Astoria Williams a toujours été une enfant particulière.
Lorsqu'elle fut en âge d'écrire, ses journées furent ponctuées par des crises de frénésies incontrôlables. Ces crises apparaissaient généralement les soirs de pleine lune.
Il était impossible de lui arracher la plume qu'elle tenait entre ses doigts et elle ne s'arrêtait pas avant de s'écrouler de fatigue sur le bureau. Elle rédigeait inlassablement, jusqu'au lever du jour. Même si elle n'avait plus de papier, elle continuait à gratter sa plume sur tous les supports qu'elle trouvait à portée de main. Que ce fut les meubles du manoir, les rideaux, les sols, les murs. Tout y passait.
Ses parents étaient impuissants. Personne ne parvenait à arrêter Astoria ni à la raisonner. Dans ces moments-là, ses yeux étaient pleins et noirs. Elle était si effrayante que personne ne trouvait le courage de la stopper.
C'était comme si un démon de la nuit prenait possession d'elle et la poussait à écrire jusqu'à l'épuisement. Dans ces moments-là, elle n'était plus tout à fait elle-même. Elle se perdait dans son imagination où les détails s'entassaient à profusion.
Astoria décrivait un autre monde où la magie et la fantaisie étaient encore plus effrayantes que jamais. Elle griffonnait sans relâche, avec une passion débordante notamment pour le conte du Premier Sorcier et de ses compagnons.
La fillette d'à peine huit ans grattait ce soir-là avec son stylo plume fétiche sur un petit carnet à spirale qui, bientôt, allait être à court de feuilles.
Assise sur la chaise de son bureau, elle avait réussi à briser les chaînes que ses parents avaient installées pour la maintenir dans son lit pendant ses crises. Ses poignets étaient en sang à force d'avoir tiré dessus mais elle s'en fichait.
Ce qui l'intéressait cette nuit-là, c'était l'histoire de l'Envouteuse, aussi connue sous le prénom d'Anola. C'était une proche amie du Premier Sorcier et la fillette l'aimait beaucoup. Dans les livres, Anola était décrite comme étant grande avec de beaux yeux clairs et de longs cheveux blonds, si clairs qu'ils semblaient blancs dans la nuit. Elle avait une voix grave et un rire communicatif. L'Envouteuse était drôle et bienfaisante. C'était aussi une aventurière, qui n'avait peur de rien et qui inspirait la petite fille.
Plus grande, Astoria voulait être aussi courageuse qu'elle.
Plus tard...
Dans dix ans, Astoria atteindrait sa majorité et serait libre de ses obligations. Elle vivrait sa vie comme elle l'entend. Comme l'Envouteuse.
Astoria s'humecta les lèvres puis commença son récit.
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25ème jour du mois du Taureau, Siècle Moderne
Les basses du Suit résonnent dans les oreilles de l'Envouteuse comme des battements de cœur. Elles l'enivrent et l'emportent au rythme des corps qui se trémoussent et qui sautent tout autour d'elle.
Les néons bleu et vert l'aveuglent l'espace de quelques instants et lui font perdre sa proie des yeux.
Anola peste pour elle-même.
L'Envouteuse n'a pas le droit à l'erreur. Si elle commet un impair lors de cette mission, le Premier Sorcier ne lui pardonnera pas de sitôt et il ne la laissera plus sortir du domaine avant longtemps. D'autant plus qu'elle s'est enfuie du Manoir Stonewell sans lui avoir demandé son autorisation ni sans avoir averti les autres...
Mais elle ne pouvait plus attendre.
Lorsqu'elle a entendu cette conversation au détour d'un combat de chiens clandestin l'autre nuit, elle avait su qu'elle était sur une bonne piste. On ne parle pas de Livre de Vérité à tous les coins de rue.
Bien que l'Envouteuse déteste lire, il lui fallait ce fichu bouquin. Cela faisait des siècles qu'il avait disparu et il était le salut de tous.
Moulée dans une mini-jupe en cuir noir, la jeune femme évolue entre les foules, ses talons à brides claquant sur le sol de la boîte de nuit de la capitale. Elle préfère de loin fréquenter les lieux des Anodins. Eux, au moins, ne se prennent pas la tête. C'est simple et festif. Sans chichi. Ils sont simplement là, à danser sensuellement les uns contre les autres, à s'abreuver de cocktails sucrés et à s'amuser en criant et chantant à tue-tête. Certains rentreront accompagnés ce soir, d'autres non. Et ainsi va la vie. Leur vie en tout cas.
