Tinder Océan
(Personne n’est mieux seul.e
Vous vous foutez le doigt dans l’œil)
1. Tu peux t'asseoir là si tu veux
Là ?
Oui là.
...
Tu veux un thé ?
Bah c'est qu'il est tard un peu.
De l'eau ?
Ouais je veux bien de l'eau.
Y a des oreillers sans taie sur le canapé vert déplié, où Rosalie s'est assise. Et des tableaux moches au mur.
De ceux qu'on mettrait pas chez soi.
On sent qu'il est à personne cet endroit. Juste à des gens qui passent. Quelques jours par ci quelques jours par là.
Rosalie fait de son mieux pour cacher ses mains moites. Parce que dès le premier regard sur l'appli y avait eu un truc.
Tout était joué.
A travers deux écrans c'est fou tout ce qui peut se passer.
Elle avait jamais prié avant de swiper à gauche. Là si. Et ça avait matché.
Maintenant fallait s'asseoir et attendre.
Tiens.
Merci.
...
Tu bois rien toi ?
Non j'ai pas soif.
...
Et déjà, voilà. Après une lampée du verre d'eau.
C'est qu'elles se regardèrent dans les yeux, d'un regard plein de gêne puis d’électricité. De ce genre de métamorphose qui s'explique pas.
Et puis c'était parti. Le début du mélange. Après les yeux, elles se mélangèrent de tout plein de manières.
Un peu partout dans ce petit cube avec une grande baie vitrée qui donnait sur la mer. C'est toujours froid les baies vitrées.
Une fois le mélange effectué, avec des pauses et des rires et des gros mots expirés, ça allait mieux.
Tu veux qu'on dessine sur les murs ?
Bah comme tu veux mais c'est chez toi ici ?
Non c'est un Airbnb, tu vois bien comment c'est moche.
Tu veux dessiner sur les murs du Airbnb ?
Ouais.
Mais tu vas avoir des problèmes.
J'en ai rien à foutre.
T'as quoi pour dessiner ?
Un marqueur rouge et un marqueur noir.
...
Après on est pas obligées.
Ouais je pense que c'est pas une bonne idée.
…
Viens on va voir la mer plutôt.
Elle haussa les épaules pour exprimer sa légère déception et son approbation d'un seul coup.
Elles enfilèrent leur coupe-vent et sortirent se frotter à ce dernier. On aurait dit le matin parce qu'en hiver c'est comme le matin un peu tout le temps.
C'était presque le coucher du soleil pourtant. 16h30. Le vent était froid et la lumière blanche, d'une mélancolie glaçante et en même temps d'une beauté, sans nom.
Y avait personne dehors parce qu'on était en pleine semaine, un mardi, et puis parce que personne, sans qu'on sache vraiment l’expliquer, n'habite dans cet endroit qu’est si beau.
Ça donne envie de se baigner.
T'es folle toi. Elle est glaciale.
Jdis pas que jvais le faire, jdis juste que ça donne envie.
Jsuis sûre que tu pourrais le faire.
C'est un défi ?
Ouais.
Alors là fallait pas me dire ça.
J'attends.
Et en effet, elle enleva son coupe-vent, son pull, son pantalon, son tee-shirt. Elle n'avait plus que sa culotte et son corps sur cette immense plage de février.
Elle ne plongea même pas dans la mer d'un coup sec. Elle pris son temps pour avancer, pas à pas, comme défiant l'océan. Le menton relevé.
C'était un peu ridicule parce qu'un océan c'est tellement grand.
Mais à la fois ça en jetait. Ce petit être chaud dans cette immensité glaciale.
Toujours chaud malgré tout.
Elle avança d'abord ses pieds. Puis petit à petit. Ses mollets. Ses genoux. Ses cuisses. Son nombril. Ses côtes. Ses seins. Ses épaules. Son cou.
En vingt minutes, elle avait assez avancé pour n'avoir qu'à baisser la tête, se mélanger à la mer, et nager.
Rosalie regarda la scène depuis la plage. Patiente. Avec un petit sourire tout du long.
Elle nagea quarante cinq minutes. Le temps que le soleil se couche. Que la nuit tombe à son rythme.
Jusqu'au moment où plus envie.
D'une seconde à l’autre sa décision était prise et elle nagea en direction de la plage. Sortit de l’eau cent fois plus vite qu'elle n'y était rentrée. Couru vers le petit corps qui l'attendait en boule.
Faut qu'on court j'ai trop froid.
Et elles coururent jusqu'à l'appartement. Comme deux enfants qu’auraient fait une bêtise.
2. Rien de mieux qu’un bain chaud après l’océan glacial
Elle était là toute allongée dans cette marée fumante, belle comme c’est pas permis.
Rien de mieux qu’un bain chaud après l’océan glacial. Rien de mieux que l’eau de toute façon. C’est fou comme elle te fait jamais de mal, l’eau. Elle t’enveloppe juste. Ça me fascine à chaque fois, comme elle est tout autour de toi, elle te caresse chaque cellule extérieure, et pourtant elle ne te serre pas. Elle ne t’oppresse pas. Elle est le câlin parfait. Enfin. Quand même. Si tu te plonges dedans en entier tu peux plus respirer. Ça reste à prendre en compte. Si tu la laisses prendre trop de place elle te tue. Si elle veut elle te tue. Mais elle le fait pas. En fait quand je me baigne je me dis que c’est avec elle que je préfère faire l’amour jcrois. Je me demande jusqu’où elle va, à l’intérieur de moi, quand je me baigne dedans. Et puis elle est toute froide et j’adore ce qui est froid.
Elle avait dit tout ça d’une traite, lovée dans son bain chaud.
Rosalie ne savait pas quoi dire mais y avait un peu d’humidité dans ses yeux.
Sans doute la vapeur du bain.
Je peux venir avec toi dans le bain ?
Bah bien sûr viens regarde je te fais de la place et puis on va remettre de l’eau chaude attend.
Elles étaient toute serrées dans la baignoire face à face.
Les pieds à droite et à gauche de l’autre tête.
