J’avais 18 ans. Troisième capsule d’un triptyque sur une semaine, il était peut-être logique que je finisse de parler de ce stage de musique en Ariège avec une pièce en trois mouvements. J’étais sous antidépresseur, sous anxiolytiques pris quotidiennement, toujours à deux doigts d’un craquage mental. Et il m’avait été demandé, durant une semaine, isolé de tous ceux que je connaissais, de faire de la musique.
J’avais peur de ceux qui m’entouraient. J’avalais mes médicaments comme si je portais un secret. Nous étions tous enfermés dans une sorte de gîte ou d’ancienne école un peu étrange, située pas très loin d’une église dans laquelle les élèves du stage se représentaient tous les soirs de la semaine pour les autres musiciens du stage et les gens du village. Je n’avais que deux échappatoires face à la pression sociale : le gros chien qui gardait le lieu et qui veillait sur nous à chaque pause et chaque repas, ou le travail. Cela tombait bien, mon professeur, en prévision du stage, m’avait donné à étudier la Sonate pour flûte et piano de Poulenc, en me priant à ce que je la joue parfaitement à mon retour.
Je ne jouais que ça, tous les jours, six heures par jour. Même mes cours particuliers avec les deux professeurs du stage portaient sur cette sonate. Je la jouais jusqu’à en devenir fou. Poulenc était pourtant mon compositeur préféré, d’assez loin devant les autres. Ses airs étranges créaient des accords subtils et reconnaissables entre mille. Ses mélodies, parfois un peu cassées par des intervalles inhabituels, apparaissaient toujours d’une finesse sensible. J’aimais jouer des œuvres de Poulenc. Mais les médicaments aspiraient mes sentiments, je n’étais capable de rien. J’entendais tous les jours des remarques sur mon manque d’entrain et d’expressivité. Comment aurais-je pu l’être avec un instrument quand que je ne l’étais pas au naturel ? Je me contentais donc de noter mécaniquement, en rouge et bleu, les nuances du premier mouvement. Si je n’étais pas capable de l’éprouver et de le vivre, alors, il fallait que cela devienne une habitude physique, une réflexion froide et constante, une imitation d’émotion.
Je ne pense pas avoir trompé mon monde. Dans mon souvenir, mes deux professeurs étaient plutôt insatisfaits d’un mutisme pareil à mon niveau technique. Il semblait que la différence entre les deux se faisait particulièrement ressentir chez moi, à tel point qu’eux-mêmes n’arrivaient pas à déterminer d’où cela pouvait venir. Ils avaient donc refusé que je commence le deuxième mouvement de la sonate, préférant que je me concentre sur le premier. Je n’avais encore jamais pris le temps d’écouter ce que je ne travaillais pas, alors je n’en fus pas déçu. Je ne comprenais pas ce que je ratais.
Je fis quelques répétitions dans l’église. Elle était froide, depuis la scène comme dans le public. Je jouais par cœur, beaucoup s’étonnaient d’une telle facilité d’apprentissage. Dans ma tête retentissait le « singe savant » que me harponnait mon professeur depuis des années. Je n’étais effectivement rien d’autre. Jamais un concert ne me parut plus vide que celui-ci. Tout le monde m’écoutait, je jouais, l’église résonnait, mais rien ne vivait. Je n’étais pas là. Je ne ressentais rien en interprétant pourtant une pièce qui ne me déplaisait pas. J’étais le dernier à passer, si bien que je pus rapidement m’enfuir me cacher dans les toilettes. Je me souviens de mon visage fatigué dans le reflet du miroir. Je ne m’étais même pas rendu compte que j’avais pleuré sur scène.
Comme d’habitude, mon professeur ne fut pas satisfait de moi, en rentrant de ce stage. Mais il m’accorda le privilège de travailler la suite de l’œuvre. Ce fut alors que je compris que ce que je cherchais était là. Le mouvement Cantilena de la sonate de Poulenc est sans équivoque la plus belle pièce que j’ai jouée à la flûte de toute ma vie. Rien ne pouvait mieux représenter cette fatigue et cette tristesse morne que je ressentais depuis si longtemps. Pour la première fois, la musique me donnait le moyen de parler.