Pas la sienne.
De son bustier en dentelle et lacé dans le dos, (celui donnant une vue imprenable sur le python tatoué tout le long de sa colonne vertébrale), la blonde sort un gloss rouge vif et s'en applique une dernière couche sur ses lèvres charnues tout en s'approchant d'une démarche assurée et chaloupée du vigile qui garde l'entrée des VIP.
Elle expire et inspire pour se donner du courage.
Le vigile, un gorille d'un mètre quatre-vingt-dix, l'évalue de la tête aux pieds. Il doit certainement se demander ce qu'une grande perche comme elle fait ici, à espérer forcer le passage.
La réalité est toute autre : son homme est à l'étage. Et elle a suffisamment perdu de temps comme ça.
— J'ai un petit cadeau pour Grinaldi, lui souffle-t-elle à l'oreille.
— Dégage de là, aboie-t-il en la refoulant comme une malpropre.
— Allons mon beau, le prends pas comme ça, minaude-t-elle en lui adressant un sourire chafouin.
Elle tend le cou et établit un contact visuel. Elle capte immédiatement ses prunelles et s'impose dans son esprit. Le grand costaud aux yeux bleus se fige aussitôt, comme hypnotisé.
— Va dire à ton chef que j'ai deux mots à lui dire, insiste-t-elle.
Pour accompagner ses paroles, elle pose sa main sur son biceps et l'effleure d'une sensuelle caresse. Sa poitrine menue n'est qu'à quelques centimètres de son buste gonflé à bloc. Son parfum citronné et entêtant lui prend le nez mais elle ne réagit pas. Elle laisse ses pouvoirs faire effet tout seuls.
De toute façon, ils ne résistent jamais longtemps.
Lorsque l'Envouteuse est devenue immortelle, elle s'est vue dotée d'un don particulier : celui d'envouter les hommes. Dès qu'ils croisent son regard, ils sont incapables de détourner les yeux.
Sa beauté enivrante exerce un sortilège sur tous les mâles des environs. Ils la suivent tous avec la mâchoire pendue et sont prêts à se damner rien que pour exécuter ses faveurs. C'est une de ses facultés les plus utiles et les plus inexpliquées.
Un seul regard sur elle suffit à emballer le rythme cardiaque de n'importe quel homme. Elle devient le seul centre de leur attention. La seule qui compte. Pour elle, ils pourraient tuer, se battre, provoquer des guerres. Non pas par amour, mais parce qu'ils sont rendus fous par ses pouvoirs.
C'est pourquoi on l'appelle l'Envouteuse.
Comme à cet instant précis, où le vigile baragouine quelques mots dans son oreillette pour prévenir ses collègues mais son regard reste braqué sur elle, incapable de se défaire de son sillage magnétique.
— Alors ? demande-t-elle, impatiente.
— Euh... Je... Je... ça arrive, balbutie-t-il. Ça arrive.
— Parfait.
Dans la minute qui suit, il reçoit des instructions et la laisse enfin passer. Satisfaite, elle lui tapote l'épaule comme lorsqu'on gratifie un bon chien-chien.
À regret, il la voit s'enfoncer dans le sombre couloir de la boîte de nuit sans un regard en arrière. Elle n'a pas de temps à perdre, Grinaldi est en haut.
Alors que ses talons résonnent sur le sol enduit d'alcool de la boîte de nuit, elle s'enfonce dans le passage secret jusqu'à monter un petit escalier en colimaçon en fer forgé. En haut, le changement de décor est radical.
Le lieu est plongé dans l'obscurité et des néons rouges aiguillent ses pas. La musique de la piste s'entend à peine et des petites pièces secrètes séparées par des rideaux de velours s'alignent tout du long de la mezzanine. Chaque loge privée est communicante et donne sur la piste de danse du club où l'on peut voir des Anodins danser les uns contre les autres comme des animaux en rut.
De larges canapés en velours entourent des barres de pole dance, décorées de jolies danseuses qui s'enroulent et se déhanchent autour en petite tenue. Les serveuses, toutes aussi séduisantes, habillées de corsets près du corps, de porte-jarretelles et de talons vertigineux adressent sur leur passage des sourires éloquents à leurs fidèles clients. L'une d'elles pose son regard sur la jeune femme et ne la lâche pas des yeux, comme lorsqu'une lionne vient de repérer sa proie. Elle fonce droit vers Anola, un plateau en argent dans les mains.
