Scène XX - Ceux qui veulent jouer aux dominos

Notes de l’auteur : Nous voici à la toute fin de ce récit ^^
Qu'importe votre avis global sur *Dominos*, (si vous avez des remarques, si vous trouvez que cela manque quand même d'approfondissement, si la fin est trop brutale...etc.) il sera toujours pris avec beaucoup de reconnaissance s'il est un minimum construit.

Merci d'avoir suivi ce récit jusqu'au bout <3

Ce soir-là, Julius se glissa entre ses draps avec appréhension. Il savait d'avance à quelle insomnie il avait affaire et cette certitude était bien là pour lui déplaire.

Ses rêves.

Oh, il les voyait maintenant tous ses rêves rabougris dans un coin, un creux de son esprit. Froissés par le temps, jaunis par les années, peut-être même étaient-ils un peu périmés. Des rêves qu'il s'était interdit de rêver. Des espoirs qu'il s'était interdit d'espérer. Une flammèche d'existence déjà presque consumée. Ainsi donc est la vie lorsqu'on porte le destin tout tracé, fluide à n'en plus finir ? N'y avait-il donc plus aucune place pour l'imprévu dans son étroite vie ?

Julius agrippa Dentelle.

 -  Je me sens tartine de confiture toute molle, réfléchit-il à voix haute.

Depuis l'avant-veille avec cela, Loupiote n'avait pas pointé le bout de son museau. Le chat ne pourrait pas se frotter tout contre lui cette nuit, si fort que son doux poil en absorberait les larmes mouillant ses joues. Il ne pourra pas se rouler en boule sur son ventre, son petit cœur félin vibrant mélodieusement contre celui de l'antiquaire.

Lorsqu'ils dormaient de cette façon auparavant, Julius entichait souvent l'impression d'avoir une horloge installée dans la chair. Une horloge cardiaque.

Il serait donc un homme de trucage, tout bricolé du dedans.

 -  Je me sens tartine de confiture toute molle car, oubliée sur la table de déjeuner depuis le matin, au milieu des miettes. Là, compléta-t-il en attrapant sa montre à gousset, il est vingt-deux heures.

L'antiquaire retira ses binocles, qu'il posa sur le chevet avec la montre et son soupir. Il était vraiment d'une humeur massacrante. Un nuage de pluie embrumait son cerveau. Et bien malgré lui, il espérait du fond du cœur, des abysses les plus reculées de son âme, entendre quelques craquements sur le toit, quelques échos de pas. Si jamais de tels bruits avaient lieu, il les comparerait sans aucun doute aux sonorités étincelantes du piano, ou à celles, allez savoir, d'un xylophone.

En effet, le rire de la personne qu'il attendait était un ruisseau de perles effleurant un xylophone, avant de s'effondrer dans une trompette. Un rire musical et original.

Surtout musical et original. Car on pouvait aussi lui attribuer une quantité astronomique d'autres qualificatifs.

Oh oui, si jamais il venait à entendre ce rire, le nuage de pluie s'en irait aussitôt.

Toutes sortes d'aurores s'éparpilleraient dans les ténèbres.

 -  Dame Parapluie avait raison, ça veut dire, s'exclama l'antiquaire dans un chuchotis. Je suis amoureux, bel et bien amoureux !

Il se redressa vivement parmi ses coussins, les bras titubants, un peu comme si ses épaules avaient été déboîtées du reste de son corps. Ses pieds demeuraient emprisonnés dans les tissus de sa courtepointe et de sa stupéfaction.

Lui, Julius, homme de statut modeste, sur les bords de la quarantaine, gildigien et fier de l'être, habitant du 8, boulevard des échos au village, antiquaire obsédé par sa profession, penseur à s'en faire mal et regretté rêveur au cœur pantelant, était tombé amoureux. Comme ça : pouf. Tombé dans le long verre de l'amour, une flûte emplie à moitié d'un liquide doré, pétillant et brûlant, à moitié de ce fameux sable mouvant. L'amour avait une sacrée consistance en effet : un peu gluante, mais très douce également.

 -  Eh oui, mon gars : amoureux. Je ne sais plus dans quel état elle est ta vieille tartine de confiture ramollie maintenant, mais elle bonne pour la poubelle. Hein, qu'elle doit être moisie...

Son bâillement l'interrompit.

Un tapement à sa lucarne aussi.

Un tapement à son cœur de même.

Le pigeon repartit en zigzaguant.