Formant une créature parfaitement symétrique, en un sens, et tout à fait asymétrique, à bien regarder.
Leurs corps n’étaient pas du tout faits de la même façon. Leurs regards n’avaient pas la même couleur, ni la même intensité.
J’en ai marre.
Et elle sortit. Attrapa une serviette et se sécha avec une partie.
Je t’ai laissé la moitié sèche parce que j’ai qu’une seule serviette.
Merci.
Rosalie resta dans le bain encore un peu. Il n’y avait pas de fenêtre dans cette pièce et la vapeur d’eau englobait tout d’une drôle de brume. Elle était bien, et elle aurait bien fumé un joint. Alors qu’elle y pensait, depuis la pièce d’à côté :
Tu veux fumer un joint ?
Non merci je fume plus.
Ok comme tu veux.
Elle reconnut alors les petits bruits familiers. La feuille que l’on sort du paquet. Le grinder qui gratte, puis que l’on cogne pour que tout tombe. La feuille qui froisse pour finir bien roulée. Le briquet. L’inspiration. L’expiration. Et le silence juste après.
Il était temps de sortir du bain.
Tu peux laisser l’eau au cas où on veuille y retourner après.
Ok.
Rosalie se sécha sur la moitié de serviette qu’on lui avait laissé et la rejoint dans le salon.
Elle était allongée sur le canapé vert et crachait sa fumée au plafond.
Fais tirer une latte au final
Elle lui tendit sans rien dire. Rosalie tira une grosse bouffée et expira en disant :
Pourquoi y a pas de taie sur tes oreillers ?
Parce qu’il fallait emmener des draps mais je savais pas.
Du coup tu dors comme ça ?
Ouais.
C’est dégueulasse.
Ils avaient qu’à prévenir sur l’annonce qu’il fallait emmener des draps.
Tout le monde sait qu’il faut ramener ses draps.
Bah moi je savais pas. Je fais jamais de Airbnb. Juste là j’avais envie.
T’es arrivée y a longtemps ?
Avant-hier.
…
J’avais besoin d’être seule.
Sympa … Tu sais Tindr c’est pas la meilleure stratégie pour être seule.
Ouais j’imagine. C’est que j’ai changé d’avis. Je me suis dit qu’être seule c’était de la merde au final. Et puis t’avais l’air sympa sur ta photo avec le singe.
Ouais c’était en Thaïlande.
Ouais je me suis doutée.
…
…
Et pourquoi tu voulais être seule ?
Je sais pas trop.
…
…
Et toi qu’est ce que tu fous à St Jean de Mont en plein mois de février ?
Bah j’habite là.
Tout le temps ??
Bah oui tout le temps. Je suis instit’.
Trop bien.
Je sais pas si c’est trop bien c’est juste là qu’on ma mise. C’est ma deuxième année.
Et ça va t’aimes bien ?
Ouais j’aime bien. Après y a pas grand monde quoi.
Ouais c’est bizarre. Alors que l’océan c’est si beau.
Oui.
Et tu te baignes jamais ?
Si en été.
Sinon jamais ???
Personne se baigne en hiver t’es malade toi.
Mais c’est gratuit.
…
…
Ouais.
…
C’est vrai que c’est gratuit.
3. Je prends le rouge
Comme tu préfères, moi j’aime bien les deux. On commence par où ?
On peut commencer derrière les cadres comme ça ils s’en rendront pas compte.
Super idée.
Et elles firent des cadavres exquis au marqueur rouge et au marqueur noir derrière les cadres.
J’ai faim.
C’est Rosalie qui avait faim après une bonne heure de dessins.
Normal il est 20h. On peut manger des patates si tu veux.
T’as pas autre chose que des patates ?
Bah pas trop. C’est tout ce que j’ai réussi à faire pousser dans mon jardin et j’ai pas trop de thune.
On peut faire des frites.
Alors qu’elles épluchaient les patates côtes à côtes sur le canapé déplié, leurs avants bras se frôlaient. Exprès. Rosalie, au vingt-deuxième frôlement, fit une pause dans son épluchure pour souffler tout le désir qui s’accumulait.
On s’entend bien je trouve
Ouais. Je trouve aussi
Y a un truc en toi qui m’allume.
Un truc en moi qui allume un truc en toi ?
Non non, qui m’allume toute entière.
C’est moi toute entière qui t’allume toute entière peut-être.
Peut-être bien.
Moi je … comment dire … Je suis difficile à allumer je crois …
comme du bois mouillé.
C’est pas grave. Je voulais juste te le dire.
D’accord.
Une fois les frites dans l’huile, ça sentait trop la friture. Il a fallu ouvrir la baie vitrée et laisser s’engouffrer le vent iodé d’hiver.
Tu veux un pull ?
Jveux bien.
Rosalie portait son pull et ça lui fit un drôle de truc dans le ventre. Il lui allait bien.
La baie vitrée ouverte avait fait rentrer la forte odeur de la mer. Et son gros bruit aussi. L’odeur des frites et de la mer se mélangeaient. Le son des frites et de la mer aussi.
Mais il y avait un bruit qui faisait tâche. Elles se mirent en tête de le trouver.
Y parvinrent. Dans un coin d’étagère, il y avait une couverture de survie mal enroulée qui crépitait avec tout ce vent. Elle faisait crouch crouch cri et c’était pas très agréable. Elles décidèrent d’en faire un abat-jour parce que la lumière principale de la pièce était laide, et parce qu’une couverture de survie a un certain potentiel esthétique, elles s’accordèrent à le dire.
Les frites ayant fini de cuire elles éteignirent le feu et fermèrent la baie vitrée, rallumèrent la lumière, mangèrent leurs frites, par terre devant la table basse.
C’était bon, et joli.
Et ça fait longtemps que t’es inscrite sur Tinder ?
…
Désolée ça te gêne comme question ?
Non non, c’est juste que je m’y attendais pas. Je me suis inscrite là là, hier.
Parce que t’avais plus envie d’être seule ?
Ouais voilà. Enfin je sais pas. Juste comme ça.
…
En fait c’est qu’il y a deux semaines je me suis pris un râteau je crois.