Le sourire de l'Envouteuse s'agrandit alors : elle préfère, et de loin, les femmes. Elles, au moins, sont insensibles à ses pouvoirs et l'aiment pour qui elle est vraiment.
— Nouvelle ici ? demande-t-elle. J'te sers quoi ma jolie ?
— La tête de Grinaldi sur ton beau plateau, dit-elle en lui adressant un sourire.
— Hum... Pas possible, je le crains. Mais mon numéro, oui.
— Si tu tiens à la vie, je ne te conseille pas, soupire-t-elle. Ma nana est un brin possessive.
La serveuse la dévisage de haut en bas, dépitée puis abandonne très vite en soupirant.
— Oh... Je vois. Tant pis alors.
Sans plus de cérémonie, la serveuse hausse les épaules puis l'abandonne là.
L'Envouteuse lutte pour dévier son regard de sa chute de reins divinement tentatrice et reporte son intérêt sur les carrés privés.
Anola tâche de se concentrer. Elle est là pour une chose : retrouver le Livre de Vérité. Et de préférence avant que Volcea ne le fasse.
Avec le Livre, il lui sera enfin possible de déjouer la malédiction qui la retient prisonnière de sa condition, elle, son frère, Dahlia et le Premier Sorcier. Avec lui, ils seront enfin libres.
Et apparemment, ce cher Grinaldi sait où le trouver.
Il n'est rien d'autre qu'un Anodin qui trempe dans la contrebande d'artefacts obscurs depuis des années. Et il s'est fait une fortune colossale en montant un petit business illégal sur des objets antiques et magiques dont il ne connait même pas la signification ni l'utilisation. Abject.
Anola sera donc sans pitié.
Ses pas la guident entre les allées de rideaux couleur bordeaux où elle aperçoit diverses activités peu orthodoxes dans les différents coins VIP.
Lorsqu'elle tombe enfin sur celui de Grinaldi, elle le retrouve sans grande surprise entouré de deux strip-teaseuses, de deux associés et de gardes du corps. Pour parfaire le tableau grotesque, les trois hommes fument un gros cigare tout en savourant un verre de Whiskey.
La jolie blonde écarte les rideaux d'un coup sec. Ils ont à peine le temps de réagir que son arme est déjà dégainée. Les vigiles tombent à terre, inconscients, les danseuses s'enfuient aussi discrètement que des ombres et les deux amis de sa cible s'écroulent comme des masses sur leur siège, endormis par les balles au venin de serpent.
Seul le bruit de leurs verres qui s'écrasent sur la moquette pourrait trahir sa présence ici.
Bien. À eux deux.
— Qui êtes-vous ?! s'emballe Grinaldi en paniquant sur son canapé capitonné.
L'Anodin est comme dans ses souvenirs : petit, replet et chauve. Ses yeux noirs laissent transparaître de la peur tandis que ceux d'Anola, de la détermination. Elle n'a jamais été aussi proche de son but. Elle tremble d'excitation !
— Monsieur Grinaldi, expose Anola en sortant un deuxième révolver de son harnais et posant son talon aiguille sur son torse pour le dominer. Ravie de faire enfin votre connaissance.
Elle braque directement le canon entre ses deux yeux et le menace sans ciller. Un sourire supérieur naît sur ses lèvres à mesure qu'elle se complait dans son rôle d'espion Pourtant elle ne lui fera pas de mal, mais ça, il ne le sait pas.
L'homme tremble de peur. Son corps flasque frémit de part en part et une auréole foncée apparaît sur son pantalon en toile noire.
Pas très téméraire, le contrebandier ! Presque ennuyée par la facilité de cette mission, Anola rengaine son arme dans un soupir.
— Le Livre de Vérité, expose-t-elle, agacée. Où est-il ?
— Je... Je ne sais pas de quoi vous parlez, pleurniche l'homme, fébrile, encore stupéfait de son interruption.
Bon... Tout compte fait, Grinaldi semble avoir besoin d'un p'tit coup de pression supplémentaire. L'Envouteuse le vise une nouvelle fois, et tire du pouce sur le chien. Il déglutit avec difficulté, comprenant que l'arme est chargée et qu'Anola ne plaisante pas. Et cette fois-ci, les balles sont des vraies.