Julius relâcha son souffle suspendu en même temps qu'un nouveau soupir. Ils avaient définitivement un goût de sel, ses soupirs. Le binoclard s'amusa un instant à les comparer à des papillons d'haleine tout fanés, les ailes à moitié arrachées. C'était bien triste et délicat comme image, et son amusement fut de courte durée. Quand oserait-il avouer ses sentiments à Danaé ? Oserait-il simplement ? Oserait-il simplement la revoir ? Rien qu'à cette perspective, il sentait le sang lui bouillir dans les oreilles. Et pourtant, il fallait bien qu'il la recroise... Que serait donc que cette histoire, si suspendue dans le temps de cette ignoble façon ? Un lourd astre effondré sur lui-même ? Non... C'était Julius qui avait des étoiles semées dans les poumons. Un filament ? Un mince filament de fumée qui n'attend plus que l'endormissement complet et infini ? Le cœur de Julius se serra ; il se sentit comme à l'étroit. Après lui avoir déposé des oiseaux entre les os, l'allumeuse de réverbères allait sans autre façon lui fausser compagnie, c'était ça ? Et si c'était ça, pour la combientième fois livrait-elle des ailes neuves aux gens qui l'entouraient ?

Le pauvre Julius allait-il devoir décoller tout seul, « de ses propres ailes », comme on dit dans le jargon ? Il ne le pourrait pas, sans elle. Si aile – euh ! - elle ne reviendrait plus, il abandonnerait tout ce qu'il avait entreprit ces dernières semaines, retournerait à son professionnalisme, à sa morne routine et à son immense fascination pour le Père Métal – qu'il n'avait d'ailleurs toujours pas tout à fait lâché aujourd'hui.

Julius n'y résista plus : d'un geste décidé, il souleva le loquet de sa lucarne, puis la lucarne elle-même.

Danaé n'avait jamais été une allumeuse de réverbères très scrupuleuse et avec un peu de chances, elle n'aurait pas encore terminé sa tournée. Mais serait-ce vraiment une question de « chance » ? S'il ne la trouvait pas ce soir, l'antiquaire se sentirait même plutôt soulagé.

Un peu triste aussi.

Mais bel et bien soulagé, oui, ça c'était indéniable.

Il se glissa hors de sa maison puis rampa sur les tuiles sur lesquelles il s’agrippait tout aussi méchamment. Un vent nocturne soufflait par-dessus ses cheveux virevoltants bien que taillés à ras. Il se maudit pour sa maladresse. Il se maudit de grimper sur ce toit. Il se maudit d'attendre Danaé, cette Danaé qui ne viendra sans doute pas. Il se maudit pour n'avoir pas coulé le lainage de son peignoir autour de sa taille. Le vêtement était en effet si mal disposé sur son dos qu'il s'empêtrait entre ses tissus et risquait ainsi à tout instant une abominable roulade en direction de la gouttière. Alors Julius, à court de plaintes, maudit également – et très lâchement ! – la gouttière.

 -  Pff, pff...

Depuis la fenêtre de sa chambre semblait-il, le voisin le scrutait d'un drôle d'air. Se redressant sur une jambe, Julius lui adressa un petit salut ironique, accompagné d'un sourire. Le vieil homme claqua immédiatement ses volets.

Et pour le maudire, Julius jura cette fois-là.

 -  Vous n'êtes décidément pas bin souple, m'sieur Julius ! Eh, par la confiture d'orties de ma grande-tante, quel crachoir !

 -  Da... Danaé ?

 -  Oh, pardon ! Je t'ai vouvoyé, quelle sotte j'fais ! Or, vois-tu, si je suis ici, c'est parce que j'ai comme un p'tit problème...

 -  Danaé, répéta simplement Julius sur le ton d'un constat.

Il osa enfin basculer un œil en contrebas, œil qui dérapa jusqu'à une silhouette tout de même robuste, chaloupant dignement dans le boulevard des échos. Cette silhouette portait une casquette vissée sur son crâne touffu, une large chemise blanche écrasée par un gebrafan de cuir brun corseté, et sanglé de la même façon, un pantalon éléphantesque trempé d'huile et de crasse. Une pipe piquée entre les lèvres, des taches de rousseur mouchetant son nez, une sorte de gros sac entre les bras : elle était bien chargée.

Trop chargée.

Si chargée même que son sac miaulait.

...que son sac miaulait ?!

 -  Serait-ce... Est-ce bien Loupiote que tu portes dans les bras, là ? s'écria l'antiquaire, éberlué.

 -  Bah, euh, oui, quoi. C'est même à elle que j'dois mon p'tit problème...

 -  Elle est blessée ?

 -  Non, répondit Danaé en la déposant catégoriquement sur la gouttière. Elle était enceinte.

 -  Quoi...?

De plus en plus abasourdi, Julius faillit dégringoler, et ses pieds crissèrent sur les tuiles pour se rattraper. Nerveux, honteux, l'antiquaire pressa sa main vers son nez pour remonter ses binocles, avant de se rendre compte qu'il les avait laissées sur son chevet. C'était sans doute pour cela que les nuages lui paraissaient si biscornus, dans le ciel – aussi biscornus que son cœur. Ils s'appuyaient pesamment les uns sur les autres. C'était sans doute quant à sa grossesse que Loupiote lui devait une aussi longue absence – aussi longue que son nez qu'il ne cessait de froncer.