Comment ça tu crois ?
Ouais je crois. Je suis pas bien sûre en fait c’est pas clair. J’ai eu besoin de prendre l’air du coup.
Pour voir si tu pouvais plaire à d’autres gens ?
Ouais un truc comme ça peut-être.
Et alors ?
Alors quoi ?
Bah t’as l’impression que tu plais à d’autres gens ?
Ouais ça va. Fin je sais pas. J’ai l’air de te plaire à toi en tout cas.
Elle avait un gros pull rouge et les cheveux très très noirs.
La peau dorée, comme pailletée, et qui avait l’air douce. Son nez était tout petit, et son odeur de corps assez forte, presque amère.
Rosalie, elle, avait la voix rauque et ça jurait avec son physique, avec ses yeux clairs, ses clavicules bien ressorties et sa bébé crème qu’on devinait à peine.
Je me sens pas très bien là.
Qu’est ce qu’il y a ? Tu veux de l’eau ?
Nan mais je crois qu’il vaut mieux que tu t’en ailles.
Bah pourquoi ?
Je me sens jugée je sais pas je me sens pas bien.
Comment ça jugée ?
Bah je sais pas tu poses plein de questions et je me sens jugée.
Je te juge pas juste je m’intéresse à toi.
Ouais mais c’est super bizarre ce que je te raconte je me rends compte.
Bah non. Enfin si, un peu, mais c’est pas grave. Bizarre c’est bien.
…
Tu veux que je m’en aille ?
Non ça va ça m’a rassurée désolée. C’est le joint je crois ça m’a rendue anxieuse.
…
Désolée.
Et Rosalie lui fit un câlin parce qu’elle sentait bien qu’elle allait se mettre à pleurer. Et en effet.
Dès qu’elle la pris dans ses bras.
Elle pleura assez longtemps.
C’est bizarre. C’est que quand tu dis que je te plais je te crois pas.
Bah si tu me plaisais pas je serais pas là à te bouffer des yeux en bouffant des frites.
…
T’es sûre que tu veux pas que j’y aille ?
Non ça va c’est passé. Mais si tu préfères y aller je comprends.
Non ça va. J’aime bien être avec toi.
…
T’es une drôle de meuf.
4. Tu veux qu’on joue aux cartes ?
C’est que j’ai pas de jeu de carte.
…
...
Si tu veux chez moi y a des cartes.
Après un silence Rosalie sentit sa main attrapée par l’autre main. Elles se sont lovées l’une contre l’autre et ont serré. Fort. C’était tout chaud et spécial. Leurs mains à vrai dire, ne s’étaient pas encore rencontrées. Tout s’était rencontré. Les yeux la bouche le ventre. Presque tout. Manquaient seulement les mains. Et des mains qui s’entendent, ça construit des villes entières.
La pièce était froide. Elle avait une grosse bague au pouce et Rosalie caressait la bague. Il y avait des culottes et des chaussettes sales par terre dans un coin du salon. Un sac de randonnée éventré avec une chemise à carreau verte qui dépassait. La télé noire face au canapé, immense. Et le vent qui soufflait fort dehors.
Allez viens on y va. Ça sera plus sympa qu’ici.
Rosalie lui tira la main et elles se levèrent d’un même geste. Elle enfila son coupe-vent, attrapa la clef, et elle sortirent dans le couloir bleu foncé de ce drôle d’immeuble de bord de mer. L’une d’elle appuya sur le bouton de l’ascenseur. Elles l’attendirent. Les portes s’ouvrirent. A l’intérieur il y avait un grand miroir et elles se virent toutes les deux dedans. C’était drôle, faut croire, parce qu’elles rirent, et puis elles s’embrassèrent parce qu’elles allaient bien ensemble dans ce miroir. Une fois l’ascenseur arrivé tout en bas elles n’avaient pas terminé.
Dans la voiture il faisait froid, ça donnait envie de crier quand on rentre dedans. A la radio, Rihanna. Rosalie chantonnait un peu les paroles et elle trouvait ça mignon. Elle comprend qu’elle connaît toutes les paroles par coeur.
Tu la connais par coeur.
Ouais j’adore cette chanson.
Elles roulèrent à peine cinq minutes. La maison de Rosalie était une vraie maison d’océan, comme on les imagine avec les volets bleus et le palmier minuscule dans le jardin. Il y avait un tricycle dans la cour.
T’as un gosse ?
Ouais une fille. Elle est chez son père là cette semaine.
Elle a quel âge ?
Six ans.
Et elle s’appelle comment ?
Lorelei.
Woua trop beau.
C’est le nom d’une sirène.
C’est super beau.
Merci.
Rosalie tourne la clef et ouvre la porte. A l’intérieur il fait bon.
Fais comme chez toi. Tu peux mettre ton blouson là sur le porte manteau.
Elle s’exécute et regarde un peu partout autour d’elle. Ça sent la lavande et les huiles essentielles. Aux murs, des photos de famille et des affiches de cinéma, des cartes postales, des tableaux, des flyers abîmés, des phrases. Un bordel sur les murs et tout le reste bien rangé, avec des vieux meubles de récup’ et des lumières tamisées.
C’est joli chez toi.
Merci. C’est une location donc bon, j’ai acheté de la Patafix et j’ai fait ce que j’ai pu. Tu veux boire quelque chose ? Une bière une tisane ?
Ouais une tisane pourquoi pas.
Assieds-toi où tu veux.
Dans la cuisine, on entend Rosalie s’affairer, mettre l’eau dans la bouilloire, ouvrir un bocal, le son du tilleul froissé, les tasses qu’on sort du meuble. Ça lui laisse le temps d’observer tout ce qu’il y a autour. Chaque petite phrase. La lumière qui tape sur un bouquet de fleurs séchées. L’entaille dans la table basse, sans doute due à un saucisson ou à un légume coupé trop fort.
Rosalie revient avec un plateau plein. Une théière fumante en fonte. Deux tasses. Du miel.
C’est drôle d’être là.
Ouais. C’est la magie de notre monde.
