Un souvenir

Par Raza
Notes de l’auteur : Appel à texte sur le corps que j'ai... raté car j'ai pas soumis à temps... j'espère que le texte vous plaira malgré tout :)

Je me souviens du premier changement comme on se souvient d’un rêve. Loin, diffus ; une sensation qui ni ne nous embrasse ni ne nous abandonne. Après le branchement, pendant des jours et des nuits aux heures intenses, j’avais alterné entre ma dernière enveloppe humaine, et la première synthétique.

À l’époque, les interfaces manquaient de précision. Ainsi, même si ce début de transition me permettait enfin de quitter ma douleur perpétuelle, j’avais trouvé de l’autre côté une confusion sidérante, et c’est bien cette confusion que je garde encore en mémoire.

Douleur, confusion, douleur, confusion, douleur, confusion, puis, je ne sais quand tant cette période n’est restée qu’un continuum, j’ai pu me lever, bouger, toucher, voir entendre. Pour courir, sauter, sentir, goûter, j’ai dû attendre les corps suivants.

J’ai tendance à mélanger les passages, non pas parce qu’ils sont mal enregistrés, mais plutôt parce qu’ils se ressemblent trop. Le stockage par date n’a pas de sens, seules les clefs de souvenir en ont un. M’a-t-on d’abord mis des doigts ou des sourcils ? Ai-je d’abord reconnu la chaleur, ou la pression du vent sur ma peau ? Au final, est-ce important ? Ce qui compte, ce sont ces instants, chacun unique, chacun précieux, où j’ai regagné une sensation que j’avais crue à jamais perdue.

De ces débuts, je me souviens aussi de cette angoisse de tous les jours, cette angoisse qui ne me lâchait pas : avais-je laissé quelque chose derrière moi ? Mon corps précédent avait-il conservé une fraction de mon être ? Étais-je, le même ? J’en trouvais la réponse en moi.

En effet, si la douleur inutile avait disparu, les concepteurs de mon cerveau d’un nouveau genre avaient bien reproduit les dynamiques à l’œuvre dans mon état antérieur. Cet état de fait créait une bizarrerie : mes pensées internes m’étaient bien plus fidèles que mes réactions au monde extérieur. Mes sens, mal branchés et connectés, déclenchaient joie, peine, surprise ou dégoût, dans des contextes qui m’auraient paru auparavant absurdement banals. La cohérence de mes émotions avec mes réflexions ancrait mon être dans la continuité. Je sursautais devant un aimant, le bruit de la mer me donnait la nausée, mais j’avais toujours peur de l’idée de la mort, la pensée de mes proches m’apaisait, les moments les plus beaux me restaient chers. J’ai alors compris que mes changements ne prendraient dans ma tête que l’ampleur que je leur accorderais.

Rassuré par cette continuité, j’ai poussé le concept. Resté trop longtemps alité, impuissant à vivre ailleurs que dans mes pensées, j’ai voulu me déployer, devenir non pas plus qu’un humain, mais autre. Pourquoi cette forme, pourquoi ce corps ? Bien sûr, c’est plus pratique, tout est déjà prévu pour. Pourtant, ce constat me donnait l’impression d’une excuse. D’une fausse limitation. Le premier pas vers l’inconnu ne coûte jamais rien. Si mes débuts sont flous, celui-ci est net, tranché. Malgré mes reconfigurations, je peux encore le jouer, le vivre. Avoir cette main qui se détache de mon bras, qui court sous l’impulsion de ma volonté, quelle libération ! Le tac-tac-tac de mes doigts sur le sol, le froid du carrelage, le rien entre elle et moi qui se remplissait d’un lien invisible, presque magique, oui je m’en souviens.

Vous avez compris, ma main n’était que le début de mon expansion. Bientôt, je me suis passé de mes sauveurs, et suis devenu l’architecte de mon propre corps, ou plutôt, de mes propres corps. Du robot unique, j’ai évolué en un être multiple, celui qui peut voir le soleil se lever et se coucher en même temps, celui qui avait brisé les chaînes de l’espace. Une fois mon ubiquité terrestre absolue, la suite n’en était que la conséquence naturelle : il me fallait partir dans les étoiles, et continuer ma progression.

D’une main, je suis devenu ces milliers, puis millions de morceaux semés comme on sèmerait le blé, ces petits bouts de corps qui communiquent à travers la galaxie. Certains pourraient dire que je suis mort en chemin, et qu’un être nouveau est arrivé, total, omniprésent. Cependant, je sais, moi, que ce n’est pas le cas. Je suis toujours moi, ce corps douloureux, dans ce lit d’hôpital, et moi, ce corps de métal confus, dans la salle d’expérience. Je suis toujours moi, un corps modulaire, moi, un corps multiple, moi, un corps éclaté, un corps connecté, un corps fusionné à l’univers.

Ainsi, je suis devenu les cieux, ma transformation est complète. Cependant, il arrive que dans mon immensité, je regrette de ne pouvoir retrouver cette sensation unique, cette sensation pourtant archivée mais que je ne parviens pas à revivre : celle de lever les yeux vers les étoiles, et de sentir le vertige de l’immensité.

 

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