Carnet de Djéfen
Nous n'en avons pas reparlé, mais l'attaque de la nuit nous a tous atteints à divers degrés. Je crois qu'inconsciemment, depuis que, petit, j'ai vu mon père avec elle, j'aurais voulu être à la place de F'lyr Nin. Mais c'était un souhait puéril : je n'avais jamais réalisé que malgré ses pouvoirs et son intelligence, F'lyr Nin ne serait jamais acceptée parmi les humains. Pour quelques plumes...
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Grâce aux indications infaillibles de l'oiselle, ils évitèrent les hésitations sur la route à suivre. Elle pistait Uzum par sa trace mentale ; Arthen la visualisait un peu comme un chien de chasse, nez au vent, humant la senteur à peine perceptible de ses pensées. En le suivant, ils s'engagèrent dans un long détour, qu'ils n'auraient vraisemblablement pas pris sans leur guide ; ils découvrirent plus tard que cette boucle leur avait épargné la descente dans une large vallée occupée par les ruines d'une ville tentaculaire.
Cette fois, Arthen saisit pleinement le concept de métropole : des kilomètres de gravats, à perte de vue, des débris de toute forme, empilés sur des mètres d'épaisseur, s'étendant dans toutes les directions... F'lyr Nin était aussi ébahie que lui ; même Djéfen avoua que la réalité dépassait l'image qu'il s'était fait des cités mythiques des anciens. L'oiselle leur signala des présences humaines nombreuses en bas, sauvages ou fouilleurs de ruines.
- Tu peux dissocier Uzum de ces autres gens ? fit Arthen, éberlué.
- Pff ! Évidemment. On ne risque pas de le perdre. Il essaye de refermer son esprit afin de passer pour un humain ordinaire, mais il reste bien plus visible qu'eux.
- Tu repères plus facilement les télépathes que les humains ?
- Leur esprit est plus ouvert, moins résistant au contact. Regarde...
Arthen se sentit soulagé que F'lyr Nin n'ait pas rompu le lien avec lui, comme il l'avait craint après la discussion du matin. Il n'eut pas le temps de s'en émerveiller longtemps, car il fut envahi par une sensation grisante. Impossible de décrire le spectacle que l'oiselle lui offrait : la conscience de présences humaines ! C'était mieux que de voir leurs silhouettes ou même leurs visages, mieux que d'entendre leurs conversations. On n'était plus isolé dans sa propre tête, on « voyait » les autres, un peu comme de petites flammes chaudes de couleurs différentes, selon les sentiments qui se dégageaient des uns et des autres. Il identifiait quantité de nuances, comme l'œil distingue une infinité de teintes. Uzum était en effet plus visible, plus « lumineux ». Arthen n'avait pas assez de mots pour faire le tour de ces sensations extraordinaires ; il préféra se taire, se doutant que son émerveillement et sa gratitude devaient être parfaitement perceptibles par l'oiselle.
Il fut ramené à la réalité quand elle jeta, moqueuse, à son habitude :
- Eh, les deux traînards ! Si vous n'avancez pas plus vite, on n'arrivera jamais à le rattraper.
En effet, ils ne comblaient pas leur retard. Djéfen avait bien progressé en endurance, depuis les premières marches sur l'île, mais Yu'Chin peinait. Ils étaient contraints à des pauses régulières pour le laisser se reposer un peu, même s'il protestait qu'il ne voulait pas les ralentir. Arthen inventait toujours un prétexte pour freiner l'oiselle qui pestait à chaque arrêt.
Djéfen profita d'un de ces interludes pour rompre le silence inconfortable qui s'était installé depuis le départ :
- Mes chers amis, commença-t-il d'un ton grandiloquent, vous siérait-il que je me livre à quelques conjectures à l'égard de ce thérapeute débonnaire qui nous a désobligeamment faussé compagnie au lever du jour ?
Il avait lissé en arrière ses mèches blondes éclaircies par le soleil pour se donner une apparence plus sérieuse, et pris un air sentencieux.
F'lyr Nin soupira bruyamment, levant les yeux au ciel, puis le regarda en louchant comiquement :
- Eh, tu te crois drôle ? Tu nous le refais en langage compréhensible ?
Elle venait pourtant d'esquisser son premier sourire de la journée. Arthen se sentit un peu dépité que ce soit Djéfen qui ait réussi à le lui arracher.
Sous ses dehors malicieux, celui-ci était tout à fait sérieux :
- Je veux dire que je m'interroge sur ce médecin, Nin. Vous ne trouvez pas qu'il a croisé notre route de manière bien commode ? Sans rire, quelle chance avions-nous, hier soir, de rencontrer un type qui va justement à Arcande ?
- Ça n'a rien de si étrange, Djéf, le contredit Arthen. Arcande attire pas mal de monde.
- Oui, mais ce médecin voyageur, je ne l'ai jamais vu chez nous. En général, les docteurs qui font le tour des villages de la région viennent régulièrement à Arcande. On les aperçoit à l'auberge.
- Peut-être qu'il arrive de plus loin ?