J’avais jamais fait ça avant. Débarquer chez quelqu’un alors qu’y a deux heures on se connaissait pas.
Bienvenue sur Tinder. C’est le principe.
C’est drôle.
Tu veux qu’on joue aux cartes ?
Ouais si tu veux.
Je connais un jeu qu’est cool.
Elle va chercher le jeu de cartes dans le meuble à côté de la baie vitrée qui donne sur la nuit noire.
Je peux rouler un joint ?
Ouais vas-y. Je vais te donner un cendrier.
…
Alors, en gros le but c’est de faire le plus de points possible. Pour avoir des points, il faut que tu ais plus de cartes que l’autre, que tu ais plus de coeurs que l’autre, que tu ais plus de sept, et que tu ais le sept de coeur.
Ok, le sept de coeur vaut un point et en tout y a quatre points possible.
C’est ça. On va jouer avec trois cartes chacune tu vois, y aura quatre cartes au milieu, et avec ton deux tu peux prendre un deux, ou tu peux prendre deux as, parce que un plus un ça fait deux tu vois ?
Ouais je vois, on ajoute les cartes au sol et on prend avec la carte qu’on a dans la main.
C’est ça, en sachant que le roi vaut dix, la dame neuf et le valet huit, ok ?
Ouais ça roule.
Et en plus de ça, si tu prends la dernière carte sur la table, tu fais une « scopa » ça s’appelle
Une scoupa ?
Ouais une scopa, ça veut dire balais en italien. Et quand tu fais une scopa, c’est un point en plus.
Ah ouais c’est bien.
Ouais c’est bien. Mais voilà tu vas comprendre en jouant.
Allez c’est parti je vais te défoncer.
Et Rosalie rigole. Elle distribue les cartes, tire sur le joint qui fume dans le cendrier, sert la tisane, et elles jouent. Elles se marrent parce que tout est vite compris, c’est fou comme certaines personnes comprennent vite à jouer aux jeux, et elles s’insultent parce qu’elles sont toutes les deux mauvaises joueuses, et parce que c’est bien le seul moment où on peut s’insulter sans que ça vexe, quand on joue aux cartes. Enfin presque le seul moment.
Scopa !!
Quand le téléphone de Rosalie sonne.
Excuse faut que je réponde.
Elle se lève. Répond. Sort de la pièce.
Sa voix est inquiète et ça met une drôle d’ambiance après la scopa qui l’avait rendue si joyeuse. Elle s’apprêtait à rouler un autre joint, mais se ravise.
Ça va ? Qu’est ce qu’y a là t’es bizarre ? Comment ça ? Calme-toi je comprends rien.
Comment ça mais depuis combien de temps ? Deux heures ? Depuis deux heures et tu m’appelles que maintenant mais c’est quoi ton problème ? T’es où ? Ok j’arrive. Tu bouges pas j’arrive et tu continues à chercher.
Rosalie revient dans le salon avec plus rien à voir. Elle hurle de tout son corps.
Désolée faut que j’y aille il a perdu ma fille.
Comment ça il a perdu ta fille.
Bah ce connard de crétin de merde avec qui j’ai eu un enfant il a perdu ma fille il la retrouve plus.
Attend mais tu veux que je vienne avec toi ?
Je sais pas je sais pas je sais pas quoi faire là mais quel con putain mais c’est pas vrai.
Et elle enfile son blouson et elle panique parce qu’il y a pas ses clefs dedans.
Attend elles sont là tes clefs je crois.
Mais ses clefs sont pas là.
Putain je suis défoncée en plus là mais je suis conne putain mais quelle conne.
Attend ça va aller je suis sûre qu’on va les retrouver t’inquiète.
Me dis pas de pas m’inquiéter tu me connais pas tu connais pas mon ex c’est un crétin je sais pas ce qu’il a foutu putain ce con il était au casino et il lui a dit d’attendre dehors comme un connard et quand il est sorti elle était plus là mais elles sont où ces clefs là putain
Je vais t’aider on va la retrouver hey
Elle lui prend les mains et lui dit de souffler un grand coup parce qu’elle va pas retrouver ses clefs comme ça. Elles soufflent un grand coup avec les yeux dans les yeux. Et Rosalie se calme.
Elles sont peut être dans la voiture.
Elles étaient dans la voiture. Et comme elle est dehors et qu’elle a mis son manteau, elle lui dit sans trop lui laisser les choix et sans attendre de réponse.
Viens on y va.
5. Putain mais quelle con mais quel con
Il est où ton crétin là ?
Devant le casino juste à côté on y est dans cinq minutes.
Et il l’a laissée combien de temps devant le casino ?
Je sais pas j’ai pas envie de parler là laisse moi me concentrer stp
A la radio c’est Benson Boone qui passe. Personne ne chantonne. Elles longent les maisons aux volets fermés et tout est noir et venteux. La voiture éclaire, seule, le décor en passant. De maison vide en maison vide. Seul un tout petit
On va la retrouver t’inquiète pas
créée une virgule dans le silence du voyage.
Jusqu’à ce qu’elles arrivent à l’océan, immense étendue noire un tout petit peu moins noire que la nuit, et se garent. Un couple marche main dans la main au bord de la rive. Sinon, personne. Le casino est horrible, tout vitré entre deux bâtiments beiges qui regardent l’océan comme s’ils avaient une conversation.
Attend moi là.
Rosalie sort de la voiture presque en courant. Un type court vers elle, il a une casquette rouge qu’il enlève à un moment parce qu’elle manque de tomber. Ils se crient dessus. Elle a envie de sortir mais n’ose pas parce qu’après tout qu’est ce que j’ai à voir là dedans. Sort quand même. Mais reste devant la voiture sans oser s’approcher d’eux.
J’ai déjà cherché là bas je te dis putain tu m’écoutes pas.
Ok bon on appelle les flics et après on la cherche.
Rosalie appelle, donne une description paniquée, l’ex-mari à côté se tortille de froid et de stress et de honte. Une fois le téléphone raccroché, Rosalie souffle un grand coup, puis reprend. Elle les entend toujours au loin.
