…Trois, deux, un… Bonne annééééeeee !!!
Les cotillons me gênent la vue, les flûtes à champagne dansent au-dessus de ma tête. Je me gratte la nuque jusqu’au sang pour essayer de déloger les confettis coincés dans le col de ma chemise. Un dernier verre et je rentre à la maison.
Tous les ans c’est la même histoire. À Noël :
— Et toi Joël, tu fais quoi pour le Jour de l’An? Tu as quelque chose de prévu ?
— Oh, probablement un plan de dernière minute. J’ai quelques invitations mais bon…, je finirai bien par improviser quelque chose…
Voilà, c’est ça, noyons le poisson. C’est pas comme si tout le monde avait remarqué. La vérité c’est que les invitations que j’ai reçues m’embarrassent. Et par improvisation j’entends me pointer au bistrot d’en bas à minuit moins le quart, coupe à la main, me frayer un passage dans une foule déjà ivre, faire le décompte et trinquer avec des inconnus sur un fond de reprise de Claude François, et remonter aussitôt dans mon studio à exactement minuit douze.
Mais cette année le sort a eu raison de moi. Je suis dans un appartement relativement spacieux dans le douzième arrondissement de Paris : parquet ciré, hauts plafonds, moulures et cheminées anciennes. Malgré tout, ça se bouscule dans chaque pièce. Il y a peu de lumière, juste quelques lampes çà et là, qui créent un effet boîte de nuit, et une musique électro qui me donne des palpitations. Je ne sais pas pourquoi j’ai cédé. Charlotte a insisté : « Allez viens, quoi, il faut que tu te lâches un peu. Et puis ça t’aidera à oublier Rosa. Il est temps de tourner la page tu crois pas ? » Ah ! Voilà, tout était dit, mon orgueil de mâle n’a eu qu’à se soumettre. Rosa et moi ça faisait presque dix ans. Tous nos amis pensaient qu’on finirait par se marier, avoir des enfants, enfin la totale, quoi. C’était presque plus difficile de leur annoncer la rupture que d’écouter Rosa justifier l’extinction de son amour pour moi. Soi-disant qu’on n’était pas vraiment compatibles, qu’on se mentait à nous-même, qu’on méritait mieux que ça ; quelle lâcheté !
Charlotte, c’est ma petite sœur. Il n’y a que deux années de différence entre nous, mais elle et moi, c’est le jour et la nuit. Charlotte aime les soirées, fréquenter le beau monde et essayer les futurs trucs à la mode. Elle reçoit à peu près dix invitations par jour et elle aime bien aller de soirée en soirée, y rester une vingtaine de minutes environ, pour pouvoir en parler après et éviter toute forme d’intimité. Ce matin elle m’a envoyé plusieurs textos pour me rappeler mon engagement dans ce parcours du combattant et cette après-midi elle est passée avec des vestes, une cravate « slim » et des mocassins empruntés à son colocataire designer qui est au moins aussi grand que moi. « J’ai trois soirées, me dit-elle. Bon okay, t’es pas obligé de venir à toutes, ajoute-t-elle, à la vue de mon air dépité. Si tu veux on se rejoint à la dernière, genre une demi-heure avant minuit, je te présente et puis après tu fais ta vie … Mais je t’assure, ça te fera du bien de voir de nouvelles têtes ! »
Ce soir, avant d’aller à la soirée, j’ai un peu bu. Et j’ai beaucoup pensé à Rosa. Je me suis aussi fait plaisir : canapés et saumon en croûte du traiteur de la rue des Moines. Macarons, et encore un peu de champagne. J’avais envie de célébrer la fin de cette année, de la mettre derrière moi, de l’enterrer pour de bon. C’était en mars qu’elle m’avait annoncé le verdict. Pour être honnête, tout n’avait pas été rose ces dernières années. Mais je pensais qu’on ferait comme tout le monde, qu’on essaierait de raccommoder les accrocs pendant quelques mois encore, jusqu’à ce que tout redevienne normal. Les premières semaines j’étais minable. Je lui envoyais des textos, je lui demandais de me pardonner, je l’implorais de revenir. J’essayais de comprendre l’incompréhensible. En août elle m’a envoyé un dernier texto : J’ai déménagé au Mexique. Je change de téléphone. Je te souhaite le meilleur. Prends soin de toi. R. Et comme ça elle m’avait effacé de son monde, il n’y avait plus qu’à accepter. Ça m’a pris des mois.
