Récit

Par Rachael

Arthen constata avec stupéfaction que les travaux avaient avancé. Le toit était presque fini.

- Je me sentais si anxieux, avoua Siohlann, que tailler des bouts de bois et planter des clous était le seul moyen de ne pas tourner en rond. Alors plutôt que de hurler sur tout le monde, j'ai préféré m'occuper ici.

Ils gravirent l'échelle jusqu'à la plateforme, et pénétrèrent à l'intérieur. Ainsi, ils étaient un peu protégés contre le petit vent froid qui s'insinuait partout ce matin. Le chien, resté en bas, protesta d'un aboiement outragé. Oanell lui intima l'ordre de les attendre en montant la garde. Il écouta sa voix, les oreilles pointées, semblant comprendre, et se coucha au pied de l'arbre en geignant.

Siohlann s'assit en émettant un son assez similaire à celui de l'animal, à mi-chemin entre soupir et gémissement, le dos contre le mur à la senteur de résine.

- Quand je pense que je ne voulais pas d'enfant pour éviter les soucis ! J'avais déjà une sœur jumelle, ça me suffisait comme tracas !

Il paraissait à moitié sérieux. Difficile à dire, avec Siohlann, qui maniait l'ironie et la dérision comme personne. Ses piques contenaient souvent un fond de vérité. Arthen se sentit coupable, une fois de plus.

- Tu ne t'en es pas mal tiré comme père, affirma Oanell, en venant se caler contre sa poitrine, lui prenant elle-même un bras pour s'en entourer.

- Et puis toi, tu étais là, compléta Arthen en s'asseyant en face d'eux, pour bien les voir.

Oanell les regarda alternativement, avec une moue, comme pour s'assurer qu'elle ne serait pas interrompue, et juger de leur degré d'attention. Arthen était tout ouïe. Il brûlait d'impatience, maintenant, des papillons virevoltaient dans son estomac.

- On a compris, après votre disparition, entama-t-elle d'une voix posée, que la machine nazgare vous avait livré le secret de l'identité de ton père. Votre sagacité nous a impressionnés, mais j'aurais aimé que tu apprennes ça tout autrement.

- J'aurais dû t'en parler, mais je ne savais pas comment. À l'époque, cela me paraissait si incroyable.

Elle esquissa un sourire nostalgique :

- Incroyable, oui, toute cette histoire est assez incroyable, quand on y repense...

 

****

 

Ils passèrent toute la matinée dans la cabane, Oanell racontant, Siohlann rajoutant une explication ou un détail, Arthen questionnant. Quand ils en ressortirent, le soleil était haut dans le ciel, il faisait presque trop chaud malgré l'abri du feuillage tintant sous une légère brise. 

Oanell mourait d'envie de partager cette histoire avec son fils depuis longtemps, cela se voyait : elle d'habitude si réservée, effacée même, laissait ses sentiments colorer son visage, illuminer ses yeux. Arthen la trouvait très belle ainsi, dépouillée de cette tristesse qu'elle portait depuis toujours comme un voile gris.

Les spatiaux étaient arrivés à Norsrow et avaient sélectionné des jeunes gens capables d'assimiler rapidement leur langue, grâce à leurs appareils d'apprentissage automatique. Par curiosité, Oanell et Siohlann s'étaient portés volontaires. À l'époque, ils habitaient en famille avec Trisbée, Malfin et leurs deux fils à l'auberge de la bourgade.

De là, leur rencontre avec Kaelán, dans le grand vaisseau des étrangers, avait été une chance, ou un coup du destin...

Oanell et Sio ne cherchaient personne, avaient même abandonné l'idée que quiconque, amoureux ou amoureuse, puisse convenir à l'un ou à l'autre. Depuis l'assassinat de leurs parents, ils avaient construit autour d'eux une carapace indestructible et infranchissable. Leurs liens étaient plus forts que tout ; il était tout simplement impensable que quelqu'un les sépare.

Pourtant l'évidence de cette rencontre avait été irrésistible... pour l'un comme pour l'autre des deux jumeaux.

- Bien sûr, soupira Oanell, on ne savait rien de lui, on ignorait même si on le reverrait...

- D'ailleurs, ce qu'on a appris sur lui juste après nous en a passé l'envie, précisa Siohlann avec une grimace.

L'initiative des spatiaux visait à dissiper la méfiance et les incompréhensions, en donnant les moyens à quelques individus choisis d'accéder à leur civilisation, sous la forme d'une encyclopédie de textes, de sons, d'images, montrant la vie dans leurs mondes. Les deux jumeaux, dès leur retour à terre, s'étaient plongés dans cette manne. Une manne, avec quelques trous quand même : par prudence, les étrangers n'avaient divulgué ni la localisation de leurs planètes ni les bases théoriques de l'hyperespace, leur nouveau mode de déplacement instantané. En revanche, on trouvait des renseignements nombreux sur son inventeur, génie précoce... et télépathe.