- Ou peut-être qu'il ne se trouvait pas là par hasard... Je sais que les nazgars peuvent dominer une personne. Les paths sont plus faciles à influencer que les humains ordinaires, c'est en partie pour cela que les nôtres les rejettent. Parce qu'ils ont souvent joué, bon gré mal gré, le rôle d'espions des nazgars. Tu crois que notre ravisseur reculerait devant un peu de contrôle mental ?
Arthen, frissonnant de dégoût, regarda Nin, qui faisait la moue, ébranlée.
- Mais il a peur de moi, et il est parti, objecta-t-elle.
- Sachant que cela nous donnerait envie de le rattraper, souligna Djéfen... S'il a peur, ne serait-ce pas précisément parce qu'il a rencontré d'autres personnes qui possèdent le même genre de dons que toi ?
Elle se rembrunit une fois de plus à l'évocation de ses pouvoirs, et jeta un œil de reproche à Djéfen.
Ils se turent tous, réfléchissant à ses arguments.
- Qu'est-ce qu'on fait, alors ? questionna Arthen. Au fait, Nin, est-ce qu'il peut lire dans nos esprits ?
- Mhm, il ne s'y risquera pas ; il craindrait que je le voie... Rien à redouter de ce côté.
- Yû, tu n'as rien dit.
Intimidé de se voir confier la parole, Yû'Chin bafouilla un peu, mais sa voix s'affermit comme il déroulait son raisonnement :
- Euh, je... je crois... que si « Il » doit agir, il ne le fera pas en personne. Parce que je suis là. Alors oui, il est possible qu'il se serve d'intermédiaires. Pour vous récupérer, il se débarrassera de moi d'abord.
Ils ne demandèrent pas d'explication. Ils avaient tous compris que Yû'Chin parlait de son créateur. Sous ses dehors de poussin maladroit, il possédait une réelle capacité de raisonnement logique. Les séries de questions qu'il posait pour appréhender le monde autour de lui, même naïves, s'enchaînaient toujours avec cohérence. Arthen se promit de le considérer plus sérieusement à l'avenir.
- Si c'est ce que tu crains, tu t'es montré bien imprudent de le laisser te toucher, le sermonna-t-il.
- On était tous fatigués hier soir, se défendit le neutre en baissant la tête et en regardant ses pieds.
- Bon, alors, on se méfie de tous et de toutes, et de ce docteur en particulier ? résuma Arthen. Il peut être notre ennemi sans même le savoir lui-même...
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Ils avaient tout de même décidé de continuer vers Uzum, afin d'obtenir de lui au moins des informations sur la route à suivre. Ils étaient quatre, pouvaient se relayer pour dormir, et étaient décidés à ne pas se laisser embobiner.
Ils finirent par rejoindre le voyageur une heure après le coucher du soleil, après s'être restaurés, le temps d'une courte pause. Cela faisait plus de deux heures qu'il bivouaquait, et près d'une heure qu'il s'était résigné à les voir apparaître, après un échange avec F'lyr Nin, qu'Arthen avait suivi en spectateur :
- Ce n'est pas très sympa de nous avoir laissé tes affaires à porter, avait-elle lancé. On vient te les rapporter...
Arthen avait senti encore cette sensation mentale, sorte d'effroi au contact de F'lyr Nin.
- Je ne vais pas te manger, Uzum, avait-elle protesté. Tu deviens vexant, à force. Au fait, je te prie de m'excuser d'avoir joué les coucous dans ton lit, hier soir. J'étais morte de fatigue, je n'ai pas pu résister. Ce n'était pas très poli.
Arthen entendit une réponse, mais pas articulée, quelque chose d'informe, sans mots, comme une sorte de sarcasme. Pas très compréhensible pour lui. F'lyr Nin sembla saisir, elle, car elle parut troublée : une expression fugace de désarroi, qu'Arthen n'avait jamais aperçue avant, passa sur son visage. Il crut même, en voyant ses traits se crisper, qu'elle allait se mettre à pleurer. Tout s'effaça ; il se demanda s'il n'avait pas rêvé. Pleurer ? Pas le genre de l'oiselle !
- Pourquoi me suivez-vous ? avait enchaîné le médecin, toujours sur la réserve.
- On t'a suivi aujourd'hui, c'est vrai, mais pour une simple raison. Nous prenons la même route. Tu vois, avait-elle ajouté, tu ne te débarrasseras pas encore de nous ce soir...
Résultat, il les avait attendus, résigné, le ventre un peu noué (incroyable ce qu'on pouvait sentir par le lien avec F'lyr Nin). Djéfen avait fait remarquer qu'il s'était arrêté bien tôt, pour quelqu'un qui ne voulait pas être rattrapé. Mhm, ça donnait à réfléchir... Pourtant, Uzum n'avait pas envie de les voir ; Arthen en aurait juré grâce à ce qu'il percevait par le contact avec l'oiselle...
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Quand ils arrivèrent, ils le découvrirent à l'abri d'un grand rocher, dans un espace où l'herbe avait été aplatie, sa jument attachée à quelques mètres de lui.