Bon faut qu’on se sépare toi tu vas à droite et moi je vais à gauche.
Faut faire les magasins peut-être que quelqu’un l’a ramenée dans un magasin je sais pas.
Bon alors tu fais les magasins et nous on va faire la plage.
Rosalie revient. Elle sert ses poings fort dans ses poches parce qu’il caille. C’est le vent.
Tu longes la mer vers la droite et moi vers la gauche ok ? Tu cries Lorelei
Ok mais attend elle ressemble à quoi ta petite ?
Elle a les cheveux longs blonds et elle a … attend
Rosalie se tourne vers son ex déjà parti en courant vers les boutiques
NATHAN ! Elle a son manteau rouge ?
Oui le manteau rouge et le bonnet rose avec un pompon orange au dessus
T’as entendu ?
Ouais d’accord, manteau rouge et bonnet pompon rose
Pompon orange
Oui orange bref j’ai compris. T’as pas une photo quand même comme ça je suis sûre si je la vois ?
Non j’ai pas mon portefeuille attend
NATHAN ! T’as toujours la photo dans ton portefeuille ?
Il accourt et leur apporte. Ses mains tremblent mais il réussit à sortir la photo glissée dans le compartiment plastifié du portefeuille. La gamine est tout sourire dessus, il lui manque une dent de devant. Elle a les yeux clairs et l’air solide et tolérant, un petit collier en perles vertes au cou. C’est la photo de l’école. Rosalie est déjà partie en courant en hurlant le nom de sa fille, alors qu’elle regarde toujours la photo, comme plongée dedans pour bien s’en imprégner. Elle l’appelle de toutes ses forces dans sa tête et se répète : Où que tu sois, je te jure, je te trouverai.
La plage est immensément vide. Elle se souvient du petit ponton qu’elle a emprunté en arrivant, celui qui donne l’impression qu’on est en plein milieu de la mer si on oublie le bois sur lequel y a nos pieds. Elle se dit qu’une enfant délaissée aimerait peut-être aller dessus, pour se sentir vraiment seule tant qu’à être délaissée. Un peu comme elle la dernière fois.
Elle se dirige vers la plage, descend les marches et crie une première fois son nom.
6. Loreleiiiii
Quand d’un coup. Quelque chose change sous ses pieds.
C’est le sable.
Putain merde elle se dit je suis vraiment trop défoncée.
C’est juste le sable qui crisse et qui fait qu’on en perd l’équilibre. Tout est meuble dans la vie mais alors dans le sable c’est encore pire, elle doit courir et c’est tout chamboulé, à plus savoir comment marcher alors courir laisse tomber.
Là tout à coup elle se dit qu’elle aurait bien aimé.
Prendre sa main.
Ça va m’aider à me stabiliser je crois , elle aurait dit.
Et elles auraient marché vers l’eau. Vers le vent qui souffle fort et qui vient de là, c’est sûr, et lui dire ah c’est donc de là que tu venais petit enculé tu fais moins le malin maintenant qu’on t’a trouvé. Vas-y souffle on s’en fout souffle plus fort si tu l’oses, on est plus fortes que toi de toute façon plus fortes que tout vas-y souffle.
Mais non, là elle est dotée d’une mission et crie le nom de la sirène une deuxième fois en avançant. Le ponton est légèrement visible au loin, très loin, avec une petite lumière qui tourne dessus. Je sens qu’elle est là elle se dit. Je sens qu’elle est là je sens qu’elle est là.
Les vagues, en attendant, font leur travail. Elles vont et elles viennent, formant cette rumeur à peine irrégulière qui rythme ses pas chavirants. Ses cheveux sont encore un peu humides mais elle ne le sent pas. Elle court et ses boucles courent derrière elle, rebondissantes et contentes de prendre l’air de la mer. Le ponton s’approche tout doucement, trop doucement. Tous les cinq pas à peu près elle hurle le nom et regarde aux alentours. Les lumières de la ville s’éloignent et le noir de la nuit s’épaissit. Elle fouille en courant dans les poches de sa veste pour y trouver son téléphone mais il n’y est pas. Elle ne sait pas où il est. Elle court tout de même assez vite et la nuit est presque complète, elle court là dedans et commence à avoir une foulée régulière. Elle ne s’essouffle pas alors qu’elle ne court jamais. Elle sert la petite photo fort dans sa main parce qu’elle n’a pas pensé à la glisser dans la poche de son jean. L’absurdité de la situation n’a pas la place de lui sauter aux yeux.
Plus le ponton approche et plus son rythme cardiaque s’accélère. Son cerveau distingue presque une petite silhouette tout au bout, et une lumière minuscule en plus de celle qui tourne. Comme une lumière de téléphone. Tu te fais des idées elle se dit. Avant de crier très fort Lorelei et de se dire que non, je suis sûre qu’elle est là je suis sûre qu’elle est là je suis sûre qu’elle est là.
Elle aperçoit sur le bois le petit mot qu’elle a écrit au marqueur noir en passant l’autre jour. Onvaoù ? tout attaché. C’est ce qu’elle écrit partout.
Enfin arrivée elle agrippe la rampe et grimpe les marches en courant. Une fois sur le bois elle a l’impression de s’envoler tellement ça va vite de courir là dessus, elle crie Lorelei à chaque pas et elle voit quelque chose qui bouge dans le fond. Elle s’arrête.
Elle a peur tout à coup. Imagine la gamine saute dans le vide. Imagine elle est tellement triste qu’elle saute dans le vide. Imagine que c’est un petit animal effrayé. Ne cours plus. Va doucement. Je la vois j’en suis sûre c’est une petite silhouette tout là bas dans le noir. Elle avance. Attend non c’est un drapeau. Se remet à courir parce que vraiment c’en est trop. Le ponton défile comme une autoroute et se réduit, se réduit, jusqu’à ce que la silhouette se précise. Lorelei, elle crie en courant, épuisée, en pleurant presque. La silhouette se retourne.
Ça va pas de gueuler comme ça zallez faire fuir les poissons.