Arthen interrompit le fil du récit :

- Mouais, je les ai lus...

Il s'arrêta, à court de mots.

- ... et tu as eu du mal à y croire, compléta Oanell. Nous aussi, je te rassure...

- Nous avons pensé que Kaelán s'était bien fichu de nous, commenta Siohlann. Pire, il avait dû nous espionner : les étrangers, à l'époque, manquaient cruellement d'informations pour comprendre ce qui se passait ici. Je me souviens très nettement avoir eu la ferme intention de l'étrangler si je le revoyais. Un path, posant ses sales pattes sur ma sœur, et farfouillant dans mon esprit !

Oanell le regarda avec reproche.

- Toujours aussi peu nuancé ! 

- Oh, tu étais furieuse, toi aussi.

Elle frotta sa joue contre son épaule et sourit. Pas grande trace de cette fureur passée dans son attitude... Il continua en l'ignorant :

- D'un autre côté, ce qu'on lisait sur lui, sur ses découvertes, était tellement incroyable... Et puis, ta mère l'a revu, dans une autre base des spatiaux, pendant qu'elle travaillait pour eux à de la traduction.

Il leva les yeux au ciel avec une mimique entendue, puis lâcha un soupir langoureux.

Arthen éclata de rire. Pas besoin de lui faire un dessin. La fureur d'Oanell n'avait pas dû résister longtemps au charme de Kaelán...

- Mais toi Sio ? Tu ne l'as pas étranglé, si je ne m'abuse...

Il écarta les mains en un geste d'excuse. Oanell rit, le visage rayonnant de bonheur, à la simple évocation de ces souvenirs. Des vaguelettes pétillantes chatouillaient les nouveaux sens d'Arthen.

Chez les spatiaux, les télépathes étaient des citoyens de la grande Fédération. Pas forcément très bien considérés ou acceptés par tous, mais pas non plus pourchassés ou exclus. Une situation presque impossible à concevoir pour les habitants d'ici, qui les tenaient au mieux pour des déviants, au pire pour des monstres à abattre.

Minant patiemment leurs préjugés, Kaelán leur avait fait découvrir ce qu'être télépathe signifiait réellement : la sensibilité aux autres, le partage, l'empathie. Il n'avait jamais cherché à les séparer ; il avait réussi à s'immiscer en douceur dans leur forteresse, pour bâtir une curieuse relation à trois. Grâce à lui, ils avaient réalisé leur fantasme ultime de jumeaux : lier leurs esprits, rentrer en contact l'un avec l'autre.

Siohlann avait été le plus long à convaincre, à apprivoiser. D'une intuition remarquable, Kaelán avait désamorcé un à un les revirements d'opinion, les mots blessants, les réticences de Siohlann.

Arthen n'était pas sûr de tout comprendre, à vrai dire, de ces histoires d'adultes. Il les scruta l'un et l'autre, cherchant dans leur commune expression rêveuse un peu de cette clarté qui lui manquait. Ils étaient si semblables en tout : mêmes yeux dorés, mêmes cheveux blond roux, même forme de la bouche, du nez, des pommettes ; la ressemblance s'étendait aux oreilles, délicats coquillages qui s'enroulaient de façon similaire, pour se terminer en lobes incomplets. Comment imaginer les séparer, en effet ?

Ils n'avaient pas découvert tout de suite que Kaelán était un télépathe aux pouvoirs étendus. Parce qu'il le cachait ; parce qu'il ne voulait pas les faire fuir... La bataille de Norsrow, dont Arthen avait déjà entendu parler, le leur avait révélé, ouvrant un gouffre entre eux.

- On a bien failli ne jamais le revoir, continua Siohlann. Tout le monde avait été choqué par cet épisode, pour des raisons différentes. Kaelán, par la violence et la brutalité qui règnent ici ; nous, par la découverte de son secret. Et les spatiaux, par les risques qu'il avait pris. Ils ont eu une grande bouffée d'angoisse pour sa sécurité, ils l'ont embarqué sans attendre pour le vaisseau en orbite. Il n'a pas pu remettre les pieds sur terre les quatre mois suivants.

Le visage de Siohlann s'était durci. Nul doute que cet épisode l'avait marqué.

- Il a fallu des mois pour nous retrouver, reprit Oanell. Chacun a dû vaincre ses propres peurs, pour parcourir la moitié du chemin. Moi, j'étais déjà enceinte avant qu'il parte, même si je l'ignorais encore.

Ils s'étaient retrouvés. Kaelán avait fait l'effort de revenir sur cette terre barbare... pour eux. Oanell et Siohlann avaient fini par l'accepter tel qu'il était, avec ses capacités, aussi monstrueuses qu'elles parussent ici...

Ensuite, l'histoire devenait heureuse et presque banale... il y avait eu quelques mois dans la ferme de Lestrenn, pour cacher l'état d'Oanell, puis la naissance d'Arthen, et une période un peu plus longue entre Arcande, nouvellement construite, et Norsrow, fief de la famille. Arthen, bébé, était resté à Norsrow, avec sa grand-mère Trisbée, pendant que ses parents naviguaient d'un endroit à l'autre. On pouvait dire que Trisbée avait veillé sur ses premiers mois.