 -  Elle a mis bas chez moi en fin d'après-midi. Sept adorables chatons.

 -  Parbleu...

Danaé répondit à cette imploration par un rire envoûtant. Musical et original.

 -  Et que fais-tu sur l'toit, d'ailleurs ? J'espère pas que tu m'attendais, car si Loupiote n'était pas venue gratter à ma porte en gueulant de toute sa gueule féline, crois-moi, j'me serai jamais pointée. T'aurais pu rester ici toute la nuit, jusqu'à te geler complètement, te transformer en statue de glace toute tordue. Le froid t'aurait tellement mordu les oreilles qu'elles auraient fondues. Et tu serviras de décoration mystique et pailletée pour Gilding jusqu'à la fin d'tes jours.

 -  Quelle imagination ! Sans vouloir te vexer en revanche, je pense quand même que je serais rentré avant. Avant de virer à la glace, je veux dire.

Julius tendit la main vers Loupiote qui, toujours aussi souple et délicate dans sa robe ténébreuse, tenait des allures de danseuse de boîte à musique. Se frottant affectueusement contre cette main transie de verglas, la chatte ronronnait avec la force d'un moteur. Et l'antiquaire répondait à ses exclamations avec des sourires toujours plus larges et émus.

Entendre ses sonorités si vibrantes et duveteuses lui faisait un bien fou.

Et dire qu'il avait réussi à s'en passer durant deux jours, presque...!

Et dire qu'il allait se retrouver avec une flopée de nouveaux chats, bientôt...!

 -  Alors, Julius... Du nouveau, dans ton p'tit commerce ?

Danaé s'était elle aussi hissée sur le toit, prenant appui sur les rebords de fenêtres et emboîtant ses mains au fer crasseux de la gouttière. De près, son aspect décalé s'amplifiait. Ses bouclettes rebiquaient drôlement, les taches de rousseur lui sertissant la peau paraissaient comme mal réparties sur ses joues, son nez.

Son corset ne l'étouffait que superficiellement, à peine si elle avait tiré dessus en le laçant. Pour le coup, Julius ne sombra dans l'étonnement ; Danaé n'était vraiment pas le genre de fille à se torturer afin de porter la taille fine. Même sa tête semblait plantée de travers si on regardait bien – de guingois, certes, mais aussi percée de yeux immenses. L'avantage, avec les grands yeux, c'est qu'on peut prendre le temps de se noyer dedans.

Julius détourna le regard, l'inséra dans Loupiote pour ne pas se laisser avoir par cette eau fascinante.

 -  Mon commerce se porte bien. Les clients sont ni trop peu, ni trop abondants. Les journées se succèdent donc tranquillement et, ma foi, je me retrouve aussi avec du temps pour moi.

 -  Et t'fais quoi, de c'temps pour toi ?

 -  Je me promène.

 -  Même lorsqu'il caille comme ça ?

 -  Même lorsqu'il caille comme ça. Se promener oxygène les idées, clarifie l'esprit, aiguise les pensées. Et si je n'aime pas trop me détacher de mes habitudes, j'ai régulièrement besoin de mettre le nez dehors, ne serait-ce qu'une infime seconde. Les fenêtres fermées, j'ai l'impression d'être en prison.

Et l'impression d'être soudain submergé par les flots écumants de son enfance. Lorsque le Père Métal habitait encore la maison, les fenêtres avaient tout intérêt à demeurer fermées. Le grand-père avait développé une allergie aux oiseaux à cause de leur chant qu'il jugeait bien trop criard, trop aigu, trop coulant de douceur et de naïveté de telle façon qu'ils ouvraient les bras aux rêves. Et s'il y avait bien une chose que le Père Métal détestait, c'était justement la faculté de rêver.

Le lendemain de son enterrement, toutes les vitres s'étaient percées sur le gris-bleu de l'extérieur. Gris à cause des panaches de fumée qui pointaient vers le ciel, le striant de leur crème d'acier ; bleu par la voûte céleste, cette immensité dotée d'un jeu de sourires si varié et franc. Julius Junior avait passé l'exclusivité de sa journée penché à sa lucarne, le nez brandi vers les nuages, à penser, à rêver, à faire tout ce que le Père Métal avait toujours rechigné avec hargne. Or, ce jour-là, il pensait au Père Métal.

Il n'en fût pas de même pour tous les autres jours où il rêvassa.