L’année dernière on avait trinqué avec les voisins au bistrot d’en bas. Cette année je trinque dans un appartement haussmannien avec des amis de ma sœur qui ne lui ont probablement jamais parlé, à part peut-être Émile qui l’a invitée, mais ça non plus ce n’est pas sûr. Émile est journaliste, et écrivain. L’année dernière il a publié un best-seller policier qui sera bientôt adapté à la télé. C’est le genre de personnes que ma sœur aime fréquenter. Il était en train de me raconter l’intrigue quand le décompte a commencé. L’espace d’un instant j’étais transporté dans un univers peuplé de personnages familiers aux trajectoires pourtant distantes, empli de secrets bien gardés, et où tout le monde est fautif. Émile était doué pour raconter des histoires, c’est sûr, et je serais bien resté à l’écouter s’il n’avait été emporté par le flot des convives qui se pressaient autour de lui pour trinquer. Je me dirigeai donc à contre-courant vers la porte d’entrée en repensant à notre conversation. Au-dessus de la cacophonie générale je l’entends qui m’appelle : « Joël ! crie-t-il. Reste encore un peu ; on a beaucoup trop de champagne à finir pour que tu nous quittes maintenant ! » J’ai chaud, j’ai besoin d’air, et j’ai envie d’être chez moi. Bizarrement je suis aussi content qu’il m’appelle et j’ai envie de lire son roman. J’en vois un exemplaire sur la commode dans l’entrée. Je lui fais signe qu’il faut que je parte et je lui demande si je peux prendre le livre. « C’est cadeau ! » me dit-il, en me lançant un baiser à bout de bras. Je lui souris, et le regarde se noyer dans la foule avant de refermer la porte.
Ce n’était pas désagréable. Les dernières minutes n’étaient pas désagréables. Parler à Émile n’était pas désagréable. Mais je n’aime pas la foule et l’air frais me fait du bien. Je me sens heureux, libéré. Je décide de rentrer à pied pour profiter pleinement des premières heures de cette nouvelle année. Je passe devant des bars animés, je croise des couples qui s’embrassent. Je leur souhaite la bonne année ! Il faut croire que ma sœur avait raison, j’avais besoin de voir de nouvelles têtes. Émile me fait penser à un personnage de dessins animés que j’adorais quand j’étais gamin : Goldorak. Je le trouvais beau. Je m’en veux d’être parti si vite. J’aurais aimé lui parler plus longuement. Il était intéressant. Pendant un instant il m’avait fait oublier Rosa et je lui en étais reconnaissant. J’aimais aussi la façon dont il me regardait, comme si on se connaissait déjà. J’ai pris un détour par les quais de Seine. J’avais oublié la beauté des lumières de la ville qui scintillent sur l’eau. Je m’arrête dans cette contemplation. Et, comme venues de nulle part, les larmes m’inondent. J’étreins mon corps secoué par mes propres sanglots. Je dois m’asseoir. Après un moment je sors le livre de la poche intérieure de mon manteau et l’ouvre à la première page. À travers l’écran de mes larmes juste asséchées, j’en lis les premiers mots : « Cette année-là, Jo s’était promis de ne plus se mentir. » Je lève la tête au ciel dans un éclat de rire, suivi d’un autre sanglot. Je me lève et replace le livre dans mon manteau, juste au-dessus de mon cœur qui s’est remis à battre d’une nouvelle vie, de ma vraie vie. Les mains dans les poches, le sourire aux lèvres, je me mets en marche et retrace mes pas.
Sinon le texte est agréable à lire et les émotions des personnages sonnent vrai.
Merci à vous de partager vos récits.
PS: j'en ai profité pour relire en diagonale la bio d'Haussmann, quel petit saloupiot celui-là ! C'est le père de la gentrification.
Quand je pense à un « appartement haussmannien », ou dans le style haussmannien, j’imagine de hauts plafonds, avec moulures, du parquet, une cheminée ouverte, peut-être en marbre, de grandes portes fenêtres avec un balcon étroit en fer forgé pour les pièces qui donnent sur la rue - pour compléter la façade haussmannienne de l’immeuble, un couloir central séparant les pièces côté rue de celles qui donnent sur cour. Ou quelque chose comme ça !:)
Pour être honnête je ne sais pas si l’expression est tout à fait correcte ou si elle est passée dans le langage usuel car dans ces immeubles il y a aussi des appartements ou « chambres de bonne » - en référence à leurs anciennes locataires, qui ne ressemblent pas du tout à ce que je décris plus haut.