— Je suis pressée, explicite-t-elle.
Il est cinq heures du matin, et dans moins d'une heure elle doit être rentrée au Manoir. Sans quoi, elle fond comme neige au soleil. Tout ça à cause d'une malédiction...
Non pas qu'elle soit une vampire mais disons que c'est la seule chose que son frère a pu négocier avec Volcea lorsqu'elle les a condamnés à l'isolement pour l'éternité : la possibilité de sortir uniquement la nuit. Si le jour se lève lorsqu'ils sont hors du Manoir Stonewell, leur corps prend feu et ils meurent.
— J'ignore de quoi vous parlez ! s'emballe l'homme.
Argh. Sérieusement ? Il la pousse à utiliser ses pouvoirs sur lui et Anola a promis au Premier Sorcier de ne pas trop se défouler sur les Anodins mais là, il ne lui laisse pas le choix...
Au moment où elle s'apprête à lui faire voir ses charmes, elle sent une ombre apparaître dans son dos. Elle fronce les sourcils. Qu'est-ce que...
BAM !
Une violente poigne l'agrippe par les cheveux. Ses genoux flanchent et son crâne est fracassé contre la table en verre du salon. Elle relâche son arme et titube. Sonnée, elle ne réalise pas tout de suite ce qu'il se passe. Elle tourne de l'œil avant de rencontrer deux yeux bleu ciel. Son cœur s'emballe aussitôt. Qu'est-ce que c'est ce délire ?!
— Ne vous inquiétez pas, indique une voix d'homme à Grinaldi. On ne fait que passer, ajoute-t-il posément.
Sur ses mots, on la bâillonne et lui passe une cagoule. Son sang ne fait qu'un tour et elle se débat comme une furie tandis que son palpitant s'emballe.
C'est qui lui ?! Son arme... Où est son arme ?! L'Envouteuse la cherche à tâtons sur le sol mais ne rencontre rien à part des débris de verre qui lui scient les doigts. La peur au bord des lèvres, elle se précipite trop vite et se coupe l'index.
Vite ! Une pensée cohérente, Anola !
Elle n'a pas le temps de continuer sa recherche, qu'on la redresse sans ménagement sur ses talons. Elle est plaquée violemment contre le mur mais au moment où on s'apprête à lui nouer les mains, elle s'esquive de la prise de son assaillant et retire sa cagoule au plus vite.
Devant elle se dresse un homme, un grand roux baraqué. Sa mâchoire est puissante et ses yeux sont aussi durs et tranchants que des lames de rasoir. Il est vêtu d'une cape noire avec un trèfle à cinq feuilles cousu en fil d'or au niveau de son cœur et tient entre ses mains des chaînes en palladium.
Mauvais signe.
Un chasseur d'Élus.
Il fonce droit sur elle, poing en l'air. Mais c'est sans compter sur ses facultés de défense qui lui permettent de l'esquiver et de lui tordre le coude. Elle s'entortille autour de sa jambe, passe derrière lui puis frappe en plein dans son entrejambe d'un coup de genou. La brute épaisse étouffe un cri de douleur avant de tout de même réussir à l'attraper de sa main vacante.
Engagés dans une lutte sans merci, ils tombent à terre. La jeune femme rampe sur le sol et tente d'attraper un morceau de verre mais le roux la ramène à lui par les pieds. Elle est au bord de l'apoplexie.
— Ah ! crie-t-elle
Elle se défend, lutte, peine, s'enrage mais se débattre contre un quintal de muscles est impossible. La chaîne en palladium s'enroule autour de son cou et la cloue au sol. Sa respiration se coupe et sa peau se met à fondre au contact du métal.
Non, non, non ! Pas comme ça !
Pourtant, tout se brouille à la seconde où le chasseur aplatit son poing sur son visage. Tout grésille puis... plus rien.
Anola perd connaissance.
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— Astoria !
La fillette sursauta, prise en flagrant délit. Elle sortit de sa léthargie en papillonnant des cils alors que ses parents se précipitaient dans sa chambre, effarés.
Toutes les pages de son cahier étaient complètes et même les marges étaient remplies. Il n'y avait plus d'espace. L'enfant avait fini par écrire sur sa propre peau.
Ce soir-là, Astoria avait une fois de plus dépassé les bornes et ses parents jurèrent qu'il était temps d'agir.
Après cette nuit, Astoria n'écrivit jamais plus.