Je m’étais perdu dans ce décor de plaine herbeuse qui s’étendait à perte de vue, ce n’était pas le sol de mon pays ni la nature que j’observais depuis ma maison : j’étais loin, sans savoir où exactement. J’aurais bien pu être sur une autre planète que je ne me serais pas senti plus étranger.
J’avais pris l’initiative de partir à travers ces contrées étirées de l’Asie orientale, marché seul pour me retrouver avec mes pensées. Des mois que je préparais ce voyage. Tout d’abord, des billets d’avion achetés trop vite, un soir où je ne parvenais pas à dormir. Ensuite, la récolte discrète de matériel de randonnée, sans rien révéler de mon projet à mes proches. Enfin, de longues soirées à devoir expliquer à ma femme mon besoin d’isolement prochain, tout en la préservant de mon état d’esprit. Je me sentais si mal dans ma peau sans pourtant pouvoir pointer de raison particulière à cela. Un problème moderne, c’est que je n’avais pas de but, je me laissais simplement vivre. J’avais grandi et fait mes études dans une grande ville pour répondre aux envies de mes parents. J’y avais, malgré cela fais la fête, beaucoup la fête même, les seuls instants que je n’avais pas laissés à quelqu’un d’autre. J’avais fini par devoir trouver un travail sérieux qui me pousserait à faire des choix, pour mon avenir et surtout pour faire plaisir à mon patron. Je commençais à avoir moins de temps et d’énergie pour sortir, et je m’accommodais de ma situation sans vraiment l’apprécier. Il n’y avait évidemment aucun retour en arrière possible, vers la joie et l’ivresse passées, ma vie ne m’appartenait plus. Je me mariais à celle qui l’avait voulu plus que moi, car c’est ce que doivent faire les couples après une longue relation et nous nous installions en banlieue. À trente ans passés, j’étais déjà devenu un banlieusard ennuyant, identique à ce que je détestais voir en mon père.
On ne comprit pas pourquoi quelqu’un qui avait une honnête vie, comme la mienne, pouvait déprimer. Mes proches, amis et parents, convaincus de mes illusoires succès, ne pouvaient que me féliciter. Je n’avais plus envie de songer au sens que pouvait avoir ma vie, mais ces pensées me submergeaient parfois le soir, lorsque je me sentais plus vulnérable. Je compris avoir besoin de distance. Plus je me tenais loin du monde auquel j’appartenais, mieux c’était, pensais-je alors naïvement. Une simple idée, après avoir visionné un reportage tard dans la nuit sur mon écran haute définition au sujet d’un pays lointain où les horizons étaient immenses, où ne s’étendaient que des étendues de solitude, m’a fait me poser cette question : si je renonçais à tout ce confort encombrant pour apprendre à aimer marcher n’importe où, sans but, loin des sentiers battus qui avaient jusqu’alors guidé mes pas, ma vie aurait-elle plus de saveur ? J’avais besoin de découvrir ce que c’était que d’agir spontanément, sans intention et sans influence extérieure, juste moi, mon esprit et mon corps dans un endroit isolé.
Je partis dans les profondeurs les plus reculées de l’Asie avec l’intention de traverser les plaines infinies qui les recouvraient et que les hommes n’avaient jamais su dompter, où seuls les peuples nomades s’aventuraient prudemment au gré des saisons. J’avais fait beaucoup de recherche en prévision, et il me fallut quelques nuits d’hôtel sur place avant d’oser quitter le rassurant monde que je connaissais, celui des commerces, des services et de l’argent qui rendait tout possible.