 -  J'comprends ton sentiment, décréta Danaé en s'affalant à côté de lui, ce qui l'extirpa de sa molle torpeur. Cette sensation d'emprisonnement. L'liberté est un sentiment bien trop fragile... et on n'en vend pas, j'imagine, à t'boutique ? Ce doit bien trop compliqué à créer.

 -  Oui, c'est vrai. Personnellement, je n'ai jamais réussi à en produire en tout cas. Mes ancêtres, peut-être...

 -  Ne t'inquiètes pas, tes émotions aussi sont très bien façonnées. On en morfile que trop volontiers ! Le flacon de Colère que tu m'avais vendu avait très bien fait son job, par exemple.

Julius frissonna : imaginer Danaé avec le goulot de la fiole de Colère entre les lèvres lui glaçait le sang. Il se demandait bien ce que ce sentiment foudroyant avait pu lui insuffler. De la colère, d'accord, mais contre quoi ? Contre qui ?

 -  Ce n'était pas trop douloureux, la consommation de... Colère ? questionna-t-il timidement, esquivant un énième mouvement vers son nez où reposait des bésicles invisibles.

 -  J'ai vécu pire, t'sais...Et pis boire d'la Colère, c'est toujours très révélateur... ! Ça m'a permit d'alimenter une haine hors du commun contre le monde, la vie, les gens ; une haine noire, incommensurable, pas même troublée par la moindre cuillerée d'compassion, ou autre bail comme ça... Une Haine Pure, quoi. Et pour tout te dire, cette expérience m'a appris une infinité de nouvelles choses... Merci.

Acheter un flacon de Colère, c'était une chose, mais remercier pour cette boisson néfaste, c'en était une autre.

Julius se débarrassa de sa perplexité dans le pelage étoilé de Loupiote, son beau pelage élasticité par l'arrondi de son ventre. Il avait gardé au chaud sept chatons, ce ventre. Sept chatons dans cet espace clos et rond, un peu comme la bulle d'une pensée. Sept chatons. Sept chatons, nom d'un vieux tourne-disque ! Qu'allait-il donc en faire ? Les garder ? Les installer dans un panier aux côtés de son comptoir, pour les offrir ensuite aux clients les plus attendris ? Les tuer ?

Oh non, pas les tuer... ! Cela fendrait son petit cœur voletant, virevoltant de sensibilité, lui cramerait les artères, lui rehausserait l'amère saveur de la peine dans la gorge. Si lui était légitime de vivre, ces chatons l'étaient également.

Comme tout le monde, d'ailleurs.

 -  Peut-on mettre fin à ce silence oppressant ?

En parlant de la sorte, avec son énorme voix cassée, cassante, qui portait assurément jusqu'aux nuages, Danaé avait en soi déjà mis fin audit silence oppressant. Julius se sentit pourtant obligé de lui fournir une réponse :

 -  Oui, bien sûr.

Sacrément pertinente, en plus, la réponse.

 -  Je...

 -  Julius, j'aimerais m'envoler, l'interrompit-elle aussitôt, tout en recrachant une bouffée de sa pipe par le nez.

 -  T'envoler ?

La bouffée se condensa en nuage bedonnant, qui se perdit dans les rejets des cheminées voisines. Un peu plus loin, derrière les rideaux de fumée, de brumes et d'étoiles, on pouvait apercevoir quelques silhouettes d'oiseaux qui ne s'envolaient pas. Pour cause : ils volaient déjà, sans le « s'en », et depuis maintenant un bigre pour de temps.

De leurs ailes, ils touchaient, s'appuyaient contre les vents qui balayaient la ville, le bec piaillant une joie toute moite à se faire vomir l'estomac.

Danaé avait raison ; avant de voler, il fallait déjà s'envoler, et s'envoler était sans doute une expérience bien plus grandiose et intense que voler tout court. A trois lettres et une apostrophe près, la sensation savait changer.

 -  Oui, m'envoler, Ju'. Quitter c'monde grotesque et sa chicane puis battre des ailes, battre des ailes et se battre encore jusqu'à la Lune. Quand j'aurais atteint l'Lune, je pourrais mourir en paix. Je n'aurai plus cette effroyable impression d'inachevé collée à la peau. Je serais libre. (son œil bascula dans une mare d'extase, qui se rapatria onctueusement dans son chuchotis :) Libre...

 -  Tu vois donc la mort comme une libération ?

 -  J'en sais rien, par le rabouin ! Mais voler, n'est-ce pas monter au ciel ? Et monter au ciel, n'est-ce pas mourir ? Étant humains, la terre nous retient par les chevilles, ricane en nous considérant les yeux tournés vers la voûte céleste – et des yeux suppliants, piteux, aux reflets jaunâtres. La gravité me tue, Julius. Elle me persécute vraiment. En quoi la guédouze serait méchante, au fond ?