Mais bien entendu, ma façon de jouer ne convenait pas. Mon professeur me faisait arrêter toutes les trois notes, m’assénant que je ne comprenais pas la musique. Comment lui dire, à nouveau, que je faisais tout ce que je pouvais ? Il était tellement facile de manquer d’air dans ces phrases longues et tristes. J’étais trop lent, puis trop rapide. Mon trille n’était pas exécuté correctement, une note était trop basse, puis trop haute. J’eus le malheur de commettre une faute sur un dièse sans le réaliser, et mon professeur me fit un laïus sur mon manque de respect de l’œuvre et mon incapacité à me rendre compte de mes erreurs. Je subissais en silence. Je voulais juste bien la jouer.
Des semaines passèrent. Entre-temps, j’avais appris le troisième mouvement, dont l’énergie n’était pour moi qu’un travail technique. Commencèrent alors des répétitions avec un pianiste-accompagnateur tout récemment engagé par le conservatoire. J’avais pris l’habitude, comme durant le stage, de jouer avec des pianistes qui ne parlaient pas et étaient là comme des machines : juste à exécuter des notes, sans un mot, sans jamais donner son avis sur quoi que ce soit. C’était à peine si les pianistes-accompagnateurs avec lesquels j’avais pu travailler auparavant m’avaient déjà accordé un regard. Lui venait de l’école de musique dans laquelle j’avais passé mes meilleures années. Il m’accueillit avec un sourire et me demanda : « Par quel mouvement veux-tu commencer ? » Pris de court, même en sachant de par le souvenir de l’église froide que le premier était celui qui me posait le plus de problèmes, je répondis le deuxième. Nous nous mîmes alors au travail.
« Tu le joues vraiment bien, ça donne des frissons. » Jamais personne ne m’avait dit une chose pareille. Surpris, j’ai probablement bégayé des remerciements. Pour ce mouvement comme pour les autres, il m’accompagna et me guida dans l’apprentissage de l’œuvre, profitant de l’absence de mon professeur pour me donner des conseils. Il se faisait plus discret quand celui-ci était présent. Mais par son regard désolé, je pense qu’il avait compris que sa façon de me parler me blessait. « C’est dommage, tu joues mieux quand il n’est pas là ! » Comment une telle chose aurait-elle pu s’avouer ?
Je finis par présenter cette pièce en audition, en entier, pour marquer la fin de mon travail. Dieu merci, ce n’était pas dans une église. À vrai dire, je ne me rappelle même plus du lieu de l’audition. Je me souviens simplement de la scène, du froid de l’hiver qui s’éloigne, le piano derrière moi, mon corps face au public, toujours sans aucune partition. Être un singe savant était mon plus grand point fort, il fallait bien que j’en use pour survivre.
J’avais joué les trois mouvements. Mais en quittant la scène, on ne me parla que du deuxième, sauf mon professeur qui critiqua les deux autres. Quelqu’un que je ne connaissais pas, probablement une maman d’élève, vint me voir en m’assurant qu’elle avait eu les larmes aux yeux à ma prestation. J’en restai interdit. Me persistait en tête cette ambiance morte dans l’église, qui avait hanté toute ma représentation. J’avais tout fait pour ressentir quelque chose. Peut-être que quelque part dans le deuxième mouvement, j’avais réussi à passer outre mon armure. Peut-être qu’il me restait encore un peu d’espoir.
Avec ces trois mouvements, je voyage. Dans le premier, je vis l’un des pires concerts de ma vie. Dans le deuxième, probablement l’un des meilleurs. Dans le troisième, je vois les heures de travail écoulées sur des problèmes techniques et une énergie que je n’avais pas pour en arriver à ces deux résultats si opposés. Et au bout des douze minutes de la pièce, je ressens une fatigue, celle qui m’accablait à l’époque où l’on m’en demandait tant. Et désormais que tout ceci est loin de moi, ne me reste qu’une question. Est-ce que tout ceci était véritablement nécessaire ?