelle. Non pas qu'être enceinte lui semblait être une bonne nouvelle. Au contraire. C'était une catastrophe. Camille n'avait jamais voulu d'enfants et ce malgré la pression sociale et toutes les photos que ses anciennes amies de lycée postaient de leur progéniture sur les réseaux sociaux. Camille ne sentait aucunement le besoin, et encore moins l'envie, d'être parent. Elle avait même fini par penser que les gens faisaient des enfants pour eux-mêmes, parce que c'était ce qu'on leur disait de faire, à grands coups de « le plus beau rôle dans la vie d'une femme, c'est d'être maman » et cela même s'il était clair que la mort prenait le pas sur la vie partout à travers le globe : on pouvait même le voir avec la chute toujours plus dramatique du pic de naissances à travers le monde depuis l'Annonce. Des irréductibles voulaient croire que l'avenir ne pouvait pas être si sombre malgré tout : Camille voyait dans leurs paroles non pas de l'optimisme mais plutôt une certaine forme de désespoir. Elle s'entendit demander :
– De combien ?
Puis, elle se souvint. Elle était célibataire depuis des années, si on ne comptait pas quelques courtes aventures ici et là. Aucun homme ne semblait lui plaire au-delà de quelques semaines. Elle avait eu la sensation de ne jamais pouvoir trouver quelqu'un qui la comprenne, encore moins quelqu'un avec qui chanter Confessions nocturnes dans la voiture – mis à part sa collègue Véronique. Lors de l'été précédent, elle avait réalisé quelque chose d'important : elle était lesbienne. Cette réalisation l'avait soulagée mais également terrifiée. Qui fait son coming-out à presque trente ans ? Un soir, sur un coup de tête, Camille avait couché avec un homme pour la dernière fois. Il y a combien de temps ? Combien de mois ? Elle se mit à compter lentement dans un recoin de sa tête. Un, deux, trois... Quatre...Cinq...
– Six mois. Vous avez fait un déni de grossesse.
Tu m'étonnes.
Pour Camille, il y avait un paradoxe dans l'utilisation des expressions « donner la vie » qui avait son opposé, « donner la mort », laquelle avait comme expression plus ou moins parallèle « infliger la mort ». Cependant, on ne parlait jamais « d'infliger la vie » alors qu'à ses yeux, c'était un acte tout aussi cruel. Elle entendait la docteure continuer à parler sans enregistrer aucune de ses paroles. Celle-ci finit son laïus et lui confia une petite liasse de papiers soigneusement imprimés. Camille fut envahie d'une soudaine nausée. Elle se rua hors de la salle d'attente qui diffusait à présent des clips musicaux des années 90 pour aller jusqu'aux WC dans lesquelles elle vomit son petit-déjeuner. Elle avait envie de vomir bien plus que ça, de hurler de tout son saoul, de pleurer comme une enfant, mais elle resta inerte devant la cuvette. Elle sentit sa poche vibrer. Elle en sortit son téléphone portable qui annonçait un appel entrant de Véronique.
– Je suis devant, lui annonça cette dernière.
– OK.
– Tu sors ?
– OK.
Toujours ce foutu « OK ». Camille raccrocha et se redressa avec difficulté, les jambes tremblantes. Tandis qu'elle se lavait les mains, elle croisa le reflet de cette jeune femme plus blanche que blanche aux banals cheveux châtain mi-longs sans se reconnaître. Elle entendit au loin la voix de Muriel Moreno qui émanait de la télé. Elle se mit à ricaner nerveusement quand elle l'entendit chanter, comme une grande prédiction : « Le pire est à craindre pour demain, ça ne me fait rien ! »
Wow, quel prologue saisissant. Tu mêles humour et drame avec expertise. On rit en voyant défiler "Confessions Nocturnes", puis on reste figé sur ta réflexion "d'infliger la vie". Je trouve cela dramatiquement poétique, et tellement vrai. Surtout en ces temps qui courent.
J'ai hâte de suivre les aventures de Camille, de rire et de pleurer avec elle au fil de ses aventures que je vais m'empressée de découvrir !
J'ai été attirée par ton synopsis et ce chapitre fait saliver !
Je trouve que tu as une jolie plume et que ton style d'écriture permet une lecture fluide et dynamique sans restreinte l'imagination de la scène. Hâte de suivre les aventure de Camille !
@+
Sybel
Quelle galère pour Camille !
J'aime cette réflexion autour "d'infliger la vie".
