Un homme.
Un homme se réveille. Il cligne des yeux et son regard se fixe sur la peinture gonflée sur son plafond. Cela fait plusieurs mois qu’il la voie, cette tâche qui lui rappelle tous les jours qu’il doit faire vérifier sa plomberie, qu’il doit réussir à attraper son téléphone, composer ce numéro sur la page 3 du magazine, laisser le téléphone sonner pendant quelques secondes, puis, parler, parler avec un inconnu, lui expliquer ce dont il a besoin, puis raccrocher. C’est tout. Mais tellement à la fois.
L’homme soupire et tire la couette sur le côté. Le réveil vient de sonner pour la deuxième fois, il doit commencer à se presser. Tellement de choses à faire, si mondaines pour les autres, mais si épuisantes pour lui. Il allume la machine à café, mais il a oublié qu’il devait en acheter la veille. Il soupira encore une fois et finit par aller chercher une brique de lait dans le réfrigérateur. Il hésite. Devrait-il faire chauffer son lait, ou le laisser froid ? Il ne sait pas, il s’en fiche. Peu importe après tout, de toute façon ça ne changera pas sa journée. Il décide de le chauffer. En attendant, il va s’habiller. Lentement. Il se regarde dans le miroir, observe sa barbe mal rasée, ses cheveux en bataille. Cela fait longtemps qu’il n’a pas pris soin de son apparence. À quoi bon ? Qu’est-ce que cela va changer ? Pour lui chaque jour est pareil, chaque journée est identique. Il sort de sa chambre, retourne chercher son lait. Il est froid. L’homme a oublié d’allumer le microonde. Il soupire. D’un pas traînant il va chercher ses clés, puis sa besace, puis ses lunettes. Il sort, claque sa porte et descend les escaliers. L’homme n’a pas bu le lait.
Il pose le pied sur le trottoir, mais n’arrive pas à se résoudre à rejoindre l'arrêt de bus. Il soupire. Il fait le premier pas, puis le deuxième. Ça y est, la journée commence. Il marche, tête baissée, les yeux vides. Il connaît le chemin par cœur. Il l’a fait des centaines de fois. Mais c’est différent ces derniers jours. Le chemin paraît plus long, plus difficile. Plus fatiguant. Il arrive, le bus n’est pas encore là. Il s'assit sous l'abri, entre une grand-mère qui somnole et un jeune homme en uniforme. L’homme est jaloux. Il aimerait être cette grand-mère, pouvoir se reposer, ne plus avoir d’obligation. Ne pas s'inquiéter de son lendemain, ne pas avoir à se lever de son lit le matin. Il est jaloux. Il aimerait être ce jeune homme. Recommencer à zéro, pouvoir faire un nouveau départ. Retrouver sa naïveté, éviter les erreurs qu’il a faites, trouver une voie qui lui correspond et terminer ses études. Avoir l’avenir devant lui, prendre le temps de faire ce qu’il veut vraiment. Le bus est là. Il soupire.
Il se lève, monte les marches. Il se serre entre les portes automatiques, fait passer sa carte devant le capteur. Il aperçoit une place, vers le fond. Il s’assoit, pose sa tête contre la vitre. Mais les tremblements du moteur l'empêchent de finir sa nuit. Il soupire. Les portes se referment, le bus redémarre. L’homme regarde par la fenêtre, il regarde les passants, les voitures garées sur la chaussée, les bâtiments abîmés. Un oiseau passe devant la fenêtre, mais l’homme ne le remarque pas. Il regarde, mais il ne voit pas. Il est perdu dans ces pensées. Elle lui manque. Il se souvient de son sourire. Il peut encore presque sentir ses cheveux sur sa joue, sa main dans la sienne. Il entend encore des échos de son rire, il voit encore des fragments de son visage. L’homme était heureux. Il se réveillait près d’elle le matin, il ne remarquait pas la tâche sur le plafond. Il n'oubliait pas d’acheter du café, et quand il oubliait elle lui rappelait. Il aimait lui plaire, alors il taillait sa barbe, allait chez le coiffeur une fois par mois, faisait attention à ses vêtements. Il partait travailler avec le sourire, heureux de savoir que quand il rentrerait, elle serait là. L’homme pleure. Elle lui manque. De l’autre côté du bus, la grand-mère lui jette un regard rempli de compassion. Le jeune homme fait semblant de ne pas avoir vu les larmes qui dévalent les joues de l’homme. Dans le bus, seul le bruit du moteur accompagne ses sanglots. L’homme se reprend. Il sèche ses larmes, renifle et soupire. La vie continue. Le bus s'arrête, l’homme descend.