Personne n'avait jamais su qu'Arthen était le fils de Kaelán. Ni celui d'Oanell : auprès des habitants de Norsrow, ils l'avaient fait passer pour le rejeton du plus jeune frère de Trisbée, un vaurien enfui depuis belle lurette pour vivre une existence de musicien vagabond, qui aurait rapporté en douce à sa famille le fruit de ses débauches. Quelques mois après le départ de Kaelán, Oanell avait officiellement adopté son propre fils, à Norsrow...

- Tout le monde y a cru : à Norsrow, et au village de Lestrenn, en dehors de la famille, assura-t-elle. Ça nous a protégé mieux que tout autre fable.

- Adopté ! Tu ne m'avais jamais dit ça, lui reprocha Arthen, médusé.

Oanell sourit ; ses yeux pétillèrent.

- Puisque ce n'était qu'un subterfuge, à quoi bon... C'était assez drôle, à vrai dire, de prétendre me dévouer pour élever le petit indésirable déposé comme un colis par l'oncle prodigue...

Arthen lui fit une grimace outragée. Petit indésirable... et puis quoi encore !

Restait le plus dur. Le dernier épisode de l'histoire...

Face à une menace sur laquelle Siolann et Oanell promirent de s'attarder plus tard, les spatiaux avaient résolu de partir presque du jour au lendemain, pour ne plus revenir. Arthen venait de fêter ses un an.

Kaelán avait dû fuir. Pas le choix. Il connaissait trop de choses sur la technologie des incroyables vaisseaux des spatiaux. Il les avait construits !

- Mais nous ? argumenta Oanell. Partir, abandonner notre famille, notre monde ? En ignorant si on pourrait reprendre pied ici un jour ? Chacun y a réfléchi sans fin, on en a discuté, à deux, à trois, en famille...

Sa voix s'était changée en un murmure étranglé.

- Et vous avez décidé de rester, termina Arthen.

- Nous avons décidé de rester, confirma Siohlann d'une voix ferme, et de tout entreprendre pour le faire revenir. Sans savoir que ça prendrait tant de temps...

Quand sa voix se fut éteinte, le silence s'installa, les laissant tous avec leurs pensées. Regrets, douleur, nostalgie... Arthen, de son côté, se dit qu'il y avait eu beaucoup d'amour entre son père et sa mère... et son oncle ; ça, c'était réconfortant, même s'il ne comprenait pas qu'ils aient pu se résoudre à se quitter.

- Il n'y a rien d'autre à expliquer, conclut Siohlann en rompant le silence. Sur la menace qui a fait fuir les spatiaux, nous t'en apprendrons plus quand Tenzem t'aura enseigné comment protéger ton esprit. Tu vas devoir retourner à l'école, ajouta-t-il d'un ton moqueur. Mais une école d'un autre genre... Ça ne devrait pas paraître trop dur, tu y retrouveras tes deux amis, et ta petite copine emplumée...

Arthen rougit. Tout se savait donc si vite ?

- C'est pas ma petite copine, se défendit-il. Je l'aime bien, mais elle est si... enfin, je ne sais pas trop...

Il s'emmêlait dans les mots, impuissant à exprimer sa pensée confuse.

- Eh ! La traite pas d'emplumée ! protesta-t-il avec retard.

Devant la franche hilarité de son oncle, il changea de sujet :

- On pourra reparler de mon père ? Et le voir ? Je suis sûr qu'il existe des films, des photos autres que celles que j'ai aperçues dans les archives des spatiaux. Des images de lui, ici, avec vous.

Oanell opina, visiblement soulagée qu'il prenne les choses aussi bien. Arthen abandonna sa position d'observateur pour venir se caler entre sa mère et Siohlann. Pas pour les séparer, mais pour les toucher tous les deux. Ils l'accueillirent avec un sourire ; la main de Sio lui ébouriffa les cheveux.

- Vous croyez qu'on y arrivera ? À le faire revenir, je veux dire !

- On t'en parlera plus tard, répliqua son oncle, mais ici, nous ne sommes pas restés inactifs depuis le départ des spatiaux. Il y a eu des avancées. Bientôt, nous agirons.

Arthen se rappela le discours de F'lyr Nin, un soir au même endroit : « des choses se trament ! ». C'était donc vrai, pas seulement un écho de l'imagination échauffée de l'oiselle...

Un frisson d'excitation le parcourut. La menace inconnue revêtait pour lui les traits du « rat ». L'aversion qu'il ressentait pour lui le galvanisait. S'il pouvait participer, quand cette chance se présenterait, il la saisirait.

Mais cette fois, il ferait confiance à Oanell et Sio. Pas question de se lancer seul dans l'aventure pour semer la pagaille dans leurs plans...

 

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