L'allumeuse de réverbères déploya sa nuque comme pour attraper la nuit d'encre, un mouvement raide et décidé à l'instar de sa colonne vertébrale, au contraire de tous ses autres membres affaissés sur les tuiles, piétinés par le poids de son soupir. Ses bouclettes dégoulinaient, emmêlées et larmoyantes sur ses épaules. Ses bras s'amollissaient, écroulés sur ses genoux comme un encrier sur l'écritoire. Quant auxdits genoux... eux aussi étaient si flasques qu'ils en paraissaient dissolus. Julius suivit le regard tellement flamboyant de la jeune femme, en quête de vie : il se juchait dignement au plus haut des cieux, perché entre deux étoiles, là où la lune aiguisait ses croissants.

Brillante, lamée et terrible.

Terriblement idéale.

Dans son ventre sphérique aussi lacté que sableux, il se tenait de l'espoir en position fœtale.

 -  Je n'sais pas comment je vois la mort, reprit soudain Danaé, les boucles emportées par la brise. Mais je sais au moins comment j'vois la vie.

 -  Comment, alors ?

Danaé relâcha les muscles de son cou, se replia en tailleur, balaya ses mèches rebelles et s'appuya sur ses coudes. Les gestes précis, excentriques et mécaniques.

 -  Comme un jeu de dominos.

 -  De… de dominos ?!

 -  Oui, les dominos : ces petits morceaux de bois rectangulaires tantôt teintés de noir, tantôt teintés de blanc, qu'on aligne les uns en face des autres horizontalement parlant et dans lesquels on s'amuse à donner des pichenettes. Une cocasserie à en crever. Rien qu'avec la force d'notre petit doigt, le premier rectangle tombe, entraîne dans sa chute l'deuxième, qui entraîne l'troisième, etc. Nous obtenons à la fin une spirale de petites babioles écroulées et, étrangement, cette vision nous empreint de fascination mélancolique. Pour dire combien les humains sont bizarres ! Cela dit, imagine-toi que cette spirale de dominos tant populaire n'ait pas de fin. Que les dominos s'écroulent les uns sur les autres de cette triste façon à l'infini. Et quand on a l'impression que le jeu va enfin se terminer, la spirale prend une nouvelle dimension, une main invisible redresse d'nouveaux rectangles teintés, survenus d'on-ne-sait-où. Oui, imagine-toi que ce scénario s'déroule ainsi d'un ton éternel.

 -  On serait donc continuellement empreint de fascination mélancolique ?

 -  Pas seulement, Julius : parce que nous sommes nous-mêmes ces dominos équilibrés au sol. Pendant quelques instants seulement. Avant que la main du temps ne nous écrase. Une question s'pose alors : que veux-tu faire de ton maigre temps passé sur Terre ? Ne faudrait-il pas mieux vivre chaque jour comme s'il s'agissait de ton dernier ? L'terme « profiter de la vie » prend alors tout son sens, non ?

 -  Profiter de la vie... répéta songeusement Julius. Consacrer l’entièreté de son temps à ses passions...

Rien qu'avec ces simples phrases, il se prenait une grande claque. Et manifestement, ce n'était pas la première de la journée. Son cœur brûlait encore de cette allusion faite à ses rêves abandonnés, oubliés, moisissant au sein de ses plus lointains et profonds tiroirs spirituels. S'il ne les rafraîchissait pas, ne les époussetait pas, ne les rétablissait pas dès maintenant sur leurs jambes, à quand serait donc le changement ? Était-il donc destiné à finir ses jours dans la peau de cet antiquaire aussi triste que maladroit, selon la volonté du Père Métal, où avait-il le choix d'un nouvel avenir ? Un avenir incertain, grandiose et surprenant.

La liberté de faire ce à quoi il avait toujours rêvé était-elle encore à sa portée ? Y avait-il un âge où la vie cessait systématiquement de se tenir palpitante ?

 -  C'est pour ça que je voudrais m'envoler, au fait. J'ne veux pas cesser d'être domino, mais j'veux cesser d'être ce genre de domino, celui qui, docile à la gravité, attend tout bêtement son heure équilibré au sol. J'veux être un domino ailé, doté d'ailes qui l'aident pour s'envoler.

Danaé rejeta soudain son épaisse chevelure en arrière, bougea un peu, récupéra quelque chose dans sa poche. Chaque bruissement émis par ses mouvements rebondissait sur le mur de la nuit avec fracas, tracas. Julius se retourna vers elle : ce quelque chose dégoté dans sa poche était en fait une liasse de papiers tout chiffonnés.

Des papiers encrés.

Des papiers encrés d'une écriture manifestement tracée à main levée.

Une écriture qui était la sienne.

 -  Comment... ? s'exclama le pauvre antiquaire, incompris, ruisselant et assurément éberlué.