Il reste immobile devant ce grand bâtiment gris. Il est presque l’heure pour lui d’entrer, de trouver son bureau et de continuer ce qu’il avait arrêté hier. Il entre, reprend ce chemin qu’il connaît par cœur. Au fond, à droite du hall, il appuie sur le bouton et attend l’ascenseur. L’ascenseur prend trop de temps. L’homme est en retard. Il ne le remarque pas. Son esprit est encore tourné vers celle qu’il aimait. Elle ne quitte plus son esprit. L'ascenseur est arrivé. Il y a trop de monde. Il rentre quand même, se serre entre ces figures qu’il a déjà vues des dizaines fois, mais dont il ne se souvient jamais. Personne ne dit un mot. L’homme regarde ces chaussures cirées. Elles ne le sont plus. L’ascenseur s’arrête, une légère sonnerie annonce l’ouverture des portes, et elles s'ouvrent. Il a déjà vécu cette scène, pourtant il la redoute toujours autant. La journée a commencé. L’homme rejoint son bureau, dépose son manteau, répond aux quelques saluts qu’on lui adresse. Il va à la machine à café, pour compenser son manque du matin. Sa collègue le rejoint, lui propose de payer sa boisson. L’homme refuse. Elle lui sourit, lui propose d’aller boire un verre ce soir-là. L’homme est déjà reparti. Il entend la voix de sa collègue, le bruit des imprimantes, le grincement des chaises et le vrombissement des ventilateurs. Il entend, mais il n’écoute pas. Il n’est pas sûr de ce qu’il fait encore là. Il déteste cet endroit. Il voudrait être ailleurs. Dans l’espace, mais aussi dans le temps. Il aimerait tellement la rejoindre. L’homme retient ses larmes. Il est fatigué. Mais il n’ose pas partir. Alors, il reste. Il regarde l’horloge, il essaye d’entendre le tic-tac des aiguilles. Il y a trop de bruit. Il est presque midi, l’homme se lève et met son ordinateur en veille. Il reprend l’ascenseur.
Il y a trop de monde. Il y a toujours trop de monde. Arrivé au réfectoire, l’homme se dirige vers le buffet. Il se sert. Mais il n’a pas faim. Cela fait longtemps qu’il n’a pas eu faim. Il va s'asseoir, seul, au fond de la salle. Sa nourriture n’a pas de goût, il mange sans plaisir. Il se remémore la première fois qu’il l’avait aperçu dans ce parc. Il s’était figé sur place, incapable de comprendre ce qu’il voyait. Elle était sublime. Ce jour-là l’homme s’était endormie le sourire aux lèvres, les yeux pétillant et une seule chose en tête : La conviction qu’il avait enfin rencontré la femme de sa vie. L’homme recommence à pleurer. Ses joues à peine séchées sont de nouveau humides. Cette fois personne ne l'entend, le brouhaha de la salle couvre ses sanglots. À quelques tables de là, sa collègue le regarde. Elle ne sait pas pourquoi il pleure, elle aimerait l’aider. Elle ne sait pas comment. L’homme passe sa manche sur ses joues, essaie de sécher ses larmes. La vie continue. Il retourne à son bureau, recommence à pianoter sur son clavier. Le temps passe, les heures défilent. L’homme ne s’en est pas rendu compte. La nuit est tombée, la ville s’est allumée. Il range ses affaires, remet son manteau et recommence le chemin du matin, à l’envers cette fois. L’ascenseur, le hall, le bus et le trottoir, et enfin les escaliers.
L’homme rentre chez lui, dépose ses clés, sa besace et ses lunettes. Il aperçoit sa tasse de lait sur le comptoir de la cuisine. Il soupire. Il y a quelque mois de cela il l’aurait embrassé, ils auraient rigolé en parlant de la leur journée, puis elle se serait blottie contre lui dans leur lit, et il se serait endormi avec l’esprit tranquille et l’impression d’être le roi de l’univers. Plus maintenant. Tout cela était fini, les choses ne seront plus jamais comme avant. L’homme le sait, mais il a tant de mal à l’accepter. Il ne peut pas, il ne veut pas. Sa flamme s’est éteinte en même temps que la sienne, et elle ne se ravivera plus jamais. L’homme pleure. Il s’effondre sur son lit, les larmes sont incontrôlables. Il se sent vide, il se sent seul, il se sent trahi par le monde. Pas un bruit dans l’appartement. Pas un bruit si ce n’est les sanglots de l’homme. Il est épuisé et ses pleurs ne se taisent que quand la fatigue le rattrape. Mais demain le cycle recommence. Et la vie continue.