Bien à toi
Un début prenant pour le moins !! Camille a l'air d'être un personnage très drôle et sympathique malgré ses circonstances, j'ai hâte d'en savoir plus d'elle. En fait ton prologue met bien en appétit sans en dire trop... voire pas assez... bref je vais lire la suite x)
À très bientôt !
J'aime beaucoup ce début d'histoire, ce n'est pourtant pas vraiment ce que j'ai l'habitude de lire mais je trouve ce prologue très bien écrit, le thème intéressant. Tu as l'air de le traiter sans drama et sans misérabilisme, avec beaucoup de naturel et un ton un peu décalé, je vais clairement lire la suite !
A très vite !
Non je rigole, plus sérieusement ~ Hello AliceH, et contente de passer par ici grâce aux Histoires d'Or. Le pitch m'a accrochée. Les thématiques que tu abordes sont peu communes et j'accroche avec le style de ce prologue. Ce ton désabusé, un peu sarcastique, et une énergie de plume qui nous fait filer sans nous en rendre compte vers le bas de la page.
On sent bien ce déni, auquel participe le rituel litemotiv "ok". La façon de nous amener le background de Camille est très bien vue. Là voilà au pied du mur, avec un choix pas simple... et c'est avec naturel qu'on découvre le chemin de ses relations amoureuses. Hâte de faire la connaissance de Véronique.
Ahah et "Confessions Nocturnes", tu m'as fait faire un bond de plus de quinze ans xD Quand j'étais ado et raffolais de Diam's.
Allez j'enchaîne !
Très pessimiste et cynique cette introduction. Beaucoup de thèmes importants sont soulevés, ma narratrice n'a pas une vie des plus réjouissantes. J'espère qu'elle aura quand même droit à quelques rayons de soleil plus tard dans l'histoire.
J'ai bien apprécié l'utilisation du OK, c'est le genre de petits détails qui rendent une histoire vivante.
Je continue ma lecture !
Depuis le temps que ce texte me fait de l’œil... Vive les Histoires d'or, je m'y suis enfin mise !
Je n'avais pas trop en tête les thématiques que tu y abordais, je savais surtout qu'on suivait une jeune femme et que ça n'avait pas grand-chose d'humoristique... Et au final, rien que ce prologue me parle énormément ! Entre ce début sur l'état du monde, le questionnement de l'enfantement, la pression sociale, le mal-être de Camille, le coming-out lesbien... I'm all in.
A toute' pour la suite !
C'est du lourd ! Un texte mature, avec une thématique bien intéressante, bien "littérature générale", tout en incluant un côté fantastique avec "la Mort" ! Ça me plait, c'est cool ! Hâte de lire la suite !
J’ai beaucoup aimé votre introduction. L’ambiance est vraiment bien dépeinte, il n’y a pas une profusion de détails inutiles.
Les sentiments de Camille sont bien décrit aussi. On comprend bien son « OK ».
Il manque un l à Elle dans le troisième paragraphe.
Hâte de lire la suite.
C'est vraiment une super introduction. J'apprécie énormément les textes qui introduisent l'élément "fantastique" l'air de rien en restant profondément ancré dans la vie contemporaine. C'est ce que vous avez très bien réussi.
Je suis très impatient de lire la suite.
Merci pour cette lecture.
Votre texte est bien écrit, on a envie de connaître la suite.
+ On s'attache très vite au personnage, et l'on comprend bien les conflits qui agitent Camille. Beaucoup de potentiel (mère sans le vouloir, lesbienne, contexte de l'Annonce, profession très particulière...)
+ Ecriture fluide, lecture aisée.
- Il y a quelques tournures de phrase que je ne comprends pas bien, en particulier : "Elle éloigna la main du dessous de son nez qu'elle avait presque saigné jusqu'au sang sans y réfléchir."
- Vous parlez de Death giver et de l'Annonce sans dire de quoi il s'agit. Est-on censé le savoir ? Vous le dites dans la présentation du texte, mais ca ne fait pas vraiment partie du récit. (par ailleurs vous parlez de Deathplanner dans la présentation, et Death giver dans le prologue : est-ce la même chose ?)
C'est vrai que ce n'est pas vraiment bien expliqué pour le nez, mais en fait, elle a le tic de se frotter/gratter le dessus de nez donc ça fait des irritations.
Et pour les Death givers (qui sont différents des Death planners) et l'Annonce, ça sera indiqué plus tard dans "Camille" mais sans aller en profondeur.