Danaé lissa de son mieux le parchemin abîmé avant de le lui tendre avec un sourire sincère – certes – mais complètement effiloché, comme sa salopette ; frissonnant, comme les pétales fragiles de la tulipe.

Avec difficulté et à grands efforts de mémoire, Julius se souvint de ces histoires écrites au bord de la Grande Fontaine, qu'il avait finalement légué au vent la première fois qu'il fût passé dans la Ruelle des Acacias. Ainsi donc la pourriture ne les avait pas détruits. Ainsi donc ils ne servirent pas de festin au premier rat venu. Ainsi donc Danaé les avait récupérés.

Et lus.

Avec toutes les pensées, tousses rêves, toutes les fleurs d'émotions les plus personnelles cueillies aux abysses de son âme. Elle avait lu tout ça et aux larmes qui miroitaient dans ses yeux, Julius sut qu'elle avait apprécié sa lecture.

 -  Toi aussi, tu voudrais t'envoler ? Quand écouterais-tu enfin ton propre cœur, Julius, au lieu de celui du monde, au lieu de celui des autres ? Quand comprendras-tu que tu n'as rien à prouver à ces autres, justement ? Que la preuve, c'est toi, c'est ton dedans, ton cœur, ton âme, ce qui t'enflamme des tréfonds ? Si tu es là, c'est pour toi. Ne vends pas ton temps comme tu vends tes flacons. Garde-le, savoure-le, bon sang ! T'as quarante piges et t'es neuf comme un sou ! Quand comprendras-tu enfin que le Bonheur n'est pas ce sentiment humble et rondouillard venant gentiment frapper à ta porte, mais qu'il est lui-même la porte, si tu te donnes la peine de le construire par tes propres moyens ? Julius, Julius... Qu'attends-tu pour vivre ?

Ces mots achevèrent de lui planter une plume à la main, et trente autres dans le dos.

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Prudence
Posté le 22/04/2022
Bonjour Pluma,

J'ai donc fini ma lecture. Je trouve qu'il y a une nette différence entre Dominos et le Monde des Nuages. On sent une progression : comme si l'histoire se déliait, se libérait. J'ai apprécié cette lecture de bout en bout, et comme souvent, à la fin d'une bonne lecture, je reste un peu muette, sans réfléchir et flottante. Parce que ça fait beaucoup d'émotions. Et les émotions, pour ne pas les entacher, au lieu de leur mettre des mots dessus, je préfère les laisser s'effacer. Et puis y repenser plus tard.

Si j'ai beaucoup aimé tes descriptions hors du commun, qui nous prennent et nous montrent avec la grande précision qu'ont les émotions et les sensations (car ton écriture est sensoriellement époustouflante), j'ai aussi trouvé que certains passages seraient plus percutants en émotions s'ils disaient les choses plus simplement, directement, sans détour. Je dis bien CERTAINS passages. Et je dis aussi que d'autres passages sont magnifiques justement parce qu'ils ne s'abandonnent pas à la facilité du sujet verbe complément. Et je dis une seconde aussi que certains passages exploitent à merveilles cette simplicité de la phrase. Ces phrases courtes (et simples, du coup), rehaussées peut-être d'une virgule ou d'un adjectif, ces phrases précises ou ces mots qui claquent comme ceux-ci : "Et lus." ou "Danaé". Je n'ai pas d'exemples plus pertinents sous la main (il faudrait que je retrousse les chapitres un à un xD), mais j'espère que ce que je dis ne t'embrouilleras pas.

Enfin, merci beaucoup pour tous ces instants dans lesquels on devient en quelque sorte les personnages et on s'attache à eux. On ne peut s'empêcher de les aimer même s'ils sont fictifs et de revenir à nous en souriant. En refermant ce livre (si seulement je le pouvais !), je me remets à rêver (merci Julius ;)). Je pense que Dominos a réussi à faire passer ses messages. Dominos m'a également appris (et ça n'a pas de prix).

A bientôt ^^
Prupru' :P
Pluma Atramenta
Posté le 27/04/2022
Coucou Prudence !

Merci infiniment pour ce commentaire, tellement... tellement... juste tellement adorable en fait <3 Je ne sais pas trop quoi dire, je n'ai pas l'impression qu'un merci suffise... Tu as toute ma reconnaissance pour tes mots, pour ton temps, pour ta patience, ta bienveillance et la constructivité de tes messages. J'ai un peu honte aussi, car j'ai l'impression de mal te rendre tout ce que tu me donnes à travers PA. Du mieux que je peux, et au plus vite, je vais m'adonner à la lecture de *L'enfant et le roi*. (Rien que le titre, déjà, est digne d'un conte d'Oscar Wilde. ! <3)

La traditionnelle tartiflette de bonheur,
Pluma.
Prudence
Posté le 27/04/2022
Je suis vraiment heureuse de compter parmi tes lecteurs et ta reconnaissance me touche beaucoup.