Au matin de mon départ, j’étais prés à tenter tous les risques pour vivre mon aventure sans aucun regret, je ne m’attachais pas au conseil sécuritaire et je sortais des chemins tracés pour les touristes. Quitte à prendre des risques, je devais ne pas craindre de me perdre. Ce qui m’arriva immanquablement, puisqu’alors arrivé dans ce qui me semblait être le milieu de nulle part, je fus incapable de savoir comment revenir sur mes pas. Cela libéra une douce euphorie en moi, un sentiment de liberté absolue. Si j’étais perdu pour moi-même, alors je l’étais également pour tout le monde. Cette pensée qu’on ne puisse me retrouver me remplit d’une joie vivace. Très vite elle s’estompa et une lente terreur me recouvrit l’échine petit à petit, au fur et à mesure que le jour descendait, laissant éventer ma joie par les vents tranchants des steppes infinies. Si j’étais perdu pour tous, je ne pourrais jamais compter sur qui que ce soit pour me venir en aide. Il n’y avait plus que moi, il n’y avait alors jamais eu autant que moi-même, mes choix et mes responsabilités pour me guider.
Mon instinct d’homme moderne maudissait ce sentiment de liberté, je l’aurais si facilement vendu pour un peu du confort que j’avais rendu. Je me haïssais de ne pas être totalement un homme moderne intégré ni un homme libre capable de revenir au sauvage sans regret, mais de n’être qu’une sorte de forme bâtarde et incertaine qui ne se satisfaisait de rien. J’étais prêt à risquer ma propre vie et à blesser ceux qui m’aimaient encore pour me sentir vivre.
J’avais peur, j’avais froid, et dans de si mauvaise prédisposition, on ne peut alors que trouver les ennuis que l’on mérite. Des heures à errer dans l’amertume et la solitude, à regretter chacun de mes pas, à vouloir revenir en arrière, vers ma maison, vers ma femme, et même vers ces lourdauds insensibles que j’avais comme amis. J’étais épuisé, affamé et déshydraté.
Le vent soufflait fort sur les plaines en cette fin de journée, les nuages se déplaçaient à une vitesse folle, ce qui me donnait la nausée, car tout semblait tournoyer autour de moi. L’horizon s’étendait devant moi, insolent de sa grandeur, et ces steppes immenses m’offraient le vide promis, m’ôtant tout espoir. J’étais piégé entre la terre infinie et l’opaque ciel gris planant bas.
Mon regard se troubla de fatigue quand j’aperçus une silhouette noire au loin. Quelque chose qui avait la forme d’un homme, mais qui n’en était pas un. Quelque chose d’incertain, comme une ombre, déchirée par la lumière descendante du jour. Je ne ressentis jamais de réconfort à la vue d’un de mes semblables, mais plutôt un frisson glacé, comme si je découvrais quelque chose que je n’aurais jamais dû atteindre. J’entrepris à l’aide de mes dernières forces de fuir dans le sens opposé, j’étais sûr que la silhouette m’avait, elle aussi, aperçu et qu’elle s’approchait de moi. Même si j’avais résolu que je pusse bien mourir ici seul, l’idée de me faire rattraper par cette ombre m’était plus désagréable encore. J’aurais voulu mourir là tout de suite plutôt que d’attendre que cette chose m’attrape.
Je trouvai pendant un instant la fougue que possède le cerf blessé, poursuivi par le chasseur sadique, pour prendre de la distance. Je n’avais nulle part où me cacher ; je pouvais courir ainsi éternellement. Mon pied glissait plus d’une fois sur des monticules de terre provoquant une douleur insupportable à ma cheville, accentuée par la fatigue et le froid. Je ne tenais plus, même si la silhouette était loin derrière, je savais qu’elle me retrouverait facilement si je m’arrêtais, pourtant je ne tiendrais pas longtemps à fuir ainsi. Une fois de trop, mon pied dérapa et je tombai à genoux. Je n’avais plus la force de me relever. L’élan qui m’avait poussé s’était éteint aussi vite qu’il s’était allumé. Épuisé, je me laissai tomber sur l’herbe, perdant peu à peu conscience, mon esprit et mon corps semblaient se déchirer en deux entités distinctes, l’une perdue dans le froid et l’autre sombrant dans l’obscurité. Tout était perdu, j’étais vulnérable et inconscient, je gisais au milieu de cet infini sans espoir.
Quelque chose s’approcha lentement. Dans un dernier éclair de lucidité, je perçus un visage juvénile et furieux qui me dominait. Cependant, je ne me trouvais déjà plus dans ce territoire inhospitalier.