Elle s’arrête et reprend son souffle un instant. C’est un pêcheur très petit avec un bonnet orange au pompon rose.
Monsieur je cherche une petite fille elle ressemble à ça regardez
et elle lui montre la photo
Elle a un manteau rouge et un bonnet rose au pompon orange
Ah bah comme le mien
Nan pas du tout c’est le bonnet qu’est rose
Pas vu. Pi quelle idée de laisser traîner une gamine dehors alors que demain y a école
C’est pas la mienne je la cherche juste
Bon courage hein désolée je l’ai pas vue moi
Vous êtes là depuis combien de temps ?
Ah bah depuis ce matin hein, quand on pêche on pêche toute la journée ou rien
Et vous l’avez pas vue ces deux dernières heures vous êtes vraiment sûr
Je vous dis que je l’ai pas vue moi vot’ gamine
Et elle pourrait être où à votre avis ? C’est que jsuis pas d’ici moi jsais pas où chercher
Bah y a bien une aire de jeux là tout près du casino, c’est bien un endroit que les enfants aiment les aires de jeux
Une aire de jeux. Merci Monsieur
Et elle repart en courant sur le ponton surplombant l’océan, sans même avoir vu la lune énorme percer les nuages comme un éclair sur sa gauche, juste un instant, comme un clin d’oeil. Le ponton, au retour, paraît plus long. Elle court moins vite.
Elle se souvient le jour où elle est arrivée, quand elle a pleuré en plein jour dessus alors qu’il y avait pas mal de gens autour. Et quand elle s’est baignée dans l’eau glaciale juste après alors que personne ne fait ça et que tout le monde la regardait bizarre. Il y a juste un monsieur qui lui a dit vous êtes bien courageuse. Sinon tout le monde regardait mal et c’est sûr qu’ils la prenaient pour une folle qui avait perdu mari et enfants dans un accident de voiture la semaine d’avant. Alors que pas du tout. Y avait juste quelqu’un qu’elle aimait et qui ne l’aimait pas. Une situation banale, qui arrive à tout le monde et tout le temps, une histoire qu’elle digérera en quelques semaines, deux mois, trois mois, six mois tout au plus, mais c’était sa manière, à elle, de digérer. Aller se baigner dans l’océan et chialer comme si tout s’écroulait. Parce que c’était tout comme, dans ce petit corps là, quelqu’un qui ne vous aime pas. Mais ça c’était avant que Lorelei disparaisse et fallait la retrouver. Ça, c’était vraiment dramatique. Et au final, c’est bien ça qu’elle aimait dans la vie.
Toi tu pars à droite et moi à gauche.
C’est une fois descendue du ponton que la voix de Rosalie lui revient dans la tête. Un véritable écho.
Elle s’apprête à aller vers l’aire de jeu alors qu’on lui a dit de longer la plage. Il faut questionner son instinct. Quoi suivre. La directive d’une mère affolée, ou les conseils d’un pêcheur croisé au hasard tout au bout d’un ponton.
Dans un jeu vidéo, ç’aurait été un chouette personnage elle se dit.
On est pas dans un jeu vidéo qu’est ce que tu racontes.
Elle essaie de regarder la photo pour demander à la première concernée, mais où tu t’es fourrée bordel à cul, mais fait trop noir on voit rien.
Il faut se rapprocher des lumières.
Les lumières.
De la ville.
Ce n’est qu’à ce moment là qu’elle remarque les lumières vertes, alors qu’elles étaient devant ses yeux. Lumières jaunes et bleus se mélangeant formant du vert par endroit. Lumières jaunes statiques et lumières bleues qui tournoient. Et des gens sur la plage. Deux. Qui avancent vers elle avec des lampes torches qui font un faisceau comme dans les films. Leur démarche est aussi saccadée que la sienne, ils marchent du mieux qu’ils peuvent en tenant leur casquette bleue pour ne pas qu’elle s’envole, et sans trébucher dans le sabla parce que quand on est policier ça la fout mal.
Madame vous n’auriez pas vu cette enfant ?
Et ils lui montrent la photo qu’elle a dans la main, elle leur montre la sienne, toute froissée et humide des mains moites qui l’ont trop serrée.
Je la cherche moi aussi je suis allée voir sur le ponton elle y est pas.
D’accord nous allons continuer sur la plage appelez le 15 si vous la trouvez
Mais je dois aller où à votre avis ?
Retournez vers le casino on vous dira où chercher.
Ils continuent sur la plage et elle file.
7. C’est vrai que les enfants aiment ça les aires de jeux
Il y a tout à coup beaucoup de monde sur la place qu’était si vide tout à l’heure. Deux policiers sont postés devant leur voiture et semblent attendre que la gamine revienne d’elle-même et leur saute dans les bras. Un couple de septuagénaires, peut-être ceux qui se donnaient la main tout à l’heure, regardent vers la plage d’un air inquiet. On aurait dit qu’ils avaient très envie d’aller chercher eux aussi, mais n’osaient pas, de peur de s’y perdre eux-même. Elle cherche Rosalie des yeux mais elle n’est pas là, trop occupée à hurler au vent le nom de sa sirène sans doute. Un attroupement devant le casino indique que la dramaturgie humaine est encore plus captivante que les jeux d’argent. Beaucoup fument et le groupe d’humains semble s’évaporer.
Elle remarque tout ça sans regarder. Faut trouver l’aire de jeux.
Excusez-moi vous savez où est l’aire de jeux ?