Ne te presse pas pour la lecture de *L'enfant et le roi* et n'aie surtout pas honte de ne pas le faire. ^^ C'est un roman en pleins travaux et j'ai peur de "décevoir" bien des lecteurs avec... mais bon.

Des pizzas d'allégresse ;-P

dodoreve
Posté le 03/04/2022
Coucou Pluma <3 Me voilà pour ce dernier chapitre. J'aligne mes commentaires pas bien intéressants qui le concernent lui d'abord, et puis je reviens sur ton histoire.

"Le chat ne pourrait pas se frotter tout contre lui cette nuit, si fort que son doux poil en absorberait les larmes mouillant ses joues. Il ne pourra pas se rouler en boule sur son ventre, son petit cœur félin vibrant mélodieusement contre celui de l'antiquaire." À te lire, le mien me manque ;-;

"Une horloge cardiaque." <3
(Tu as vu La mécanique du cœur au fait ?)

"Dame Parapluie avait raison, ça veut dire, s'exclama l'antiquaire dans un chuchotis." Je t'avoue que la construction de cette phrase me laisse un peu perplexe : je trouve que le "ça veut dire" casse un peu le rythme, qui refait un petit bond dans notre tête avec "s'exclama", pour se terminer sur un "chuchotis" ? J'ai du mal à comprendre comment sonne ce moment ou comment je dois le ressentir.

"Je suis amoureux, bel et bien amoureux !" Avec tout ce qu'il ressentait en présence de Danaé, n'en était-il pas déjà conscient ?

"Si aile – euh ! - elle ne revenait* plus" (les "si" n'aiment pas les "-rait')

"L'avantage, avec les grands yeux, c'est qu'on peut prendre le temps de se noyer dedans." Toi et les yeux, décidément <3

"Ne t'inquiètes pas" sans -s
"Ça m'a permit d'alimenter une haine" permis*
"Quand j'aurais atteint l'Lune, je pourrais mourir en paix. Je n'aurai plus cette effroyable impression d'inachevé collée à la peau. Je serais libre." Plutôt tout au futur simple, non ? (aurai partout ?)
"Julius se souvint de ces histoires écrites au bord de la Grande Fontaine, qu'il avait finalement légué" Il faut accorder le reste avec "histoires" (c'est au masculin ensuite)

Bon, maintenant que j'ai écarté ces petites remarques bien peu intéressantes, je peux enfin me réjouir de cette fin ! J'ai eu peur que ça se finisse en embrassades et grandes révélations, qui m'auraient semblées bien lourdes pour l'esprit porté par ton histoire sur toute sa lancée. Mais tu es restée fidèle à toi-même et ça m'a beaucoup plu. <3 J'aime bien que ça se termine sur cette colère pleine de vie, colère pas si colère que ça, juste Danaé en fait. Et tu es revenue sans lourdeur sur la réflexion que tu as menée avec ton antiquaire et toutes ses rencontres en évoquant le flacon qu'il avait donné à Danaé, et cette Liberté qui ne serait pas à vendre.

Oh et cette phrase, si jolie pour terminer avec tant de classe (il faut l'avouer) et tant en accord avec toute l'histoire : "Ces mots achevèrent de lui planter une plume à la main, et trente autres dans le dos." Vraiment, ah <3 ! Tu sens qu'elle vient du cœur, et terminer au beau milieu de cette conversation la fait résonner en nous.

À propos de cette histoire dans son ensemble, maintenant. Je te l'ai dit, ça m'a beaucoup plu de réfléchir à ces émotions dans chacune de ces scènes. J'ai trouvé que ça marchait très bien, et que ce format en quelque sorte "épisodique" (une impression que PA tend à renforcer) ne les rendaient que plus agréables. En même temps, je sais que j'aurais pu mieux me souvenir de certains détails en lisant plus régulièrement mais, ah ! c'est une une autre question. Toujours est-il que la seconde partie (axée sur Danaé) nous portait sur un terrain différent, qui venait bien compléter la première même si ça changeait globalement le rythme (ça nous sortait du confort de la boutique, un peu comme Julius en fait). Je me suis demandé s'il fallait que Danaé soit présente plus tôt pour que les deux ne soient pas trop étanches, mais je ne crois pas que ce soit la meilleure solution (leur relation s'éterniserait alors que c'est parce que c'est une rencontre qu'on lit chez toi, non ?). Mais j'ai le sentiment qu'une ME aurait peut-être quelques conseils pour les harmoniser, à un stade vraiment de chipoterie. En tout cas, pour en revenir à ce format de scènes en boutique, tu sais que je me suis dit que ça aurait été très chouette à lire dans un journal hebdomadaire, autant qu'en livre ? Mais je me rends compte que c'est une représentation très idéalisée que j'ai en tête, car je ne pense pas à un magazine en papier glacé, mais vraiment à des feuilles qui se plieraient et replieraient pour les glisser sous le bras, et emmener ses nouvelles à lire auprès d'une fontaine. Exactement comme à Gliding, en fait.