Après avoir perdu de l'altitude aujourd'hui, ils avaient traversé des kilomètres de prés tapissés de graminées et de fleurs odorantes, comme celui-ci. Arthen avait senti son nez le chatouiller plus d'une fois en respirant les pollens.
Il faisait doux dehors, malgré l'heure tardive. Ça changeait des autres soirs, où ils se recroquevillaient sous leurs fines couvertures pour échapper à l'air glacial descendant des sommets enneigés. Un petit feu brûlait néanmoins aux pieds d'Uzum, éclairant son visage impassible, ni accueillant, ni hostile.
- Bonsoir, dit Arthen avec un grand sourire qu'il voulait encourageant.
- ‘Soir toubib, fit Djéfen en écho.
- Bonsoir, maître Uzum, murmura Yû'Chin en s'inclinant respectueusement, un ton plus bas que les autres.
- Bonsoir doc, roucoula l'oiselle d'une voix aimable qui ne lui était pas du tout naturelle.
Ils se laissèrent tous tomber près d'Uzum, dans l'espace dégagé autour du feu. Arthen remarqua que F'lyr nin se mettait le plus loin.
- On a ramené vos affaires, dit Arthen en lui tendant son sac.
- Merci.
- Pourquoi vous êtes partis ?
Le regard de l'homme quitta Arthen pour se fixer sur l'oiselle, qu'il dévisagea sans flancher.
- Parce que je n'ai pas de bons souvenirs des nazgars que j'ai rencontrés dans mes voyages... Il est vrai que techniquement, le terme ne convient pas à cette demoiselle. Les nazgars n'ont pas de plumes. Et ils ne se mélangent pas avec des humains. Sauf à Arcande.
Les yeux de F'lyr Nin étincelèrent de colère. Nazgar... Pourquoi les mots pesaient-ils autant ? songea Arthen. F'lyr Nin n'aurait pas tiqué si on l'avait comparée à Tenzem, pourtant bien un nazgar, lui...
Arthen, lui, avait la confirmation éclatante de sa propre évaluation des pouvoirs de F'lyr Nin...
- Pourquoi aller à Arcande alors ? cracha-t-elle.
- Oh, mais je vois qu'on a espionné ! Oserais-je dire que cela illustre assez bien mon propos...
Il fit une petite pause pour observer la réaction de l'oiselle. Arthen, lui, tenta de garder un œil sur chacun d'entre eux. F'lyr Nin avait serré les poings ; elle mordait sa lèvre dans ce geste d'embarras qu'Arthen avait appris à identifier. Touchée !
Uzum haussa les épaules :
- Je n'ai pas revu Arcande depuis le départ des spatiaux. J'y reviens aujourd'hui par curiosité, et parce que je suis fatigué des voyages. J'arpente les chemins de la terre depuis bientôt quarante ans. Je me sens las, je cherche un endroit intéressant pour poser mes bagages. Ils sont devenus bien plombés, avec le temps... Mais ma présence ici est moins surprenante que la vôtre. Votre... équipage est bien inattendu ! D'habitude, les humains civilisés ne se mélangent pas avec les alters, et pas non plus avec les télépathes ! Et les enfants ne voyagent pas seuls.
- Nous sommes originaires d'Arcande ; nous comptons y retourner, daigna expliquer Djéfen. Le reste serait trop long à raconter, nous n'y tenons pas.
- Bien, bien, chacun doit garder sa part de mystère... Si vous venez d'Arcande, alors vous pouvez me parler de la ville ? J'en ai eu des échos, bien sûr, mais je ne l'ai pas revue depuis sa construction.
- Elle a grandi, s'est étendue, ses habitants dorment tranquille... débuta Djéfen.
- Vous étiez là-bas en même temps que les spatiaux ?
Arthen avait pratiquement coupé la parole à son ami. Il brûlait de curiosité. Peut-être cet homme avait-il connu les spatiaux, et son père ? Après tout, les télépathes ne couraient pas les rues...
- Je suis parti à l'autre bout de la terre pendant la construction de la ville. Mais avant, je travaillais à Norsrow pour les spatiaux. Grâce à eux, j'ai beaucoup voyagé, j'ai vu le monde au-delà de ce continent.
Il resta silencieux un court instant, perdu dans ses souvenirs.
- Ah, ah, ah ! gloussa-t-il avec indulgence. J'imagine bien que les aventures d'un médecin errant comme moi ne vous passionnent pas. Ce sont les spatiaux qui titillent votre curiosité ?
Il semblait quelque peu étonné :
- Pourtant si vous vivez vraiment à Arcande, vous devez tout savoir sur eux ?
- C'est devenu un sujet tabou, admit Djéfen piteusement. Depuis qu'ils ont disparu, tout le monde a peur.
- Mhm ! C'est fâcheux. Ils n'ont rien dit, à vrai dire, pour expliquer leur départ, sauf qu'ils devaient nous quitter pour leur propre protection.
Son visage laissa paraître un amusement moqueur.
- Les fantômes ne m'effrayent pas. Je veux bien vous en parler, je n'ai pas sommeil ce soir.