C’est à dire mademoiselle ce n’est pas clair
L’aire de jeux pour les enfants elle est où
Aaaah l’aire de jeux, oui, faut articuler hein, elle est là juste derrière c’est la deuxième à gauche vous prenez cette rue là celle là, et ce sera la deuxième à gauche, c’est une bonne idée vous avez raison c’est vrai que les enfants aiment ça les aires de jeux
Mais elle est déjà partie quand le vieux monsieur ajoute ou attendez c’est peut-être bien la troisième
Elle prend la rue déserte et le vent s’engouffre avec elle. Ce genre de rue dégoulinante de monde dès que l’été s’approche. Là, pas un chat. Les lumières bleues tournoyantes s’éloignent et le silence revient. C’est pas plus mal. Toute cette angoisse concentrée au même endroit lui a laissé un bourdonnement dans les oreilles. T’es vraiment trop stressée faut que tu te calmes. Elle voit la première à gauche la dépasse et se met à courir un peu. Elle se demande depuis combien de temps elle cherche comme ça, la main serrée sur la petite photo. Elle se rend compte de la petite photo dans sa main alors qu’elle pourrait la mettre dans sa poche et la met dans sa poche. La deuxième rue à gauche est complètement noire, elle la prend. Elle regarde partout mais il n’y a pas d’aire de jeux. Nulle part. Elle se demande si une gamine de six ans aurait marché si longtemps dans le noir juste pour aller jouer à la balançoire. Il y a quelqu’un qui marche dans la rue au loin, sur le trottoir d’en face.
Excusez-moi
La personne a peur parce qu’elle est arrivée en courant et qu’elle a l’air un peu folle.
Vous savez où est l’aire de jeux pour les enfants pas loin ?
Oui c’est dans la rue parallèle faut revenir sur vos pas et prendre celle d’après.
Je retourne vers la mer ?
Non vous prenez à gauche et c’est la prochaine à droite
Ok merci
Elle rebrousse chemin prend à droite puis à gauche et arrive à l’aire de jeux en un clin d’œil. Elle n’appelait plus son nom mais reprend Lorelei Lorelei Lorelei.
Pas un bruit. C’est une grande aire de jeux avec plein de grands toboggans et plein de tourniquets, elle va voir dans les habitacles cherche sous les arbres sous les structures un peu partout mais rien. Pas de bruit pas de mouvement pas d’enfant. Juste une aire de jeux vide. Et elle là dedans. C’est là que tout remonte. Qu’est ce qu’elle fout là en plein mois de février à chercher la fille de quelqu’un qu’elle connaît même pas mais bordel. Mais qu’est ce qui s’est passé.
A quel moment dans le labyrinthe elle a pris le mauvais chemin pour en arriver là. Être assez perdue pour se retrouver là. Les cheveux mouillés dans une aire de jeux vide à Saint Jean de Monts un mardi soir, les pieds dans le sable où y a sûrement des crottes de chat, et cette brume de merde qui retombe jamais mais qu’est ce que c’est que ce temps.
Et ça craque. Ça chiale fort. Avec les narines qui coulent et les hurlements dans la nuit.
Qu’est ce qui cloche dans ce monde et qu’est ce qui cloche chez moi pour que j’y arrive pas comme ça.
Elle sort la petite photo de sa poche et la regarde comme si c’était sa fille qu’elle avait perdue. Comme si c’était elle quand elle était petite et qu’elle s’était perdue. Comme si y avait plus de sens à rien sauf dans ces petits yeux sages et prudents, cette innocence pure et fragile qui ne mérite que du soin de l’amour et du temps. Mais qu’est ce qu’elle serait allée foutre dehors par un froid pareil. Et puis qu’est ce qu’elle foutait devant un casino un mardi soir alors qu’il y a école le lendemain putain, c’est le pêcheur qu’avait raison.
Attend.
Un enfant n’a pas le droit d’entrer dans un casino.
Mais qu’est ce qu’il serait allé foutre au casino. Elle réalise qu’elle ne sait vraiment rien de ce qui s’est passé et qu’elle cherche dans le vide et que c’est pas comme ça qu’on cherche. Il faut savoir pour trouver. Elle se retourne pour courir vers la place et aller poser toutes ses questions, mais avant de partir pour la forme elle crie un dernier Lorelei dans la nuit. Attend cinq secondes, dix secondes, jusqu’à entendre un tout petit.
8. Je suis là
Et en effet elle était là, avec son bonnet rose au pompon orange et son manteau rouge et ses longs cheveux blonds. Elle était là, calée sous un lampadaire pour qu’on la voit bien, comme une apparition, vraiment marre de se cacher, les mains dans les poches de honte ou de froid.
Alors là elle savait plus trop quoi faire. Pense aux animaux sauvages elle se dit. En approchant tout doucement.
Ça va ?
…
T’as pas trop froid ?
La gamine renifle un grand coup et baisse la tête vers ses chaussures.
Avance tout doucement juste quand elle baisse les yeux. Comme quand on joue au un deux trois soleil.
Comment tu connais mon prénom ?
Je suis une amie de ta ma maman et on t’a cherchée longtemps. On était très inquiets tu sais.
Je t’ai jamais vue.
C’est qu’on se connaît pas depuis longtemps.
…
…
J’ai froid.
Tu veux que je te ramène à ta maman comme ça tu rentreras chez toi au chaud ?
On peut jouer au tourniquet ?
Bah c’est pas le moment là tout le monde te cherche, on va retrouver ta maman comme ça elle sera rassurée.
Juste un tour.
Et elles firent un tour de tourniquet dans la brume. La gamine court vers son jeu préféré, trop contente et saute dessus. Elle attend qu’on tourne le truc mais le début est plutôt décevant. C’est tourné sans y croire. Elle marche autour et ça tourne mais ça manque d’entrain cette affaire.
Faut faire plus vite
Et elle va plus vite. Trottine un peu. Ça fait du vent dans ses cheveux qui sont bien secs et magnifiques. Elle se prend au jeu. La gamine s’accroche aux barres et commence à rigoler. Ça fait comme un bruit d’oiseau dans la nuit. D’oiseau heureux. Et elle aussi au final, elle se met à rigoler parce qu’un rire d’enfant y a pas plus communicatif. Deux oiseaux dans la nuit, qui rient.
Toutes essoufflées. Le tourniquet se calme.