Difficile en effet d'imaginer aujourd'hui à quoi pouvait bien ressembler Paris avant Haussmann... à part en relisant les écrits de Victor Hugo peut-être. Bonne idée! Merci:)
Je n’ai pas connu une histoire similaire à celle de Joël mais sa façon de se replier et de vouloir éviter ce monde est bien dosée et nous nous mettons aisément dans les chaussures, nous compatissons avec son envie de solitude qui ne le rend pourtant pas plus heureux.
Les relations humaines sont joliment dépeintes, une intrigue semble se dessiner entre Joël et Emile (au travers de son livre ?), ce premier chapitre est réussi, finissant sur une note nettement plus optimiste, on sent que cette nouvelle année va être un tournant pour Joël !
Ca se lit très bien, félicitations !
Finalement, c’est probablement une bonne chose que Rosa soit sortie de la vie de Joël. D’une certaine manière, je peux me reconnaître en lui dans son envie de fuir la foule, et même parfois les amis, parce qu’on a l’impression de détonner, de ne pas pouvoir s’intégrer parmi eux.
Cette chute, aussi inattendue qu’optimiste, est excellente. Ce jeune homme, qui était resté bloqué sur un événement qu’il n’avait pas avalé, devant une remise en question qu’il ne voulait pas aborder, peut enfin avancer vers une nouvelle étape de sa vie.
Coquilles et remarques :
— Trois, Deux, Un…[Il n’y a pas de raison de mettre une majuscule à des chiffres ou des nombres.]
— Tu écris « les flutes à champagne », le « saumon en croute », mais « un effet boîte de nuit ». La graphie classique est « flûtes, croûte et boîte » ; si tu appliques les rectifications orthographiques de 1990, c’est « flutes, croute, et boite ». Par souci de cohérence, il faut choisir une graphie et l’appliquer partout.
— A Noël / A travers l’écran [À ; l’Académie française et Grevisse (entre autres) recommandent de mettre les accents sur les majuscules parce qu’ils ont pleine valeur orthographique. C’est aussi valable pour le tréma et la cédille.]
— Allez viens quoi / enfin la totale quoi [Il faudrait ajouter une virgule avant « quoi »]
— mais elle et moi c’est le jour et la nuit [virgule après « moi »]
— à son colocataire designer [pour éviter l’anglicisme : styliste, peut-être ?]
— à la vue de de mon air dépité [il y a deux fois « de »]
— C’était en Mars / En Août elle m’a envoyé [pas de majuscule aux noms des mois]
— Pour être honnête tout n’avait pas été rose [virgule après « honnête »]
— pendant quelques mois encore jusqu’à ce que tout redevienne normal [virgule après « encore »]
— Emile est journaliste [Émile (4 fois dans le récit) ; voir plus haut]
— il a publié un best-seller policier [pour éviter l’anglicisme, je propose : un roman policier à succès]
— Et comme venues de nulle part, les larmes m’inondent [Il faudrait mettre « comme venues de nulle part » entre deux virgules]
Questions de typographie :
— Les guillemets français sont en forme de « chevrons ».
— Les dialogues doivent être bien distincts de la narration. Qu’on emploie le système classique (tirets et guillemets) ou le système moderne (uniquement des tirets), il faut passer à la ligne au début du dialogue et à chaque changement d’interlocuteur (sauf, éventuellement, pour des répliques très brèves). Il faut des tirets cadratins ou demi-cadratins ; pas des tirets courts et surtout pas des tirets automatiques, qui sont des sortes de puces. Voir ici : https://aucoindevosmots.1fr1.net/t376-dialogues-regles-typographiques.
Il y a aussi une présentation à ce sujet sur le forum Plume d’Argent, mais il est en panne en ce moment.
Ce soulagement de n'avoir plus à lutter contre soi.
Ne plus voir ce "non", imprimé dans un recoin de sa conscience et, qui ternit l'univers tout autour de nous.
Comme sauter dans le vide et s’apercevoir qu'on peut voler. (ne faites pas ça à la maison !)
Ce moment de transition jubilatoire où l'on s’aperçoit que l'on se connaissait si peu.
Le problème, peut-être, est de ne le vivre qu'une fois. Ne gardant qu'un souvenir de plus en plus fugace de ce moment éblouissant. Car, on se crée alors un nouvel être auquel on s’accroche. On retombe dans une autre certitude et, tout va très vite se figer dans une rassurante routine.
Mais, comment supporter l’intranquillité au quotidien ? Même si, elle seule, peut nous offrir un peu de vérité ?
:-) Enfin, je n'affirme rien, hein, c'est du wip, dû à ma lecture.
Alors, merci pour cette piqure de rappel !