Evidemment, je ne peux que reconnaître le plaisir que j'ai eu à lire les descriptions de cet endroit, les odeurs qu'il suscitait, la lumière que j'y voyais percer les nuages, et cette pluie introductive (forcément, je n'ai pas oublié). Je dois reconnaître que mon souvenir du moment où Julius sort de sa ville me semble un peu étrange, tant j'associe cette histoire à l'unicité de ce lieu mécanique et doré, mais un regard plus avisé saura s'il s'agit d'un petit inconvénient quant à ce confort ou d'un atout permettant de mieux mettre en lumière ta ville.

Merci pour cette aventure et ce joli cri du cœur de Danaé. Ce personnage m'a paru entier en tout point, comme Julius. Oh et j'aime tant le savoir avec cette famille de chatons ! Ton point final ne leur est pas consacré, mais je trouve que ça participe tout à fait à se projeter dans la suite de cette conversation, qui n'appartient que mieux à notre imagination et aux émotions qu'on voudra lui prêter.

C'est une belle invitation. Merci encore, et merci pour tous nos échanges. N'hésite pas si tu as des questions, d'ailleurs ? Je n'ai pas ce qu'il faut pour te donner de véritables conseils, mais je ferai de mon mieux si tu veux en discuter.

Et maintenant je laisse cette histoire résonner en moi un petit bout de temps.

<3
Pluma Atramenta
Posté le 15/04/2022
Dodoreve,

Une nouvelle fois, je ne saurais t'exprimer justement ma gratitude. Merci de ta lecture, merci de ta patience, de ta fidélité, de ton engagement auprès de cette histoire et... pour tes mots <3
Pour le moment, je ne pense pas avoir de grandes questions par rapport à cette histoire, mais je n'hésiterais pas si jamais. Je ne doute pas, bien sûr, de la qualité de tes conseils. Jusqu'ici, je ne te dois qu'une myriade de mercis !

Oui, j'ai lu le livre et vu le film de La Mécanique du Cœur et, chose étrange venue de ma part, je lui aie préféré le film. Sans doute aussi parce que c'est l'auteur lui-même qui l'a réalisé, et parce que les illustrations de Nicoletta Ceccoli... <3 Mais de manière générale, Mathias Malzieu est toujours une belle inspiration.

""Je suis amoureux, bel et bien amoureux !" Avec tout ce qu'il ressentait en présence de Danaé, n'en était-il pas déjà conscient ?" Si, bien sûr, mais entre en avoir conscience et réagir à ce qu'on a conscience, il y a une nuance - je pense. Ici, Julius fait la transition. Disons qu'auparavant, il en avait inconsciemment conscience et que désormais, il en a consciemment conscience. Enfin bref, j'arrête de balbutier x)

"J'ai eu peur que ça se finisse en embrassades et grandes révélations, qui m'auraient semblées bien lourdes pour l'esprit porté par ton histoire sur toute sa lancée. Mais tu es restée fidèle à toi-même et ça m'a beaucoup plu." Ouf ! Je redoutais un peu ton avis sur cette fin somme toute assez "ouverte" - mais tu me rassures. Haha, le style embrassades/ grandes révélations ne me ressemble en effet ni à moi, ni à Julius et Danaé ^^
Pour ce qu'il en est du journal hebdomadaire, c'est une très bonne idée, mais qui me semble hélas peu réalisable… Je pourrais toujours en débattre (surtout sachant les contacts de ME dont je bénéficie actuellement) mais pour Galli, il est convenu que l'on ne se penche pour le moment que sur *La confiture aux lucioles*. Dans.... un certain temps, peut-être ?

...Et comme je n'arrive pas à trouver une jolie façon de conclure ce message, je vais me contenter ici de te souhaiter une bonne nuit, de faire des beaux rêves et de prochaines belles créations. (y a-t-il un nouveau projet d'histoire en couvance ? *-*)

Que l'inspiration soit avec toi ! Et Joyeuses Pâques <3
Pluma.

noirdencre
Posté le 30/03/2022
C'est une belle aventure humaine qui se termine (?) ici !
J'ai apprécié chaque moment, me suis laissé emporter par le moindre petit bout de rêve, par ta poésie.
C'est étrange à quel point ton récit peut être d'un réalisme cru et sensible alors que ton univers est complètement décalé, imaginé, improbable.
A mon avis, ça doit être ça le talent.
Au plaisir de te lire au plus vite !
Pluma Atramenta
Posté le 02/04/2022
Merci infiniment à vous !
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