Allez on y va maintenant
Encore un tour
Non on y va
Elle la prend par la main et la rassure parce qu’elle a peur de se faire gronder, la sirène. Elle est si fière de l’avoir retrouvée et de marcher avec elle dans la rue déserte. Quelques centaine de mètres les séparent de la place et elle se surprend à ne plus vouloir y retourner. Viens on va de l’autre côté elle pourrait lui dire, on se casse de celui qui t’a laissé tout seul et de celle qui t’a pas conçue avec le bon. Je t’emmènerai dans ma vie et ce sera marrant tu verras on jouera au tourniquet tous les jours. Regarde comme on s’entend bien. Mais elles continuent à marcher parce que ce serait vraiment une folie de voler une gamine juste parce que l’autre con l’aimait pas aussi fort qu’elle l’aimait. Et puis une gamine dans une caravane ça fait désordre. Cela dit y a une super école dans son village et il paraît que la maîtresse est sympa. Pas à pas. Elles avancent. De plus en plus lentement. Petite main chaude dans grande main chaude. Parce que la gamine a peur et que la presque adulte a plus envie d’y arriver. Les lumières jaunes et bleues ou vertes s’approchent. Les gens sont là. La gamine serre la main de plus en plus fort et les voilà arrivées. Les mains se lâchent. Les policiers posent des questions et elle répond machinalement comme un robot qui entend les choses de très loin. Elle se souvient juste de la petite main dans la sienne. Le tocard à la casquette accourt pour la prendre dans ses bras et chialer comme un con, et à partir de là c’est comme si elle n’existait plus. La gamine chiale le père chiale tout le monde chiale, plus un regard vers elle, pas une phrase, invisible. Elle savait plus ce qu’elle faisait là, c’est bon, tout ce mouvement autour d’elle tout ce bruit ça faisait trop faut s’en aller. Et s’en alla d’un tour de dos. Par la plage. Avec du vide à l’intérieur et sans regarder en arrière.
9. Quelle horreur cet immeuble
Sur le chemin pour rentrer elle hésite à plonger dans la mer juste un coup pour se remettre à zéro mais se ravise. Elle donnait envie pourtant, un peu mouvementée juste comme il faut, infiniment froide et bonne, tendre, une caresse. C’est tout ce qu’elle voulait en fait, une caresse ou un câlin, c’est là qu’elle s’est rendue compte que ça servait à rien de plonger ça n’avait rien à voir ce serait juste décevant. Donc elle quitte le sable grinçant et retourne vers l’immeuble.
Seules deux lumières sont restées allumées depuis dehors, complètement à l’opposé l’une de l’autre. Une tout en bas à gauche et l’autre tout en bas à droite. Elle se demande quelle était la probabilité de chances que ce soit les deux seules lumières allumées de la façade.
Quelle horreur cet immeuble.
Elle a aucune idée de l’heure qu’il est.
Le hall, l’ascenseur, le couloir, les clefs dans sa poche.
Le son que la porte fait quand on l’ouvre, un tout petit couinement comme un petit bruit de solitude.
Et l’appartement.
Terrible.
Tout de suite à gauche, la salle de bain avec l’eau restée dans la baignoire, toute froide et qui donne pas envie, avec de la mousse de savon et des cheveux sur les bords.
Sur le canapé les deux oreillers étalés. Sans leur taie comme avant. Dans le cendrier une fin de joint qu’elle rallume parce que c’est la seule bonne nouvelle du tableau. Ça la fait tousser et moitié vomir parce que c’est vraiment dégueulasse cette merde.
Son téléphone resté branché à la prise créé déception. Elle se disait qu’elle l’avait peut-être laissé chez Rosalie ç’aurait été l’occasion de la revoir ou elle sait pas, qu’il se passe un truc.
Elle l’attrape, la petite batterie est verte et affiche 100 %. Elle ouvre Instagram machinalement puis le referme parce que c’est pas ça qu’elle voulait ouvrir en fait. Tinder. Pour regarder ses photos et surtout celle avec le singe parce que c’est sur celle là qu’elle ressemble le plus à dans la vraie vie.
Elle ouvre leur conversation laconique.
Trois phrases.
Tu fais quoi ?
Rien. Je suis dans l’immeuble tout au bout de la plage après le ponton si tu veux passer.
J’arrive.
Rien de plus.
Elle s’attendait à un petit message « mais t’es où merci d’avoir retrouvé ma fille je t’appelle demain tiens voilà mon numéro merci mille fois je te remercierai jamais assez » mais rien du tout.
Elle retourne sur les photos et les regarde toutes les cinq attentivement. Celle avec le singe c’est la troisième elle clique dessus fait une capture d’écran puis bloque Rosalie supprime la conversation supprime son compte et désinstalle l’application presque en un seul et même geste.
Elle retire sur le joint et ça lui redonne envie de vomir.
A peu près au même moment, Rosalie ouvre le robinet pour faire couler un bain chaud à sa prunelle Lorelei.
Elle la met dedans et ouvre son téléphone pour ouvrir Tinder et la remercier vraiment merci mille fois je te remercierai jamais assez. Mais plus rien. Plus de conversation plus de photo plus rien du tout. Elle se dit qu’elle ira la voir demain dans son appartement à l’autre bout de la plage mais que là il faut aller dormir avec sa fille et la serrer très fort dans ses bras.
Le lendemain elle dépose sa fille à l’école et va voir l’immeuble à l’autre bout de la plage. Elle a pas les codes elle attend des heures devant jusqu’à ce que quelqu’un la laisse entrer « c’est pour aller voir une amie j’ai pas de nouvelle je m’inquiète s’il vous plaît c’est important ». Elle monte au cinquième étage et toque à la porte mais personne ne répond.
Elle cogne.
Elle hurle de comprendre qu’elle ne la reverra jamais.
Et elle ne sait pas qui appeler parce qu’elle ne se souvient plus de son nom.
PS
Il y a un monde où quand Rosalie cogne à la porte, elle chiale, elle hurle, et alors qu’elle s’affale au sol, renifle et braille de façon dégueulasse, elle aperçoit un petit bout de papier calé sous le paillasson.
Sur le mot il est écrit :
J’espère qu’on se reverra.
Avec un numéro de téléphone.
Et signé Laura.
Mais jsuis pas encore sûre que cette histoire se déroule dans ce monde là.
Donc je vous laisse choisir.
PPS
Y a aussi un monde où Laura part vivre sa meilleure vie avec Lorelei à Bali.